Syrie (Alep), octobre-novembre 2012 – Le titre de cet article est certes provocateur. Mais les mentalités sur le terrain de la révolution syrienne, en ce qui concerne la majorité sunnite du moins, ne cessent d’évoluer, depuis juillet 2012, dans le sens d’une radicalisation progressive où l’Islam et l’islamisme jouent leur rôle de manière de plus en plus prégnante. Et l’Armée syrienne libre (ASL) n’hésite plus, désormais, à s’allier les groupes de combattants salafistes qu’elle dénonçait pourtant il y a trois mois encore comme une menace pour l’avenir de la Syrie.
Lorsque l’ASL, structurée à l’échelle du pays en onze Conseils militaires, commandés par des officiers supérieurs de l’armée régulière syrienne ayant fait défection, a ouvert en juillet dernier les deux fronts majeurs qui devaient entraîner l’effondrement du régime baathiste, ses leaders étaient convaincus que ces opérations, qui témoignaient de l’ampleur de leur potentiel et de leur capacité organisationnelle, débloqueraient l’aide occidentale à leur cause, aide qu’ils espéraient depuis le début de l’insurrection et dont ils ont cruellement besoin.
C’est du moins l’espoir dont nous avaient fait part plusieurs chefs militaires de l’ALS, dont le Colonel Ahmed Jabbal al-Okaïdi, Commandant du Conseil militaire d’Alep, lorsque nous les avions rencontrés dans les jours qui avaient suivi le déclanchement de « la Bataille de libération de la capitale » (Damas), le 17 juillet, et celui de « la Bataille d’Alep », le 20 juillet.
Ces opérations étaient un réel pari pour les révolutionnaires : il s’agissait de tenter le tout pour le tout, en jetant l’ensemble de leurs moyens dans la lutte contre la dictature militaire du président Bashar al-Assad, et de forcer la main aux puissances occidentales, jusqu’alors inertes, et qui semblaient très velléitaires, comme attentistes, à l’égard de la révolution syrienne, dont les combattants avaient cru de bonne foi qu’ils bénéficieraient du même soutien qui avait été immédiatement et massivement accordé quelques mois plus tôt aux opposants libyens à la dictature de Mouammar Kadhafi.
C’était avoir bien mal apprécié les enjeux internationaux relatifs à la Syrie, absolument distincts des intérêts pétroliers et gaziers qui ont motivé l’intervention atlantique en Libye, une intervention en fin de compte franco-britannique, principalement, et que l’on peut sans aucun doute qualifier de guerre néo-coloniale.
Dans le cas syrien, en effet, comme nous l’avions développé précédemment (cf. ‘Griffes de fer à Damas, relents de guerre civile à Beyrouth’), ni les États-Unis, ni les grands États européens, ni même Israël, paradoxalement aux discours officiels, n’ont intérêt au renversement du régime baathiste. Tout au contraire, les troubles qui ébranlent la Syrie bousculent les progrès fragiles réalisés par les uns et les autres dans le contexte délicat de leurs rapports avec l’Iran, qui demeure le pivot des préoccupations régionales.
Aussi, si plusieurs de ces acteurs internationaux trouvent une certaine satisfaction dans l’affaiblissement du pouvoir syrien, qui n’en sera à l’avenir que plus malléable, il n’en reste pas moins qu’ils n’ont aucune volonté de le conduire à sa perte. Ce n’est certainement pas le projet d’Israël, qui chercherait plutôt à maintenir un statu quo qui lui est favorable depuis 1973 et que l’État hébreu ne saurait prendre le risque de remettre en question dans la conjoncture nouvelle et encore incertaine issue du « Printemps arabe ». Tel-Aviv n’ayant rien à redouter des nouveaux pouvoirs arabes, qui ont tous trouvé grâce aux yeux de son grand allié états-unien (le gouvernement du Caire, en particulier) ; D’autant que ces gouvernements sont de moins en moins gênés par les revendications de la rue arabe qui, sur la question palestinienne, semble devenue comme apathique, en dépit même du « Printemps arabe », ce qu’ont encore démontré les tous récents événements, lorsqu’Israël a repris ses raids aériens sur la population civile de Gaza, ce 14 novembre, qui n’ont pas à proprement parler mobilisé les masses.
