Organisations humanitaires et forces armées…

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Par le Général (2S) JC Thomann

Engagées depuis plusieurs décennies dans la gestion des crises un peu partout dans le monde, nos forces armées agissent toujours dans un environnement complexe, caractérisé par la multiplicité des intervenants ou acteurs, internationaux et locaux, parmi lesquels les organisations humanitaires jouent un rôle qui n’est jamais négligeable. C’est pourquoi il convient de réfléchir aux modalités de l’articulation entre action militaire et action humanitaire qui concourent, chacune dans leur domaine et à des degrés divers, à la résolution de ces crises.

Cette question est d’autant plus d’actualité que la doctrine d’emploi de nos forces armées a fortement évolué depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin concomitante de la guerre froide : au concept d’affrontement linéaire et massif, qui a caractérisé aussi bien la 2° Guerre mondiale que la relation Pacte de Varsovie – Alliance Atlantique, a succédé une logique d’opérations de préservation, maintien ou rétablissement de la paix, pour lesquelles l’engagement de forces n’est qu’un des éléments, parmi beaucoup d’autres, du retour à la normalité dans les régions concernées.

Si les forces françaises ont parfois joué un rôle de précurseur dans cette évolution doctrinale du fait de leur expérience coloniale où le soldat intervenait dans de nombreux champs de l’action civile, il est intéressant de noter la conversion récente des forces américaines à des modes d’action privilégiant la conquête « des cœurs » sur ceux de l’emploi brutal et sans nuance de la force qui caractérise les opérations de guerre au sens antérieur de ce terme. L’accent mis désormais par toutes les armées occidentales sur le nécessaire ralliement des populations locales aux finalités de l’intervention armée ne peut que conduire à une implication grandissante des forces dans le champ de l’action civile, y compris dans le domaine de l’action humanitaire puisque celle-ci est incontestablement un vecteur privilégié de cette « conquête des cœurs ».

Or l’expérience acquise ces dernières années montre qu’il n’est pas toujours aisé de faire cohabiter, et surtout coopérer, acteurs militaires et acteurs humanitaires bien qu’ils soient de facto engagés dans une démarche globale ayant la même finalité ultime, la paix et la normalité. Si la coopération entre ces acteurs est relativement facilitée lorsqu’ils relèvent tous deux d’autorités étatiques ou internationales, il n’en va pas de même quand il s’agit, pour la composante humanitaire, d’organisations non gouvernementales soucieuses par principe d’échapper soit à la tutelle des forces d’intervention soit à l’assimilation de leur action spécifique à celle de ces forces.

Avant d’examiner cette problématique de la relation entre forces armées et organisations humanitaires non gouvernementales, il paraît nécessaire de préciser quel est le positionnement général, doctrinal et pratique, des forces armées vis-à-vis de l’action humanitaire.

En premier lieu, il convient de rappeler que, par destination, les forces armées sont organisées et équipées pour agir dans les contextes les plus difficiles et exigeants, ce qui bien sûr leur confère une certaine aptitude matérielle à intervenir dans le champ de l’humanitaire de « crise ». Riches en systèmes de communication et d’information, en moyens de mobilité tous terrains, en capacités logistiques leur garantissant une grande autonomie, les forces sont un outil régalien que les autorités politiques sont toujours enclines à utiliser pour faire face à des situations de catastrophe ou d’urgence humanitaire.

En France, la Sécurité Civile, sous la tutelle du ministère de l’Intérieur tout comme la Gendarmerie, est en fait organisée militairement et son ossature est fournie par du personnel détaché des armées. Les forces armées proprement dites n’interviennent donc souvent qu’en complément et en renforcement de l’action de la Sécurité Civile, lorsque les moyens spécialisés de celle-ci ne suffisent pas à faire face à l’urgence. Il s’agit alors d’utiliser un réservoir de moyens, humains et matériels, disponibles dans les forces armées et pouvant avoir un emploi dual. Ces engagements relèvent de la catégorie des « opérations humanitaires », que leur conduite soit assurée par des autorités civiles- ce qui est le cas général- ou confiée au commandement militaire.

Différente est l’action à vocation humanitaire qui peut être conduite par les forces armées dans le cadre d’une intervention militaire, en général internationale, dans une zone de crise globale plus ou moins aiguë. Il s’agit alors, pour les forces, d’une action « annexe », qui a pour objet premier de concourir à la satisfaction d’un mandat général de préservation, de rétablissement ou d’imposition de la paix dans une zone de conflits. A cette fin et pour concevoir et organiser cette action, les états-majors opérationnels disposent d’un bureau spécifique, celui de l’action civilo-militaire (ACM), qui a pour mission de traiter de toutes les relations entre forces et environnement civil, dont la composante humanitaire n’est, il faut le souligner, qu’un des éléments.

