«Le développement ne viendra pas des dirigeants…»
Dans cet entretien, Monseigneur Louis Portella-Mbuyu, président de la Conférence des évêques du Congo Brazzaville, affiche son pessimisme et dans le même mouvement sa foi en l’homme…
♦ Anne-Marie Mouradian : La fraude fiscale pratiquée par les multinationales pétrolières et minières fait perdre chaque année des milliards d’euros à l’Afrique. Vous demandez à l’Union européenne d’aider les pays africains à récupérer ces recettes fiscales. Comment ?
Monseigneur Louis Portella-Mbuyu : En juillet dernier, le Symposium des conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar a demandé à l’UE de peser de tout son poids pour exiger la transparence. En 2002, le Premier ministre britannique Tony Blair avait lancé une «Initiative internationale pour la transparence des industries extractives». Plusieurs pays y ont adhéré. C’est un début. Un processus est en cours mais cela ne suffit pas. D’une part, parce que c’est laissé au libre choix des pays, d’autre part, parce qu’il faut aller plus loin.
Certains domaines de l’activité économique sont encore à l’abri et aucune information n’est publiée concernant leurs activités. C’est le paradoxe de l’Afrique. Elle souffre de la faim et de la misère mais permet à des sociétés multinationales de s’enrichir. On a envie de dire que ses ressources naturelles apparaissent comme une malédiction au lieu d’être une bénédiction. L’aide publique au développement est certes importante et appréciable mais si on pouvait récupérer toutes les pertes fiscales liées à la fraude, on disposerait de beaucoup plus de moyens en faveur du développement.
Actuellement – c’est un autre paradoxe – le montant de la fraude fiscale en Afrique est beaucoup plus élevé que celui de l’aide que reçoit le continent.
Il est donc urgent que l’Union européenne impose des règles à ses sociétés multinationales. Un premier pas a été franchi aux Etats-Unis. Les USA demandent désormais à leurs sociétés, partout dans le monde, de publier leurs recettes et dépenses. Il faudrait que l’UE fasse de même.
♦ Sur ces questions, comment jugez-vous l’attitude de la France ? La Françafrique existe toujours ?
De ce côté-là, les choses n’ont pas l’air d’avoir beaucoup changé. On espère qu’elles vont évoluer avec une prise de position claire au niveau de l’Union européenne.
L’Union européenne estime que la solution passe, en partie, par une meilleure gouvernance en Afrique.
C’est évident. La transparence que nous exigeons doit se situer à tous les niveaux. Celui des sociétés privées exploitantes mais également des Etats africains qui reçoivent leur part dans cette exploitation des ressources naturelles et devraient, eux aussi, publier leurs comptes. Une véritable transparence s’impose au niveau de toute la chaîne. Le peuple doit être en droit d’interroger, d’interpeller, de demander des comptes aux responsables et gouvernants.
♦ En matière de gouvernance, quels sont les bons élèves en Afrique ?
Pour le moment, on n’ose pas encore faire l’évaluation qu’il faudrait. Mais on parle beaucoup du Ghana, c’est un bel exemple. Concernant mon pays, le Congo Brazzaville, il a adhéré en 2004 à l’ «Initiative internationale pour la transparence des industries extractives» et a déjà publié des comptes pour la période 2004-2006. Encore faut-il que ceux-ci soient validés par les experts et qu’il y ait un suivi pour qu’on sache où va l’argent. Cette clarification doit encore être faite.
♦ Malgré des réussites, l’Afrique continue de donner l’image globale d’un continent qui ne s’en sort pas, où la corruption et la gabegie perdurent…C’est désespérant ?
Ce n’est pas désespérant mais le constat doit être fait. Plus on est lucide, plus on peut ouvrir des chemins de résurrection. Le paradoxe et le scandale d’une Afrique encore empêtrée dans sa misère doivent être soulignés. En même temps, ils doivent provoquer un réveil, une mobilisation des énergies à la fois au niveau spirituel, intellectuel, stratégique, pour qu’on puisse s’en sortir. Cela est possible. La transparence est une stratégie importante mais elle ne suffit pas. Elle suppose que la société civile, les organisations, le peuple lui-même, puissent se mettre debout, soient beaucoup mieux renseignés, connaissent les méandres de toutes ces activités économiques et puissent demander des comptes. Il faut que le peuple exerce la souveraineté primaire qui lui appartient en propre.
♦ L’Eglise peut-elle y contribuer ?
Au dernier Synode des évêques pour l’Afrique qui s’est tenu en octobre 2009 à Rome, nous avons beaucoup parlé de la réconciliation, de la justice et la paix, de la terre, de l’eau, des ressources naturelles…L’Eglise devient un partenaire important et va s’engager beaucoup plus sur ces questions. Elles font partie de sa mission. Il y a une prise de conscience commune à ce sujet. Des réunions ont lieu actuellement au niveau des régions africaines pour examiner les suites à donner aux prises de positions et programmations que nous avons décidées ensemble lors du synode à Rome.
♦ Les délégations que le Symposium des conférences épiscopales panafricaines vient récemment d’envoyer dans plusieurs pays d’Europe s’inscrivent dans le cadre de cette mission ?
Oui, nous sommes venus préciser à l’Europe ce que nous attendons d’elle, à savoir qu’elle tienne ses promesses d’aide mais aussi qu’elle exige la transparence des industries extractives et qu’elle accorde une attention beaucoup plus grande à la société civile car c’est le peuple qui jouera un rôle déterminant pour l’avenir de l’Afrique. Le développement ne viendra pas d’en haut, c’est-à-dire de nos responsables et gouvernants mais il viendra du peuple. C’est le peuple qui deviendra beaucoup plus vigilant, c’est lui qui voudra s’en sortir et sera capable d’interpeller ses gouvernants. Dès lors, avoir une attention spéciale et un dialogue permanent avec la société civile en Afrique, la mobiliser et développer ses capacités est un enjeu essentiel pour l’avenir. Nous devons aussi renforcer le partenariat déjà existant avec la société civile et les ONG européennes. Si on se tient, on peut même, de part et d’autre, bousculer les gouvernants.
♦ Comment perçoit-on en Afrique, les scandales – de pédophilie entre autres- qui secouent actuellement l’Eglise catholique en Occident ?
L’Afrique pour le moment ne perçoit pas beaucoup ce qui se passe en Europe. Les scandales n’ont donc pas vraiment d’impact. C’est bien sûr une faiblesse des hommes d’Eglise mais cela ne doit pas nous démobiliser. Au contraire, cela doit nous pousser à aller encore plus de l’avant. L’Afrique a tellement de problèmes que ces questions-là ne sont pas les plus essentielles. L’Eglise d’Afrique a besoin de conversions pour être un témoin authentique et on a toujours besoin d’être interpellé pour être à la hauteur de notre mission.
♦ Quelle image les jeunes Africains ont-ils aujourd’hui de l’Europe ?
Cela dépend. Beaucoup de jeunes Africains qui ont étudié sont aujourd’hui un peu révoltés et frustrés par rapport à l’Europe. C’est elle qui a colonisé et qui, après la décolonisation, continue à exploiter. C’est une image. Cette image a besoin d’être transformée. Ce sera l’objet de l’effort commun que nous devons tous déployer.
Anne-Marie Mouradian
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