L’Occident et Israël se sont dès lors réfugiés derrière les vétos des ambassadeurs russe et chinois au Conseil de Sécurité de l’ONU, qui ont verrouillé toute hypothèse d’intervenir directement en Syrie, et aucun n’a engagé aux côtés des rebelles les moyens sur lesquels comptaient ces derniers, pas même de manière clandestine.
Seuls le Qatar et l’Arabie saoudite, qui promeuvent à une échelle régionale un agenda qui leur est propre, basé sur le développement du wahhabisme, dont ils ont largement soutenu les vecteurs politiques en Libye, en Égypte et en Tunisie notamment, ont tenté de s’ingérer sur le théâtre syrien, freinés cependant par leur puissant allié états-unien, dont ils contrarient les intentions à l’égard du président al-Assad, auquel Washington avait réussi à faire accepter un réalignement progressif depuis 2001.
Certains États européens, aux dires du commandement de l’ASL, agiraient même conjointement avec la Russie, dans le cadre de leur politique énergétique. Ce serait notamment le cas de l’Allemagne : Berlin, qui a fait le choix de renoncer complètement au nucléaire, s’est sensiblement rapproché de Moscou, grand pourvoyeur gazier et pétrolier à destination de l’Union européenne. L’Allemagne, dont les intérêts en Syrie sont nuls, n’aurait ainsi aucune intention de contrarier la politique de Vladimir Poutine, qui vise à rendre à la Russie son statut de puissance mondiale et à préserver ce qu’il lui reste d’influence au Moyen-Orient.
Ayant brûlé leurs vaisseaux en s’engageant ouvertement dans la lutte et en mettant ainsi en péril leur propre sécurité et celle de leurs proches, de leur famille, les révolutionnaires syriens sont donc aujourd’hui saisi d’un profond désarroi, tandis que les mois passent et que l’aide attendue n’arrive pas.
Cette aide de l’Occident, voire de l’OTAN, la plupart des rebelles syriens, comme nous l’avons dit plus haut, étaient certains qu’elle leur serait apportée par les démocraties européennes et par les États-Unis. Beaucoup avaient envisagé ce soutien à leur cause comme une évidence et ont dès lors misé sur ce facteur de succès lorsqu’ils avaient pris les armes.
Mais, sept mois après l’insurrection généralisée qui a suivi les promesses trahies du régime et le simulacre électoral de mai 2012, dix-neuf mois après le début des manifestations, les insurgés se rendent compte qu’ils devront faire face seuls à l’arsenal militaire du gouvernement, équipé par la Russie. Les katibas (brigades) de l’ASL, sur le terrain des combats, affrontent les hélicoptères, les tanks et les Migs, armées uniquement de kalachnikovs, de grenades artisanales faites de bouteilles emplies d’herbicide trafiqué, en guise d’explosif, et de quelques lance-roquettes antichars pris à l’armée régulière (depuis quelques semaines, les rebelles disposent de missiles sol-air Sam-7, du type Cobra, dont ils se sont emparés après avoir investi la Base 46 de l’armée, au nord d’Alep ; mais cette prise modeste s’épuisera rapidement et les rebelles concentrent dès lors leurs efforts pour s’emparer des bases aériennes du régime, seul moyen de réduire son potentiel dans la maîtrise du ciel).
À Alep, très précisément, l’approvisionnement en munition est devenu une préoccupation primordiale et est en train de se révéler comme le facteur qui pourrait bien être décisif du sort de la révolution. Ainsi, en juillet 2012, nous avions assisté à la prise de l’arsenal de l’armée régulière à Anadan, au nord d’Alep, opération qui avait permis aux rebelles de s’emparer de milliers de fusils et de cartouches. Mais les réserves se sont peu à peu épuisées, comme nous l’avions constaté lors de notre séjour suivant, à la fin du mois d’août.
