Voyages au cœur de la planète islam

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Couverture di livre voyage au coeur de la planète IslamLe livre de Wendy Kristianasen, Voyages au coeur de la planète islam, arrive à point nommé: reprenant en sections thématiques ses articles écrits sur la question de l’islam et de l’islamisme dans le monde musulman, avec une focale principale sur le monde arabe et quelques ouvertures sur l’Inde, l’Indonésie et l’Iran, il retrace près de 20 ans d’évolution de l’islamisme et des pratiques liée à l’islam. En creux, le livre met aussi en perspective la question d’une modernité musulmane, transitant par le référent religieux tout en faisant la part belle aux différents répertoires culturels et politiques dominants sur la scène internationale (la démocratie, les droits des femmes).

C’est d’abord – et avant tout – l’islamisme que Wendy Kristianasen interroge. Une thèse majeure traverse son ouvrage: l’islamisme, en interagissant avec la sphère politique, est dans une rationalité pragmatique. Il s’adapte, revisite les anciens dogmes et, une partie de ses composantes évolue lentement vers l’intégration du référentiel démocratique.

Ainsi, Wendy Kristianasen montre la progressive intégration de l’idée de politique partisane par le Hamas palestinien. Loin d’être un pur coup tactique, ce revirement est le fruit aussi de l’arrivée d’une nouvelle génération politique plus pragmatique qui voit que l’Autorité palestinienne est devenue une réalité incontournable avec laquelle il faut composer. En effet, dès 1994, le Hamas est placé devant le dilemme de savoir s’il reste purement dans la lutte armée ou travailler dans le cadre de l’Autorité palestinienne. Cette nouvelle élite va pousser le Hamas vers la seconde voie. Elle est prête à dialoguer avec le Fatah, prête à jouer l’insertion au sein de l’Autorité palestinienne, accepte la notion de parti et sort d’une orientation maximaliste de la résistance en prenant en compte de manière croissante l’opinion publique dans la mise en œuvre de sa stratégie de jihad.

De la même veine, l’expérience de l’islamisme turc, désormais modèle de référence pour la majorité des mouvements islamistes engagés dans le printemps arabe, est restituée dans sa dimension historique. L’islamisme turc, longtemps engagé dans un bras de fer sans issue avec le pouvoir et l’armée arrive à se dégager progressivement de cette orientation confrontationnelle avec l’arrivée d’un nouveau leadership, incarné par des personnalités telles que Abdullah Gül et Recep Tayyep Erdogan.

Dès 1994, l’ancêtre de l’AKP, le Refah, se tourne vers les classes moyennes en édulcorant ses slogans les plus radicaux. Wendy Kristianasen montre d’abord comment l’islamisme turc a progressivement intégré le fait national, puis a su composer avec l’héritage politique lourd du kémalisme, à savoir la laïcité, qu’il accepte dans le principe tout en tentant de le redéfinir de manière plus ouverte. Pour l’auteur, cela correspond à une mise à distance des concepts d’autorité sacrée et de salut, d’abandon de la sphère du sacré pour entrer dans celle de la politique. C’est dans ce sens-là qu’il faut comprendre le rejet de l’épithète islamiste par les leaders de l’AKP, qui préfèrent l’appellation plus générique – et mondaine – de «conservateurs de droite».

Mais de manière beaucoup plus intéressante, le livre montre que l’essor de l’islamisme en Turquie ne répond pas exclusivement à une logique religieuse ou identitaire, mais s’inscrit plutôt comme l’expression politique d’une dynamique de fond: la montée en puissance d’un petit capitalisme anatolien contestant la mainmise sur l’économie exercée par les élites d’Istanbul et d’Ankara.

Les succès de l’islamisme turc correspondraient à un certain régionalisme où l’on verrait le Refah d’abord – puis l’AKP – prendre la place de l’ANAP de Turgut Ozal comme principal canal d’expression politique pour les Anatoliens, le défi de l’islamisme étant moins alors d’ordre idéologique (trouver un point d’équilibre entre religion et modernité) que social, à savoir intégrer sans conflit les ambitions économiques de ces nouveaux «Tigres anatoliens» avec celles des élites d’Istanbul.

Pour le reste, rappelle l’auteur, les divergences se font à la marge. En effet, les deux grandes organisations représentant ces deux élites, le TUSIAD pour les élites laïcs d’Istanbul et le MUSIAD regroupant la bourgeoisie d’affaires anatolienne partagent le même horizon stratégique: économie de marché, intégration à l’Europe, gouvernement stable, Turquie occidentalisée.