Pour les militaires, dans ce cadre d’action additionnelle aux actions qui relèvent de la sécurité, qui est leur mission première et toujours principale, l’engagement « humanitaire » répond à des principes de base clairement définis dans le corpus doctrinal. Ainsi les actions humanitaires ne doivent pas constituer un « frein »à l’action militaire proprement dite et l’engagement de moyens à cet effet est toujours secondaire par rapport à l’engagement des moyens nécessaires pour les tâches de sécurité.

De ce fait, la disponibilité des forces à prendre en charge des actions humanitaires est éminemment variable selon les théâtres d’opération, selon le moment ou la phase de gestion de la crise et selon le niveau de forces engagées : il dépend donc beaucoup du contexte sécuritaire en lui-même, mais aussi de « l’intérêt » qu’il peut représenter pour les forces dans le cadre de l’atteinte de leurs objectifs.

Il peut en effet concourir, par la nature du contact qu’il permet avec les populations, à obtenir des informations fort utiles, ou encore à éviter que les forces ne soient perçues comme une armée d’occupation, si leur présence se prolonge. Il peut aussi contribuer à renforcer le moral du soldat, par les actions gratifiantes qu’il induit moralement et psychologiquement, et aussi, plus largement, renforcer la légitimité de l’intervention militaire, en particulier ci celle-ci n’est pas indiscutablement établie, que ce soit aux yeux des autochtones ou des opinions publiques.

On voit donc bien que si les considérations éthiques ne sont certes pas absentes dans l’engagement des forces dans les actions humanitaires, celles-ci sont, d’un point de vue plus global, un moyen de contribuer à la réalisation de l’objectif sécuritaire et non une fin en soi. De ce fait, elles se distinguent nettement dans leurs fondements de l’action conduite par les ONG humanitaires.

Le concept de « Provincial Reconstruction Teams »

Les évolutions stratégiques et tactiques évoquées précédemment (la « conquête des cœurs ») sont-elles de nature à modifier cette approche de la gestion de l’humanitaire par les forces armées ? La réponse est négative, dans la mesure où la mission sécuritaire ne peut que rester la priorité absolue pour l’outil militaire, dont c’est la vocation première.

Mais il est vraisemblable, au vu des expériences en cours tant en Irak qu’en Afghanistan, que la globalisation de la démarche de retour à la normalité sera encore renforcée et conduira donc les autorités militaires opérationnelles à s’immiscer toujours plus dans tous les champs de l’action civile et donc dans celui de l’humanitaire, avec une volonté croissante de fédérer les efforts de l’ensemble des acteurs de l’intervention internationale.

Ce phénomène peut déjà être observé avec la mise en oeuvre ces dernières années en Afghanistan du concept de « Provincial Reconstruction Teams » (PRT). Ces équipes régionales, constituées d’experts civils et militaires aux ordres du commandement, ont pour but de favoriser le rétablissement de la normalité institutionnelle et économique dans leur zone d’action en parallèle et en accompagnement de l’action sécuritaire des unités agissant dans la même zone. Cette évolution, sans doute inéluctable, pose avec une acuité nouvelle la question de la relation entre forces armées et ONG humanitaires dans les zones d’intervention internationale.

« Subordination » des ONG aux autorités militaires…

Cette relation, qui fait désormais l’objet de nombreuses réflexions et études dans des cercles très divers, étatiques, universitaires ou économiques, ainsi qu’au sein même des armées et des ONG, présente un certain nombre « d’aspérités »qu’il est nécessaire de bien comprendre si l’on veut en limiter les effets induits potentiellement négatifs au regard de la finalité humanitaire au sens large, qui consiste, selon le mot d’André Glucksmann, à mettre un terme aux situations « inhumaines ».

Une première occurrence de difficulté est la possibilité, voire la probabilité, de conflit ou pour le moins de contradiction pouvant survenir de la cohabitation de la logique humanitaire et de la logique opérationnelle militaire dans une même zone d’engagement.

