Caucase : après la guerre, les Jeux

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Dans son livre Poutine et le Caucase, qui vient de paraître en France, le journaliste Régis Genté, spécialiste de l’ex-URSS, revient sur la relation toute particulière qu’entretient le chef d’Etat russe et ce territoire tourmenté, « couloir » des grands empires depuis des siècles. A quelques jours de l’ouverture des Jeux Olympiques à Sotchi, en plein Caucase donc, Vladimir Poutine scelle sur la scène internationale un processus de reconquête engagé depuis son arrivée au pouvoir, il y a quatorze ans.

Mathilde Goannec : La thèse de ce livre tient sur le fait que Vladimir Poutine doit en grande partie son ascension et son maintien au pouvoir grâce à son action dans le Caucase. Cela dit bien des choses sur son cynisme mais aussi sur son flair politique… Comment en a t-il fait un acte déterminant de sa politique, pour le meilleur et pour le pire?

Régis Genté : Quand j’ai entamé ce livre, sans vouloir faire du « caucasocentrisme » car je m’en méfie, je me suis rendu compte que le Caucase avait effectivement joué un rôle capital pour Poutine. C’est même lui qui le dit. Quand on lit ses biographies, il parle de sa « mission historique ». Il arrive au pouvoir en 1999 pour régler la question caucasienne, et relance de fait la guerre en Tchétchénie. A vrai dire, la guerre avait été décidée avant ça par Elstine et ses proches. Il n’empêche que c’est lui qui va faire le « sale boulot ». Il va donc mener une vraie manipulation des questions caucasiennes, ce qui va lui permettre de se poser en garant de la grandeur de la Russie.

Même si la guerre va servir les intérêts du clan Elstine, qui l’a désigné comme son successeur, Vladimir Poutine va totalement se saisir de cette opportunité et de cette rhétorique pour asseoir son pouvoir et sa légitimité…
Absolument. Et on parle bien de rhétorique car il s’empare de la menace du terrorisme international dont il sait qu’elle a de l’écho au niveau international pour mener cette guerre. Cet élément-là fait partie du jeu bien sûr mais la question porte surtout sur le fait que les peuples du Caucase n’ont jamais totalement accepté le joug colonial. Sur la scène internationale, Vladimir Poutine arrive avec l’image d’un tueur, précédé par les faits de violences et la brutalité inouïe de la deuxième guerre de Tchétchénie. Mais c’est « sa » guerre, et il a toujours légitimé toutes ces violences.

MG : Ce lien originel avec la région ne le plombe t-il pas aussi d’une certaine manière?

RG : Il a joué avec les attentats du 11 septembre 2001 la carte du combat commun contre le terrorisme mais ça n’a jamais vraiment bien pris. Pendant la guerre en Géorgie en 2008, il a également tenté de se poser en libérateur des peuples mais il est assez clair qu’il fait de la pure politique. Donc cette légitimité est réelle mais entachée. Avec les JO de Sotchi, il veut enfin faire valider cette politique caucasienne par la communauté internationale. Avec toujours cette vieille idée russe de vouloir la reconnaissance de l’occident… Mais pour ça, il faut que les présidents soient là, qu’Obama et Merkel soient là. Ce qui ne sera pas le cas, car ils devraient bouder ces Jeux.

Avec les JO, il met en lumière Sotchi et la capacité de la Russie à organiser des jeux planétaires mais aussi le Caucase et son instabilité, les errements de l’histoire, la corruption etc… N’est-ce pas à double tranchant?
Oui c’est un jeux dangereux mais pour la grande politique, c’est souvent l’image générale qui compte. Les jeux ont lieu tout près de l’Abkhazie donc c’est une forme d’acceptation du fait que la Russie puisse jouer avec les frontières comme elle l’entend. A ce titre, l’arrivée de la flamme olympique à Moscou, portée par un pilote de chasse vétéran de la guerre en Géorgie, n’a rien d’anecdotique.

