Dans l’histoire populaire américaine, Clara Barton joue le rôle d’une super-héroïne: elle est « l’ange du champ de bataille » qui aida les soldats blessés pendant la Guerre de Sécession (1861-1865). Elle est devenue aussi « sainte patronne » de la Croix Rouge américaine, quelle fonda en 1881. Mais Clara Barton, et surtout son influence sur le mouvement mondial humanitaire, restent mal connues hors des États-Unis.
Née en 1821 dans le village de North Oxford, Massachusetts, elle fut la cadette de cinq enfants. Son père, ancien capitaine de l’armée Américaine, lui enseigna les valeurs militaires et lui donna le goût de l’aventure. Ses frères ainés achevèrent son éducation de « garçon manqué », hors des restrictions sociales dans lesquelles étaient confinées la plupart des femmes au XIXème siècle. Ses parents, membres de l’église Universaliste, (qui accordait « même » aux Musulmans, aux Païens, et aux Juifs, le salut après la mort) avaient rejeté l’orthodoxie puritaine américaine et cet œcuménisme se verraient plus tard dans les adaptations par Barton des principes humanitaires, voir œcuméniques, de la Croix Rouge.
Apres avoir enseigné dans les écoles à Massachusetts et à New Jersey, Barton devint fonctionnaire. Elle fut la première femme à travailler dans le bureau des brevets du gouvernement à Washington. En Avril 1861, quand la Guerre de Sécession éclata et que les soldats arrivèrent en ville, pour la protéger contre une attaque des Sécessionnistes, Barton, avec quelques autres femmes, les approvisionnèrent.
En Août 1862, avec l’afflux important de blessés et de malades, Barton réussit à faire admettre l’idée de la présence des femmes sur les champs de bataille comme bénévoles. Par ailleurs, elle se distingua pour son courage car elle allait porter secours directement aux blessés sur le théâtre des opérations, sans attendre leur admission dans les hôpitaux. Après la guerre, elle parcourut les Etats-Unis pour faire partager ses aventures de guerre lors de conférences.
Dans celles-ci, la guerre se transformait en expérience de souffrance individuelle. Parmi les soldats qu’elle avait soignés, elle avait reconnu d’anciens élèves, un membres de son village natal… Elle regardait chaque soldat blessé comme le fils, le frère, ou le mari de quelqu’un, et non pas simplement comme un combattant. Bien que Barton fût partisane de l’armée fédérale dans cette guerre intestine, un esprit humanitaire imprégnait ses histoires.
Cet esprit humanitaire va se dégager pleinement pendant la guerre franco-allemande. En 1868, elle rencontra en Suisse le Dr. Louis Appia, un des cinq fondateurs du Comité International de La Croix Rouge (CICR). Ce fut la première fois qu’elle prit conscience de l’existence du mouvement de la Croix Rouge et de la Convention de Genève. Pendant la guerre franco-allemand en 1870, la Grande-Duchesse de Baden l’invita à Strasbourg pour travailler dans les hôpitaux de guerre. Barton y découvrit que la population civile, isolée à cause du siège de la ville, avait plus besoin de son aide que les hôpitaux.
Elle mit en place un magasin de vêtements où les femmes de la classe ouvrière qui s’étaient retrouvées au chômage durant le siège, pouvaient travailler comme couturières. Les autres moins pauvres, qui avaient perdu leurs effets personnels dans un incendie qui fit rage pendant le siège, pouvaient y acheter des vêtements. C’est le premier exemple du modèle de secours que Barton inventa. Dans ce modèle, les victimes civiles d’une guerre ou d’une catastrophe s’engageaient en s’entraidant, et les femmes y jouaient un rôle central.
Quand Barton revint aux Etats-Unis, elle essaya de fonder une Société de la Croix-Rouge Américaine et de convaincre le gouvernement de signer la Convention de Genève. Malgré son statut de femme, les fondateurs du CICR lui offrirent leur soutien officiel. Il est probable qu’ils la virent comme un cas exceptionnel. En 1883, Gustave Moynier, le président du CICR, déclara que les femmes « seront infiniment précieuses au moment de l’action, lorsqu’il y aura de malheureuses victimes à soulager, » mais que « la direction ne devrait appartenir qu’aux hommes. » En même temps, il écrivit plusieurs lettres à Barton, la conseillant sur une meilleure organisation d’une société de la Croix-Rouge.
Au début, Clara Barton rencontra plusieurs d’obstacles. Le secrétaire du Département d’Etat américain regardait l’Europe comme décadente et par conséquent ne s’intéressait pas du tout aux traités européens comme la Convention de Genève. A l’époque, les Etats-Unis qui ne souhaitaient pas devenir une puissance militaire réduisait les effectifs de l’armée. Après cinq ans de conflit et de destruction réciproque dans laquelle 750,000 personnes moururent, puis douze ans de reconstruction et d’occupation du Sud, les Américains en 1877 étaient fatigués de la guerre. Les batailles asymétriques à l’Ouest, contre les Amérindiens déjà affaiblis par les maladies et la famine, furent les seules dans lesquelles l’armée était engagée. En 1870 et 1880, l’Amérique qui n’imaginait pas qu’elle s’engagerait un jour dans une autre guerre, ne se souciait guère de mettre en place des corps importants de volontaires médicaux pour secourir les soldats blessés.