Aussi, en septembre, les insurgés avaient-ils mis de gros moyens en hommes pour attaquer la caserne du quartier de Hananou, dans le nord-est d’Alep. Mais l’opération s’est conclue sur un échec : si les katibas de l’organisation Liwa al-Towheed, mouvement rebelle propre à Alep qui combat sous le commandement de l’ASL, avaient réussi à enlever la place, après plusieurs jours d’intenses assauts, immédiatement après le retrait des réguliers, l’aviation du régime avait bombardé la caserne, détruisant plus de 80% des stocks d’armes qui y étaient entreposées.
Abandonnés par les démocraties occidentales desquelles ils attendaient tellement et se sentant profondément trahis par elles et le cynisme de leurs choix au regard de la crise syrienne, les révolutionnaires se tournent donc progressivement vers les seules aides qui leur parviennent, à la fois parce que, se trouvant dos au mur, ils n’ont pas d’autre option, mais aussi, dans maints cas observés, par radicalisation d’un comportement qui se révèle de plus en plus haineux à l’égard de l’Occident et de ses valeurs.
Ainsi, en août, j’avais constaté de nombreux signes de cette « islamisation » de la révolution. J’avais observé un changement sensible dans l’attitude des rebelles, à commencer par celle des médecins et du personnel soignant de l’hôpital Dar al-Shifaa, le principal hôpital tenu par les insurgés d’Alep et où j’étais basé : alors qu’ils ne laissaient apparaître aucun signe de religiosité particulière en juillet encore, quelques semaines plus tard, certains d’entre eux arboraient sur le front un bandeau noir à l’inscription « Il n’y a de Dieu que Dieu », caractéristique des mouvements djihadistes. De même, lorsqu’un blessé succombe, il est maintenant salué par des « Allah Akbar ! » répétés, à l’initiative des médecins.
J’avais interrogé à ce propos les médecins que je connaissais depuis juillet. Ils m’avaient expliqué qu’ils opéraient sans relâche, dans des conditions effroyables (manque de matériel, coupures d’eau et d’électricité…) et en sous-nombre (les représailles exercées par le régime à l’encontre des médecins qui assistent les rebelles et/ou les civils des régions insurgées sont telles que la plupart des praticiens refusent de se compromettre). Du fait de l’afflux croissant de blessés, depuis que le gouvernement avait pris l’option de bombardements réguliers sur les quartiers en rébellion, le personnel était sollicité nuit et jour et les médecins ne prenaient que peu de repos, dormant quelques dizaines de minutes de temps en temps, sur une banquette ou dans un fauteuil. Cinq chirurgiens seulement demeuraient en poste à Dar al-Shifaa, alors que des dizaines de cas graves y arrivaient quotidiennement, certains nécessitant individuellement des opérations de plusieurs heures. La procédure consistait dès lors à « trier » les arrivages : les morts étaient déposés sur le trottoir, devant l’hôpital, et les blessés les plus graves, allongés dans le hall d’entrée, à même le sol, seuls les blessés susceptibles d’être sauvés accédant aux salles d’opération. Et la conjoncture n’a cessé d’empirer dans les mois qui ont suivi, du fait de l’intensification des bombardements et de l’accroissement de l’afflux de blessés qui en résultait, mais aussi du fait de la destruction partielle de l’hôpital, pris pour cible à plusieurs reprises par les hélicoptères de combat.
Or, l’équipe médicale de Dar al-Shifaa n’a reçu ni aide humanitaire, ni aucune forme de soutien de la part de la Communauté internationale, pas plus que les combattants.