Nous savons qu’une large partie de la population et de la classe politique russe ne voient l’Ukraine que comme une prolongation naturelle de la Russie, que ce soit par la proximité linguistique ou culturelle. A ce titre, ils ne comprennent pas que l’Ukraine puisse vouloir d’un destin indépendant. C’est bien autre chose qui se joue dans le Caucase…
C’est un attachement de nature tout a fait différent effectivement. La Russie a toujours voulu avoir son « orient » à elle. Pas son « même », mais son « autre »… Et la Géorgie par exemple, dans la littérature russe, même si elle est chrétienne et orthodoxe, est considérée comme une petite Asie. Si on revient dans la période moderne, je repense à la guerre de 2008, et c’est encore de l’occident dont il a été question. Via la Géorgie, Poutine a dit au monde : Ne prenez plus de décisions sans nous, au Kosovo, en Serbie etc… La Russie s’est servi du Caucase comme d’un marche pied, pour finalement reconquérir l’occident. De la guerre de Géorgie au dossier syrien il y a d’ailleurs une véritable continuité puisque l’idée est de remettre la Russie sur la scène internationale. En 2008, les géorgiens ont certainement fait des erreurs mais les russes voulaient cette guerre. Avec Obama, les Etats-Unis sortent du Caucase et cela aura très certainement un impact à long terme.

MG : La« pacification » de la Tchétchénie, vous y revenez souvent mais vous n’avez pas l’air de vraiment y croire…

RG : Je ne dis pas que Ramzan Kadyrov (le président actuel de la Tchétchénie) attend son heure pour se révolter. Mais son pedigree familial et politique ainsi que son appartenance à l’idéologie portée par le mystique soufi Kounta-Hadji, qui prônait au 19e un pacifisme de régénération du peuple, donne l’impression que les feux peuvent reprendre. Kadyrov est un personnage, une vraie personnalité mais il tient la baraque tant bien que mal par la violence, et c’est l’argent qui fait marcher le tout. Imaginons que le prix du baril de pétrole s’effondre, que Moscou ne soit plus capable d’arroser les républiques caucasiennes, et ça deviendra encore plus compliqué. Le vivre ensemble est loin d’être acquis. C’est donc une « pax poutina » très fragile.

MG : Vous parlez de « gouvernance coloniale » de Moscou sur les républiques du Caucase. Quel type de colonialisme, sauf celui de l’allégeance de chefs achetés?

RG : C’est un colonialisme bizarre, c’est vrai, parce que le colonialisme classique revient à s’emparer d’une terre qui produit plein de choses et d’exploiter la population. Ce n’est pas le cas au Caucase car au moment de la conquête il y a deux siècles, on ne savait même pas qu’il y avait du gaz et du pétrole dans les sous-sols. Je crois qu’il faut plutôt la replacer dans des guerres et des stratégies d’influences, de positionnement. Le Caucase a aussi fait partie de ce fameux « Grand jeu » dont parle Rudyard Kipling… Mais aujourd’hui, c’est un fardeau qui rapporte peu et coûte cher.

Cela coûte cher aussi électoralement car ce poids financier de la politique dans le Caucase nord est un thème qui mobilise l’opposition en Russie.
Vladimir Poutine se fait attaquer là-dessus c’est d’ailleurs une des grande fragilité de l’homme : Il a de la peine a tenir son empire, débordé par sa droite qui est moins intéressée par la main mise sur le Caucase que par la défense d’une Russie slave et blanche.

MG : Quels sont les risques de ce double discours, entre une Russie slave, de plus en plus marquée par un retour à l’orthodoxie et cette revendication d’un territoire multiconfessionnel et multi-ethnique?

RG : Cela en devient presque schizophrénique. Poutine n’a pas l’air raciste, ne dit rien de raciste et en même temps il y a nombreux problèmes ethniques dans son pays, des pogroms, des meurtres d’africains, de centrasiatiques ou de caucasiens… Toute la classe politique est silencieuse à ce sujet, quand bien même les victimes seraient citoyennes de la Fédération de Russie.

 

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec est journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir, collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI et la RSR. Basée aujourd’hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Libération, Médiapart, Syndicalisme Hebdo, Le journal des enfants etc… Elle coordonne également le pôle Eurasie de Grotius International, Géopolitiques de l’humanitaire.

Mathilde Goanec

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