En effet, comme on l’a vu précédemment, si les évolutions doctrinales conduisent les forces armées à accorder une importance croissante aux facteurs d’ordre humanitaire, il n’en reste pas moins que leur mission première est d’assurer la sécurité et le retour à l’ordre public, s’il le faut par la contrainte : pour elles, l’action humanitaire ne peut être que seconde même si elle peut jouer un rôle important dans la poursuite de leur objectif.

Elles auront donc tendance, en particulier dans les zones où la sécurité n’est pas assurée, à édicter et imposer des règles et contraintes que les ONG, voire parfois les organisations humanitaires gouvernementales, n’accepteront que difficilement ou tenteront soit de contourner soit d’ignorer au nom de leur finalité, ce qui ne peut manquer de générer des difficultés relationnelles avec ces autorités militaires, voire conduire à des antagonismes ouverts préjudiciables au principe d’unité des efforts des acteurs de l’intervention internationale et à l’image qu’ils doivent donner de leur action aux autorités et populations locales.

Ainsi, si on ne peut, dans ce cadre, raisonnablement parler de « subordination » des ONG aux autorités militaires dans certains contextes non sécurisés, il n’en reste pas moins que la liberté d’action des ONG peut être plus ou moins temporairement limitée au nom de la responsabilité dont sont investies les forces armées. Ceci met en évidence la nécessité d’une certaine concertation, voire coopération, entre forces et ONG, ne serait-ce que, par le canal d’une information aussi transparente que possible, pour pouvoir informer « pédagogiquement » les ONG des restrictions de leur liberté d’action qu’elles doivent comprendre et consentir.

Une autre source de difficulté est celle d’un éventuel « contrôle »de la fiabilité et de la crédibilité des ONG, qui peuvent être des « faux nez »d’organisations ne relevant pas en fait des idéaux et références communément admis pour la sphère de l’humanitaire. Se pose ainsi la question d’une forme d’accréditation des multiples ONG, de toute dimension et nature, qui s’engagent à divers titres dans les zones de crise.

La tradition française de l’humanitaire exclut par principe cette notion de contrôle au nom de la totale liberté d’action et de la « neutralité » que revendiquent nos ONG, héritières dans ce domaine des principes d’impartialité érigés en dogme par la Croix Rouge Internationale. L’affaire de « L’Arche de Noé » au Tchad, dans le cadre du conflit du Darfour, a mis en évidence les risques qu’implique une absence de contrôle tant pour la crédibilité de l’action internationale que pour l’endossement par une nation d’actes délictueux relevant du pénal commis par des irresponsables ou d’authentiques manipulateurs.

Mais, outre toutes les réserves , réticences, voire oppositions, que peut susciter dans les ONG le principe même d’accréditation préalable, il convient de relever la très grande difficulté qu’il y aurait à mettre sur pied un organisme international, unanimement reconnu et accepté, qui serait chargé de « dire le droit » pour les ONG et de les autoriser à s’engager dans une zone de crise…

Les forces armées participant à une opération internationale de gestion de crise devront donc continuer à gérer empiriquement cette problématique dans leur relation avec les ONG, en veillant autant que faire se peut à distinguer entre le bon grain et l’ivraie, au moins pour ce qui est des facilitations ou protections qu’elles peuvent accorder aux ONG dans les zones d’insécurité. Cette veille ne doit par ailleurs pas être perçue par ses destinataires comme une surveillance étroite de leurs activités et exige donc un certain doigté de la part des autorités militaires opérationnelles.

Confusion des rôles

Un autre sujet de débat est le risque, souvent évoqué, de « confusion des rôles »que peut générer une implication forte des forces armées dans le champ de l’humanitaire. Ce risque est d’autant plus élevé que, d’une part, ces forces sont souvent sollicitées pour des actions relevant quasi exclusivement de l’intervention humanitaire, et que, d’autre part, nombre d’opérations récentes ont été placées sous le signe de la cause humanitaire, que ce soit sous la pression des opinions publiques ou plus prosaïquement pour conférer une légitimité renforcée à un engagement militaire pouvant être discuté quant à ses finalités et principes.

Dans ce contexte, les ONG doivent prendre conscience de ce qu’elles ne sont pas en situation de monopole et ne sont donc qu’un des acteurs parmi d’autres de l’intervention humanitaire. Là encore apparaît l’intérêt d’une certaine coordination des actions entre tous les acteurs de l’humanitaire dont les forces armées, voire, si les circonstances sont favorables, d’une certaine coopération, d’autant plus délicate à établir que les ONG craignent en général qu’elle se traduise par une plus ou moins forte prise de contrôle de leurs activités par les forces armées.