Par contre, ils en ont reçu de groupes islamistes : à nouveau bombardé en septembre et octobre, l’hôpital Dar al-Shifaa (qui a été complètement détruit en novembre et est à présent abandonné), trop exposé, ne servait plus qu’en tant que dispensaire d’urgence, lorsque je m’y suis à nouveau rendu, en octobre et novembre. L’équipe médicale originelle avait été divisée et réaffectée à plusieurs dispensaires de fortune, tandis que l’hôpital Dar al-Shifaa était géré par une nouvelle équipe de médecins, des barbus qui opéraient kalachnikov en bandoulière dans le dos, l’arkiya, le bonnet de prière, vissé sur la tête. Ils ne m’ont autorisé ni à les photographier, ni à les interviewer.
Il a donc résulté de cette situation une attitude de révolte à l’égard de l’Occident, dont ils n’attendent absolument plus rien, voire de haine : comme j’ai pu l’observer, l’accueil que les observateurs occidentaux recevaient en août déjà était plus réservé, moins obligeant qu’en juillet. Il est désormais souvent hostile.
L’évolution de la conception que les combattants ont développée de l’Occident en presque cinq mois (de juillet à novembre) est sensible et dès lors très perceptible. Les combattants me connaissaient et se sont montrés amicaux à mon égard, mais les reproches adressés à l’Occident étaient récurrents et les signes visibles d’islamisation du mouvement étaient multipliés. Cela dit, il faut faire la différence entre les signes de religiosité populaire et la présence structurante d’éléments idéologiques salafistes.
Si cet exemple propre à Alep ne peut être généralisé à la révolution syrienne qu’avec toute la prudence qui s’impose, il est néanmoins éloquent et significatif d’un état de fait.
En octobre et novembre, par le fait des choses, je n’étais plus basé à Dar al-Shifaa ; grâce à mes précédents contacts, j’étais hébergé au sein d’une katiba de Liwa al-Towheed, un des mouvements d’opposition au régime souvent qualifié d’islamiste, dont la plupart des combattants sont issus des couches sunnites les plus pauvres de la région d’Alep.
Certes, les différentes katibas de Liwa al-Towheed (« l’Armée de l’Unité ») sont coordonnées par un sheikh syrien, Abdel Kader Saleh, dont le discours est clairement islamo-nationaliste (nous avions convenu d’un rendez-vous, pour une interview, mais il a été blessé au combat et transporté en Turquie pour y être soigné ; je n’ai donc pas eu l’opportunité de le rencontrer). Toutefois, le rôle de ce dernier, essentiellement, a été d’avoir rassemblé et militairement organisé plusieurs groupes d’insurgés, principalement dans les quartiers défavorisés d’Alep et les villages de sa région, des groupes qui s’étaient constitués localement pour résister à la répression du gouvernement, mais agissaient de manière chaotique. L’emblème de l’organisation est ainsi caractérisé par le symbole de deux mains serrées, qui évoquent l’unité des révolutionnaires (mais que certains voudraient interpréter, de manière évidemment excessive, comme la représentation de l’unicité divine, c’est-à-dire comme le monothéisme de l’Islam, et ce sur base du terme « towheed », qui peut aussi désigner ce principe).
Et les membres des katibas de Liwa al-Towheed, des pères de famille, des agriculteurs, des ouvriers et des artisans, qui n’aspirent qu’à retrouver leur vie paisible, n’ont rien de djihadistes fanatiques.
Aussi, il serait abusif de qualifier Liwa al-Towheed de « mouvement islamiste » ou « salafiste ».
Des amalgames rapides de ce genre pourraient en effet mener à une appréciation erronée de la révolution syrienne. Ce qui est d’ailleurs le cas de certains médias qui, par ignorance du terrain et de la complexité sociologique des structures combattantes de la révolution, ont tendance à trop rapidement et catégoriquement étiqueter tel ou tel mouvement et, souvent, à même les confondre avec l’ASL proprement dite.