Barton adapta la Croix-Rouge à ce contexte : La société américaine, en temps de paix, secourait les victimes des grandes catastrophes. Cette société ne fut pas la seule, ni la première société de la Croix-Rouge, à s’engager au secours de victimes de catastrophes. Mais ce fut la seule société à privilégier l’aide à ces victimes, par opposition à l’aide aux soldats blessés. En proposant une société qui aiderait en permanence les victimes des catastrophes partout dans le pays et dans le monde, Barton saisit un moment de solidarité nationale et de réunification après la guerre, et un moment dans l’histoire de l’Occident ou le chaos de l’industrialisation et de l’urbanisation commençait à stimuler la passion pour une organisation systématique.
En même temps, elle lança une campagne de lobbying à Washington pour la ratification de la Convention de Genève – condition préalable à la fondation d’une société de la Croix Rouge selon les fondateurs du CICR. Enfin, en 1881, les ministres du président James Garfield indiquèrent leur intention de ratifier la convention de Genève et commencèrent à convaincre le Sénat de le faire. Dans cet objectif, elle organisa une réunion le 21 mai afin de fonder une société de la Croix-Rouge américaine. En juillet, le président James Garfield fut victime d’un tireur et en septembre il mourut. Barton pensa que tous ses efforts de lobbying étaient perdus. Mais le nouveau président Chester A. Arthur lui assura qu’il honorerait les promesses de Garfield. Le traité fut ratifié par le Sénat et signé par le président le 16 mars 1882.
Pendant plus de seize ans, jusqu’ à la guerre hispano-américaine en 1898, la société de la Croix-Rouge américaine s’occupa uniquement du secours aux victimes de catastrophes. A cette époque, Barton appliqua les principes du mouvement de la Croix-Rouge à ce nouveau contexte.
Le principe d’humanité, sur laquelle Henri Dunant fonda le mouvement, fut facile à adapter du champ de bataille au « champ » de catastrophe. La distribution de dons aux victimes prouva la sympathie du peuple pour la souffrance humaine. L’autre principe central de la convention de Genève, la neutralité, était appliqué seulement à la guerre.
Barton expliqua que la Croix-Rouge devait apporter la même assistance à tout le monde, sans distinction de sexe, de race ou de religion (« [The American Red Cross must be] free from all shadows of sex or race… and must give to the Moslem, the Israelite and the Heathen the same consideration it accords the Christian. » ) .
Cette interprétation nouvelle de la neutralité venait des convictions œcuméniques de Barton. Mais elle reflétait aussi la politique sociale des Etats-Unis à la fin du XIXème siècle: les femmes luttaient pour le droit de voter, les esclaves libérés luttaient contre la violence et la ségrégation raciale, les Amérindiens luttaient contre les efforts des Anglo-Américains pour les repousser dans les réserves, et les groupes d’immigrés Européens luttaient l’un contre l’autre pour l’espace social et pour le pouvoir économique dans les villes industrielles. Le drapeau blanc de la neutralité servirait à protéger une société de la Croix-Rouge contre le danger d’être à la remorque des événements factieux.
Cette nouvelle adaptation du principe de « neutralité » hors de la guerre ressemble au concept d’impartialité, un des quatre principes adoptés par le mouvement de la Croix-Rouge en 1921. Ce principe dit que la Croix-Rouge « ne fait aucune distinction de nationalité, de race, de religion, de condition sociale et d’appartenance politique. Il s’applique seulement à secourir les individus à la mesure de leur souffrance et à subvenir en priorité aux détresses les plus urgents ».
Plus tard, l’impartialité devint l’un des sept principes fondamentaux développés par Jean Pictet, architecte de la Croix-Rouge après la deuxième guerre mondiale. Ces principes –comme ceux d’humanité, de neutralité, d’indépendance, de volontariat, d’unité et d’universalité – furent adoptés en 1965 par le mouvement et le guident encore à présent.Ce n’est pas un hasard si Barton adopta le concept quarante ans avant que le mouvement ne le reconnaisse comme principe fondamental. Pour Barton, il était nécessaire d’ adopter le principe de neutralité, voire d’ impartialité, parce que sa société travaillait avec des populations civiles dans un contexte de luttes intestines.
Enfin, la contribution de Clara Barton au mouvement de la Croix-Rouge fut plus que le secours aux victimes de catastrophes comme mission centrale: elle introduisit le principe de secours « neutre », c’est à dire sans discrimination. Aujourd’hui, c’est encore un idéal non réalisé. Donc, avec son esprit œcuménique et profondément neutre, la fondatrice de la Croix-Rouge américaine et son travail restent pertinents dans les défis du XXIème siècle.
Marian Moser Jones
Elle vient de publier sa thèse sur Clara Barton, fondatrice de la Croix-Rouge américaine.
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