En Égypte aussi, les Frères musulmans se sont imposés comme la principale (voire la seule) force idéologique suite à l’effondrement du nationalisme arabe. Mais en Égypte aussi, les mythes fondateurs de l’islamisme (l’idéal d’une société islamique unie) ou les normes défendues à l’origine (notamment à propos des femmes) évoluent: tout d’abord, le rêve d’une internationale islamiste préfigurant la reconstitution de l’unité originelle des musulmans telle qu’incarnée par le passé par le califat ne parvient pas à se développer. Au contraire, le fait national s’impose à l’idéal d’unité transnationale.

De même, les systèmes de valeurs changent. Ainsi, on note des changements dans la vision de la femme. Les Frères acceptent maintenant que les femmes apparaissent en public, leur permettent l’adhésion aux syndicats (mais il faut noter aussi, ajoutons-nous, que, pour les affaires internes à l’organisation, les femmes n’ont pas, à ce jour, le droit de vote).

Dans le même temps, il serait erroné de mettre les islamistes dans le camp de la tradition ou du fondamentalisme face à des dirigeants autocrates, mais laïcisant. Le livre rappelle ainsi que le Fatah a beaucoup fait en Palestine en matière de conservatisme, introduisant l’islam dans le droit pénal ou instaurant une législation extrêmement laxiste sur les questions de crimes d’honneur. Le constat a valeur de généralité: les régimes, soit pour contrer les islamistes, soit parce qu’ils sont travaillés eux-mêmes par le même conservatisme religieux qui anime leurs opposants islamistes, a pu par endroits être un agent particulièrement actif de réaffirmation de la norme religieuse dans l’espace public.

Mais ce que Wendy Kristianasen relève avant tout, c’est que l’islamisme des Frères musulmans en Égypte a adopté et maintenant une ligne constante, privilégiant la réforme à la révolution, ce qui lui permet certes de se distinguer des mouvements jihadistes. Ceci dit, ajouterons-nous rétrospectivement, cela le met aussi singulièrement en porte-à-faux actuellement dans le contexte du printemps arabe, révolutionnaire par excellence.

Ces mutations, Wendy Kristianasen les situe avant tout dans une perspective générationnelle: elles seraient le fruit de l’émergence d’une nouvelle génération de quadras qui se réclame de la modernité et de la démocratie et qui souhaite atteindre une audience plus large que le vivier Frères musulmans traditionnel.

Quoi qu’il en soit, on relève, en bout de course de ce panorama extrêmement éclairant sur la réaffirmation de l’islam et l’évolution de l’islamisme dans le monde musulman aujourd’hui, ce constat: partout, les références à l’islam prennent plus de place. Mais l’islamisation – terme que nous utilisons par commodité, il n’est pas utilisé dans ce livre – loin d’y être opposée, accompagne – voire soutient – les dynamiques de modernisation et de globalisation des sociétés musulmanes. Ainsi, la longue section consacrée aux «voix féminines» montre bien que les avancées obtenues sur le front des droits des femmes l’ont été non pas par les forces séculières face aux tendances islamistes, mais par les femmes, parfois laïques, mais aussi souvent islamistes, contre des systèmes politiques et sociaux qui se sont constitués sans elles. Ce sont bien les femmes qui conquièrent leurs droits, parfois face à des États compréhensifs comme au Maroc, ou dans des contextes institutionnels beaucoup plus difficiles.

Le livre de Wendy Kristianasen tombe dans l’effervescence révolutionnaire comme un repère extrêmement utile permettant de mieux situer l’évolution longue des forces qui sont en train de devenir les nouvelles élites politiques comme de mieux comprendre les logiques du redéploiement religieux contemporain sur lequel – entre autres – s’adosse leur légitimité.

On peut seulement regretter que le livre n’ait pas relevé que ces nombreuses avancées sont maintenant redoublées d’expériences régressives comme la gestion du pouvoir par le Hamas depuis sa victoire aux élections de 2006, ou encore la dynamique de l’islam politique égyptien (Frères musulmans et salafistes) dont les discours contribuent directement aujourd’hui à renforcer les dynamiques de polarisation qui servent tout aussi directement à renforcer l’interventionnisme en politique des forces armées. Par ailleurs, et c’est lié, une mise en perspective plus précise du printemps arabe grâce à ces recherches aurait été précieuse.

Wendy Kristianasen, Voyages au coeur de la planète islam: diversité des sociétés musulmanes, Editions du Cygne, Paris, 2011.

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