Pour exemple, on citera la nouvelle et toute récente bévue des médias (une de plus, qui s’ajoute aux innombrables erreurs publiées depuis le début de la crise syrienne), dont certains ont titré sur le rejet par les rebelles d’Alep de la Coalition nationale des Forces de l’Opposition et de la Révolution syrienne, née à Doha (Qatar) le 11 novembre 2012 de l’élargissement du Conseil national syrien (le CNS, principale structure politique représentative des révolutionnaires), et sur leur intention de proclamer une république islamique en Syrie. D’autres ont fait moins encore dans le détail en attribuant tout simplement ces déclarations « aux rebelles syriens », sans la moindre nuance. Tous, comme à leur habitude, ont quoi qu’il en soit monté en épingle une information non vérifiée (et l’on peut se demander si cette récente volonté des médias de « dénoncer » les moindres travers des rebelles –exactions et « islamisation »- n’a pas pour but de contrebalancer le soutien inconditionnel aux insurgés qui avait été le leur au début des événements, quand ils répercutaient sans plus de discernement les « informations » fournies par l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme, le fameux OSDH).
Soucieux, en effet, de faire montre de sa pluralité ethnique et religieuse, de ses intentions démocratiques et supra-communautaires, et ainsi de couper court à la propagande du régime qui agite le spectre de la guerre civile et tente de diviser la population en dressant les communautés les unes contre les autres, le CNS, où les Frères musulmans syriens (sunnites) bénéficient d’une majorité substantielle, a élu son nouveau président, Georges Sabra, un Chrétien, en outre ancien militant communiste, qui remplaçait à la tête du Conseil le Kurde Abdel Basset Sayda (qui avait lui-même succédé au Sunnite Burhan Ghalioun). Et le CNS s’est élargi à la Coalition, qui constituera prochainement un gouvernement de transition pour la Syrie et opère en collaboration avec le Commandement conjoint des Conseils militaires de l’ASL. La Coalition a également présenté son premier ambassadeur officiellement reconnu par un gouvernement européen, le gouvernement français, en l’occurrence, à savoir Monzer Makhous, un Alaouite, désigné par le président de la Coalition, Moaz al-Khatib al-Hasani, sunnite (la Grande-Bretagne a également reconnu la Coalition nationale syrienne comme représentant légitimement le peuple syrien).
Peu après la naissance de la Coalition, une vidéo a circulé sur Internet, dans laquelle plusieurs individus, se revendiquant de quatorze organisations combattantes de la région d’Alep, dont Liwa al-Towheed, rejetaient la Coalition et proclamaient l’État islamique, brandissant le Coran et réclamant qu’il devienne la seule constitution du pays. Cette vidéo (et une déclaration sur une page de Facebook) survenait donc au moment même où un gouvernement occidental reconnaissait (enfin !) un ambassadeur de l’opposition syrienne et où les branches politique et militaire de cette opposition, unies, se présentaient en interlocuteurs crédibles.
Le problème, c’est qu’aucun des intervenants de ladite vidéo n’a pu être identifié. Plus encore, les commandants des katibas de Liwa al-Towheed et d’autres groupes de combattants prétendument solidaires de cette déclaration ont dénoncé une mystification et rappelé leur conception de l’État syrien laïc. Et le Commandant en chef du Conseil militaire d’Alep, le Colonel Abdel Jabbal al-Okaïdi, que j’ai rencontré à ce propos, a clairement déclaré que le Conseil soutenait la Coalition nationale syrienne ; il m’a aussi affirmé ne rien connaître de la provenance de cette vidéo qui, au mieux, serait donc le produit de l’initiative malheureuse de quelques sous-fifres parfaitement inconnus, au pire, une mise en scène orchestrée par le régime dans le contexte de guerre médiatique que se livrent les rebelles et le gouvernement depuis le début de la crise…
Dans la région d’Idlib, par contre, est apparu en octobre le « Front (islamique) pour la Libération de la Syrie », qui rassemblerait quarante mille combattants. Ses fondateurs n’ont pas souhaité que le terme « islamique » apparaisse dans la dénomination de l’organisation et l’ont finalement escamoté, officiellement, selon ses leaders, parce qu’ils ne sont pas certains de pouvoir tenir leur engagement de vaincre au nom de l’Islam, mais, officieusement, parce qu’ils craignent, en arborant un islamisme trop radical, d’inquiéter les autres composantes de la révolution et parce que, s’ils revendiquent clairement leur islamisme, ils n’ont toutefois pas l’objectif politique d’instaurer en Syrie un État islamique et s’inscrivent davantage dans la mouvance de partis islamistes modérés, comme l’AKP turque ou le parti tunisien Ennahdha.