La recherche d’efficacité de l’action internationale milite bien entendu pour une telle coordination – coopération, mais celle-ci ne va pas sans effets pervers : le principal d’entre eux est l’assimilation des ONG aux forces des pays dont elles sont issues par les populations locales et surtout par les mouvements s’opposant à l’intervention internationale.

On fait là face à un certain paradoxe: plus les ONG, au nom de l’efficacité et /ou de leur sécurité, acceptent de travailler en coordination avec les forces armées, plus elles sont identifiées comme des compléments de ces forces et à ce titre plus elles deviennent des cibles privilégiées, compte tenu de leur vulnérabilité, pour ceux qui combattent ces forces.

Il est donc difficile pour les ONG de trouver le bon « positionnement » vis-à-vis des forces armées, la sécurité de leurs personnels pouvant être tout aussi bien engagée par un refus de coopération avec ces forces que par une coopération trop affichée ou perçue comme telle par le milieu local. Mais ce débat n’est-il pas désormais vain, dans la mesure où on constate que, dans certaines régions du monde, les ONG d’origine occidentale, et ce quelle que soit leur attitude, sont de plus en plus considérées comme des appendices des interventions occidentales et ne peuvent se défaire de cette « image de marque »qui les lie, volens nolens, aux contingents de forces occidentaux ?

Un « long fleuve tranquille »…

Les « aspérités » évoquées suffisent à mettre en évidence que la relation forces armées-ONG dans une zone de crise ne peut pas être un « long fleuve tranquille » et nécessite de part et d’autre une capacité de compréhension mutuelle que seul un dialogue approfondi autorise. Dans ce dialogue, un élément à privilégier est l’échange d’informations, même si celui-ci est, du point de vue des ONG, potentiellement à risque.

En effet, les ONG peuvent s’inquiéter d’éventuelles dérives qui feraient d’elles non pas des acteurs humanitaires « indépendants » mais des auxiliaires plus ou moins manipulés par les forces armées.

Toutefois, elles sont en général dépositaires d’un très important savoir, d’un capital de connaissances accumulées sur le terrain, qui est particulièrement précieux pour des forces agissant conjoncturellement dans des régions où les ONG oeuvrent parfois sur un très long terme. Ce capital est le plus souvent peu exploité, du fait des relations a minima entretenues par les ONG avec les forces, pour les raisons évoquées précédemment.

Pour la France, ses forces et ses ONG, une amélioration de cette situation pourrait provenir d’une meilleure relation en amont des engagements, avec l’organisation d’un recueil systématique et systémique de l’expérience acquise par les ONG à leur retour d’opération, dans le cadre d’une instance de concertation et d’information réciproque Affaires Etrangères -Défense – ONG qui reste à créer.

Cette instance pourrait par ailleurs favoriser une meilleure anticipation pour la gestion des crises, par le biais d’une planification conjointe des actions relevant du champ global de l’humanitaire, s’ajoutant à l’échange d’informations disponibles sur les régions à risque et susceptibles de nécessiter un engagement.

En conclusion, la complexité des interventions multinationales, la diversité culturelle de leurs acteurs, le caractère toujours conjoncturel et éminemment variable des situations rencontrées, rendent difficile l’établissement d’un référentiel indiscutable pour présider aux relations entre forces armées et ONG, dans leur intérêt et celui de l’action menée par la communauté internationale.

Mais face aux évolutions en cours -finalité et modes d’action militaires, image de marque des ONG, en particulier-, la réflexion doit être poursuivie et l’effort porté dans un premier temps, et concernant notre pays, sur l’instauration d’un véritable dialogue entre forces armées et ONG en amont des engagements. Celui-ci est d’autant plus nécessaire que la Politique Européenne de Défense et de Sécurité affirme que l’Europe doit, dans ses interventions au profit de la communauté internationale dans les zones de crise, combiner action militaire et action civile, l’une ne pouvant être dissociée de l’autre compte tenu de la « vision » européenne d’un monde plus sûr et meilleur.

A cette fin, l’Union Européenne dispose désormais d’un état-major civilo-militaire apte à assurer la nécessaire coordination entre acteurs militaires et acteurs civils de l’UE. Il est donc urgent pour les acteurs français de s’inscrire dans cette démarche globale porteuse d’avenir.

Le Général (2S) JC Thomann a été adjoint au général commandant la KFOR.

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La rédaction de Grotius International.

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