Le tournant manqué de l’Arménie

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Florence Mardirossian*, experte des processus de transition du Caucase du sud, de l’Asie centrale et du sud de la Méditerranée, ausculte la société civile arménienne et pointe son manque de relais. Un travail qui permet d’éclairer aussi ce qui se passe un peu plus à l’Est, en Ukraine.

Mathilde Goanec : Florence Mardirossianpouvez-vous nous donner votre sentiment sur les mouvements de contestation qui se sont déroulés en Arménie ces dernières années ?

Florence Mardirossian : Pour moi, il faut partir des élections présidentielles de 2008. De ce point de vue, le titre du film de Tigran Paskevichyan,  Le printemps perdu de l’Arménie, est une bonne formule car il illustre tout à fait ce qui s’est passé : en février, face aux résultats de cette élection, un mouvement massif de contestation se met en place. Les gens viennent des quatre coins du pays pour dire leur profond désaccord. Or le pouvoir fait tirer sur les manifestants et il y a dix morts dont deux policiers. Levon Ter-Petrossian, premier président de l’Arménie post-soviétique (privé de second tour, ndlr), a appelé les gens à rentrer chez eux devant ces drames, et cela a stoppé net le mouvement populaire. Par ailleurs, il n’y a pas eu d’écho à la mesure ni du côté de la diaspora ni de celui de la communauté internationale.

MG : Pourtant l’Arménie est dotée d’une forte diaspora qui aurait pu relayer et soutenir ce mouvement ?

FM : Oui, mais cette diaspora est très spécifique. Elle est, si l’on schématise, divisée entre les rescapés du génocide de 1915 et leurs descendants, qui tous ne ressentent pas de lien direct avec la République d’Arménie actuelle, et une diaspora jeune qui a quitté le pays ou la région du Caucase du sud (Arménie, Géorgie, Azebaïdjan) pour chercher un avenir meilleur. Ces deux composantes ne vont pas forcément dans le même sens. Et puis souvenons-nous que l’Arménie est un pays en guerre, un pays sous blocus depuis des années. Il y a ce conflit qui dure avec l’Azerbaïdjan autour du Haut-Karabagh et la frontière côté turque fermée. Ce n’est pas anodin. Il est aisé, dans ce contexte, de  reléguer ces questions au second plan, au nom des intérêts stratégiques du pays.

MG : Il n’y a pas eu non plus d’écho au sein de la communauté internationale ?

Non, ou très peu. Il faut savoir qu’une plainte a été déposée suite à ces morts auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et qu’elle n’a toujours pas été traitée. Il n’y a eu aucune sanction contre les autorités qui ont tiré sur leur peuple, c’est édifiant. Pour moi, il y a donc bien eu un tournant, mais il a été manqué. Depuis, c’est business as usual, les élections se suivent, adoubées par  la communauté internationale. Alors que la dépression du peuple s’amplifie, et ceci se mesure aisément lorsque l’on voit le nombre incroyable de gens qui quittent le pays.

MG : Il y a néanmoins eu un frémissement dans la société civile, comment cela se traduit-il aujourd’hui ?

FM : C’est plus qu’un frémissement. Et on l’a vu notamment avec l’apparition de mouvements de type environnementaux qui ont mené des combats pour la préservation d’un parc au centre-ville de Yerevan, par exemple. Les autorités ont dû céder. L’an dernier, trois médecins militaires ont été attaqués par le garde du corps d’un député dans un restaurant, et l’un d’entre eux est mort. Le député a été forcé de démissionner… Donc les choses bougent un peu. Et cette tendance à l’ouverture des régimes est commune à tout le sud-Caucase.

MG : Est-ce que cette société civile arménienne a une particularité dans l’espace post-soviétique ?

FM : Contrairement aux organisations de la société civile d’autres pays de l’espace post-soviétique, les organisations arméniennes sont peu financées. La société civile arménienne est principalement constituée de mouvements spontanés et caractérisée par sa « non-institutionalisation », encore une fois par rapport a celle d’autres pays de l’ex-URSS, notamment ceux qui ont connu une révolution de couleur dans les années 2000, comme la Géorgie ou l’Ukraine. Ce qui est intéressant, c’est qu’en septembre 2013, le président actuel, Serge Sargsyan, décide, bien avant Viktor Ianoukovitch, de ne pas signer l’accord d’association avec l’Europe, mais plutôt de se tourner vers une union douanière avec la Russie. Pas un mot ou presque de l’étranger. C’est arrivé soudainement, comme un cheveu sur la soupe. Il y a eu des manifestations, mais pas un mot dans la presse internationale! L’Ukraine fait la même chose et c’est l’ordre du monde qui est bouleversé… C’est donc passé comme une lettre à la poste en Arménie. On a fait comme si tout était déjà joué avec les Russes. Je ne suis pas là pour contester les choix géostratégiques de l’Arménie, mais c’est ce qui est sûr, c’est qu’on laisse le peuple arménien seul avec ses revendications face à un régime composé majoritairement d’oligarques.

MG : Les grandes puissances font donc partie de l’équation, au-delà des mouvements populaires et de la faculté de mobilisation des sociétés civiles ?

FM : Au regard de ce qui se passe en ce moment en Ex-URSS, mais aussi dans le sud de la Méditerranée, je ne peux qu’être d’accord avec Pascal Boniface quand il dit que nous sommes « à l’ère des peuples »… Donc oui, désormais les peuples ont voix au chapitre, mais une fois que les peuples se révoltent, les acteurs classiques rentrent en jeu et reprennent leurs droits. Pour les grandes puissances occidentales, un petit pays comme l’Arménie, enclavé, sans accès à la mer, doté de peu de richesses, ne représente pas suffisamment d’intérêt en terme géostratégique pour l’Occident, d’autant plus que le pays est considéré comme acquis à la Russie. Le parallèle avec l’Ukraine est de ce point de vue saisissant. 

 

* Florence Mardirossian est experte de l’espace post-soviétique, notamment auprès du Représentant spécial de l’Union européenne en Asie centrale et pour la crise en Géorgie. Elle est également co-fondatrice du tout nouveau think-tank GEOPOLE EUROPE basé a Paris et qui regroupe experts, chercheurs et journalistes internationaux, spécialistes des voisinages oriental et méditerranéen de l’UE.  De retour d’Ukraine avec Régis Genté , où il se sont rendus pour suivre notamment le référendum du 16 mars dernier sur le statut de la Crimée, Florence Mardirossian et ce dernier participeront à une série de conférence sur les relations UE-Russie mardi 1er avril à l’Institut des droits de l’homme de Lyon et mercredi 2 avril au Parlement européen à Bruxelles.

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec est journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir, collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI et la RSR. Basée aujourd’hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Libération, Médiapart, Syndicalisme Hebdo, Le journal des enfants etc… Elle coordonne également le pôle Eurasie de Grotius International, Géopolitiques de l’humanitaire.

Mathilde Goanec

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