Le Front pour la Libération de la Syrie a d’ailleurs refusé l’adhésion de groupuscules salafistes, radicaux, qui opèrent dans la région d’Idlib, et de djihadistes étrangers : sa conception de la révolution syrienne est profondément nationale et exclut des groupes qui défendraient les intérêts et agenda d’autres États.
Toutefois, le Front pour la Libération de la Syrie a accepté dans ses rangs la katiba al-Farouk, mouvement islamiste sunnite anti-chiite, responsable de nombreux attentats dans la région de Homs.
En outre, Idlib a également accueilli le Sheikh Adnan al-Arour, Syrien originaire de Hama qui s’était exilé après le soulèvement des Frères musulmans, en 1982, réprimé dans le sang par Hafez al-Assad, et avait fui en Arabie saoudite, où il animait une émission télévisée de prédication ; al-Arour a regagné son pays à la faveur de la révolution. Ce personnage haut en couleurs, s’il refuse lui aussi la participation de djihadistes étrangers à l’insurrection et prône une révolution strictement nationale, ne mâche cependant pas ses mots : stigmatisant les Alaouites (la communauté à laquelle appartient la famille al-Assad), tout en se montrant favorable à ceux qui soutiennent la révolution et à ceux qui resteraient neutres, al-Arour, dans une formulation ambigüe, a appelé à « passer au hachoir ceux qui s’en prendraient aux choses sacrées » et à ensuite « donner leur chair à manger aux chiens ».
Cela étant, Adnan al-Arour est très isolé au sein des instances religieuses syriennes, dénoncé à maintes reprises pas les leaders sunnites syriens comme un exalté et un imposteur, qui, selon le Sheikh Saleh al-Faouzan, serait payé par le régime pour discréditer la révolution par ses prêches fanatiques.
Il est néanmoins très populaire dans les milieux sunnites des quartiers défavorisés et peu éduqués de la région du Djebel Zawiya, près d’Idlib, région montagneuse économiquement délaissée par Damas.
Or, d’une part, le Conseil militaire de l’ASL à Idlib a accepté de s’allier avec le Front pour la Libération de la Syrie et, d’autre part, plusieurs officiers de l’ASL se sont affichés publiquement avec Adnan al-Arour.
De même, à Alep, le Conseil militaire semble avoir décidé d’accepter le concours de katibas liées au mouvement al-Qaeda. Basé au quartier général du Conseil militaire d’Alep au début de ce mois de novembre, j’ai pu constater la présence de djihadistes, dont l’appartenance à al-Qaeda m’a été confirmée. Les officiers de l’ASL, qui, après bien des insistances de ma part, m’ont donné l’information, ont justifié cette collaboration par le fait que l’ASL manque désormais d’armes de manière criante et ne reçoit aucune aide : face à l’armée régulière, l’ASL serait obligée d’accepter l’apport en hommes et en matériel que lui propose al-Qaeda. Je n’ai pas eu l’autorisation d’approcher ces djihadistes, qui étaient cantonnés au QG dans un espace réservé. J’ai également pu observer la présence de djihadistes vêtus de tenues afghanes, mais il m’a aussi été impossible de les approcher, de les identifier et d’obtenir des informations à leur sujet.
Ces groupes de combattants islamistes, selon les informations que j’ai pu récolter dans les quartiers insurgés d’Alep, se montrent discrets, respectueux et excellents combattants ; ils gagnent ainsi progressivement la sympathie de la population sunnite.
Le risque est bien sûr que leur présence ravive la défiance des minorités (alaouite, chrétiennes druze, etc.) envers la révolution et remette à l’ordre du jour le danger d’une guerre civile, ce sur quoi compte la propagande gouvernementale baathiste.
Il faut enfin faire mention de l’organisation Jabhet al-Nosra (le Front du Secours aux Combattants de Sham –la Syrie- aux Syriens pour le djihad), dont j’ai rencontré plusieurs commandants et katibas, que j’ai accompagnées sur les différentes lignes de front où elles sont très actives à Alep.
Je réfute d’emblée les hypothèses qui se sont multipliées à propos de Jabhet al-Nosra (voir, notamment, Mathieu Guidère, François Burgat ou Thomas Pierret), mettant en doute l’existence réelle de cette organisation, qui aurait été une « création du régime » destinée à conforter la propagande baathiste présentant les révolutionnaires comme des djihadistes fanatiques. Les hypothèses formulées dans ce sens, dont l’argument majeur était que la rhétorique salafiste de certaines katibas de Jabhet al-Nosra, dans leurs communiqués, servait la politique du régime, ne tiennent absolument pas compte de la réalité du terrain. Encore une fois, une observation directe permet de démonter les constructions que certains chercheurs ont échafaudées derrière leur bureau : les katibas de Jabhet al-Nosra sont très présentes dans les combats et parmi les plus vaillantes à lutter contre l’armée du régime.
Cette organisation, qui a revendiqué nombre d’attentats contre les autorités syriennes, à Damas notamment, est présente à travers toute la Syrie. Les combattants de Jabhet al-Nosra ne portent pas l’écusson de l’ASL, le drapeau aux trois étoiles. Ils n’obéissent pas directement aux Conseils militaires, par méfiance à l’égard d’anciens officiers du régime, qu’ils considèrent comme corrompus ; et ils se réclament du djihad, c’est-à-dire qu’ils combattent d’abord pour Dieu et ensuite seulement pour la révolution. Dans ce cadre, les katibas de Jabhet al-Nosra acceptent de collaborer avec al-Qaeda. C’est ce que j’avais déjà pu observer en juillet et août derniers, à Salaheddine et Saïf al-Daoula, les deux quartiers d’Alep où avaient lieu les affrontements les plus violents, à une époque où le Conseil militaire de l’ASL se refusait, quant à lui, à ces liaisons dangereuses.
Mais il faut nuancer les conclusions que l’ont pourrait tirer de ces éléments : les miliciens de Jabhet al-Nosra ont un agenda strictement militaire et nullement politique (si ce n’est leur volonté de faire tomber le régime). De fait, ils sont rejoints par nombre de combattants qui partagent leurs appréhensions à l’égard des officiers de l’ASL, sans toutefois partager également leurs préoccupations religieuses. C’est le cas de beaucoup d’étudiants, qui préfèrent intégrer les katibas de Jabhet al-Nosra plutôt que l’ASL, mais sont quant à eux parfaitement « occidentalisés » et hostiles à l’idée d’instaurer en Syrie un État islamique.
Il serait excessif, dès lors, de qualifier Jabhet al-Nosra de « branche syrienne d’al-Qaeda », même si certaines katibas s’en revendiquent.
Ainsi, de manière générale, l’islamisme ne saurait plus être exclu du portrait que l’on peut brosser de la révolution syrienne.
Toutefois, ces groupes dits « islamistes » sont pour une très grande partie d’entre eux syriens : il n’y a pas, en Syrie, de présence massive de djihadistes étrangers.
En outre, il ne faut pas exagérer le phénomène qui est (encore) très limité. Peut-être la conjoncture, en la matière, n’en est-elle même pas à un point de basculement.
Mais, si l’Occident devait encore manquer longtemps à ses promesses et laisser la place vacante, la part que prendraient les organisations islamistes en Syrie pourrait s’accroître rapidement, comme s’amplifierait aussi la haine envers les États-Unis et l’Europe, non sans risque d’un retour très négatif dans l’avenir.
Pierre Piccinin da Prata
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