Depuis quelques années, les problèmes de sécurité sont devenus pour les acteurs humanitaires un véritable enjeu.
Enjeu politique face à la multitude des problématiques et des nouvelles sémantiques de sécurité (sécurité humaine, opérationnelle, alimentaire, environnementale, sanitaire…) qui ont brouillé les lignes de vision en faisant de la sécurité bien plus qu’une question diplomatico-militaire. Enjeu opérationnel car l’insécurité, réelle ou perçue, de certains terrains peut constituer une menace et une entrave pour les humanitaires et leurs projets.
Il convient donc d’examiner pourquoi le nouveau cadre du concept de sécurité mais aussi la technicisation progressive des réponses apportées, peuvent constituer un piège insidieux pour les acteurs humanitaires et les populations concernées.
Un contexte favorisant l’insécurité
Depuis les années 90, le nombre et la violence de conflits intra-étatiques (Balkans, Grands Lacs, Soudan, Afghanistan) ont progressé, avec une tendance à la polarisation et la radicalisation. Un grand nombre d’Etats et de groupes armés non étatiques sont engagés dans des affrontements revêtant parfois un caractère mondial, collision de systèmes de valeurs et de croyances. La polarisation prend différents aspects comme « la guerre contre le terrorisme » et « la division Nord-Sud ». La « guerre contre le terrorisme » a conduit des Etats à s’affronter à des mouvements non étatiques utilisant des stratégies asymétriques, déterminés à s’opposer à ce qu’ils perçoivent comme une influence occidentale « néo-coloniale ».
La division Nord-Sud, certes ancienne, soulève toujours aujourd’hui des questions économiques fournissant le terreau d’idéologies militantes dans des communautés frappées par la pauvreté. En même temps le nombre d’acteurs dits « humanitaires », comme leur capacité potentielle d’action, a décuplé. Dans cet environnement, les organisations humanitaires sont exposées au risque d’être rejetées ou manipulées.
Les humanitaires ont de plus été mis, et se sont mis, sous le feu médiatique, ce qui a pu faire croire à certains que l’action humanitaire pouvait constituer un substitut à l’action politique, ou en tous cas la servir. Des Etats comme certains organismes internationaux, ont ainsi été convaincus que l’action humanitaire pouvait devenir un instrument de gestion des crises, au même plan que des actions militaires ou politiques.
L’insécurité des humanitaires : bien réelle mais localisée
Dans les conflits armés et sur les terrains complexes, la sécurité des acteurs humanitaires conditionne directement leurs capacités d’accès et d’assistance aux populations civiles vulnérables. Leur acceptation locale et la compréhension fine de leur environnement doivent devenir de perpétuelles interrogations, sans quoi la probabilité de survenue d’un incident grave s’accroît considérablement. Il est aujourd’hui bien démontré que les pertes de travailleurs humanitaires civils sont plus importantes que celles des troupes assurant les opérations de maintien ou d’imposition de la paix. Depuis 3 ans, chaque année, plus de 200 humanitaires sont tués, sérieusement blessés ou kidnappés…
La répartition de ces incidents graves de sécurité n’est cependant pas uniforme, et certains conflits armés sont particulièrement en cause. En effet, lorsque l’on sépare la fréquence des violences perpétrées contre des humanitaires au Darfour, en Afghanistan et en Somalie (ainsi que dernièrement au Pakistan et au Tchad), de celles perpétrées dans les autres pays, la figure globale perd de son homogénéité. En fait, hormis dans ces cinq pays, la sécurité des humanitaires s’est plutôt améliorée. Il est important aussi de savoir que les travailleurs nationaux (90% de l’ensemble des acteurs humanitaires) sont les principales victimes, essentiellement en raison de leur nombre, qui augmente de façon mathématique leur exposition au risque. Néanmoins, ces attaques de nature de délibérées, violentes et létales sont de plus en plus motivées par des raisons politiques – visant des ONG internationales et surtout occidentales.
La sécurité des humanitaires :
un « business intra-humanitaire » florissant
Les problèmes de sécurité rencontrés par les acteurs humanitaires sur les terrains de conflits ne sont donc pas une mais des réalités. Les solutions adaptées à ces réalités ne peuvent être trouvées que dans une démarche contextuelle, et non dans un cadre formaté, reproductible à l’identique sur chaque terrain.
Le maître-mot est l’adaptation, qui nécessite une certaine souplesse dans les schémas d’organisation liée à une autonomie relative des terrains. Pourtant, bien que la plupart des ONG revendiquent cette capacité d’adaptation, les schémas organisationnels comme les formations délivrées sur les enjeux de sécurité deviennent de plus en plus standardisés et externalisés. Certaines organisations sont désormais devenues des prestataires de formations rémunérées (comme RedR), et d’autres, comme l’International NGO Safety and Security Association (INSSA), entendent promouvoir des « normes » de sécurité qui seraient, à terme, nécessaires à une labellisation des ONG.
Cette tendance normative est portée par une vision occidentalo-centrée de l’humanitaire, qui ne correspond plus forcément aux attentes des populations, et encore moins à celles des différentes parties au conflit. Les différents bailleurs internationaux soutiennent largement ce cadrage, et exigent désormais que le volet « sécurité » soit explicitement précisé dans les projets de programmes proposés à financement. Dans certains cas, l’enveloppe « sécurité » peut aller jusqu’à 20% du budget total ! Pourtant, force est de constater aujourd’hui que les ONG diluent encore leur ligne budgétaire « sécurité » au sein des autres lignes car les gouvernements hôtes restent très sensibles sur cette question (comme au Soudan par exemple), et qu’il n’en existe pas d’évaluation financière précise.
La remise en question des pratiques normatives de l’humanitaire
Dans le débat sur les pratiques humanitaires actuelles en général, et notamment sur celles touchant à la sécurité, les ONG sont confrontées à une double contrainte et à une double réflexion. Tout d’abord, assurer sans discrimination la sécurité des acteurs humanitaires opérant dans la petite dizaine de pays comportant des risques majorés objectifs et réels. Et le faire d’une manière qui ne « militarise » pas leurs interventions mais qui, au contraire, exploite au maximum les avantages d’une acceptation par les populations. Deuxièmement, prendre en compte le cadre désormais élargi du concept de sécurité, et éviter de participer aux approches globales (développées par les Etats) qui lient dans une connexion étroite la sécurité, militaire notamment, l’aide humanitaire et le développement. Il s’agirait donc de prendre une position politique plus ferme et plus visible sur un refus de la stratégie 3D (Defense-Development-Diplomacy), comme l’a fait récemment OCHA (le Bureau de Coordination de l’Aide Humanitaire). Le Consensus Humanitaire Européen a également clarifié que l’aide humanitaire ne pouvait être un instrument de gestion des crises, mais le récent conflit en Libye a encore démontré que beaucoup de gouvernements n’hésitent pas à se servir de l’alibi humanitaire pour des interventions militaires aux objectifs éminemment politiques.
La technicisation et la privatisation croissantes des questions de sécurité par les ONG, officiellement motivées par des raisons d’efficacité opérationnelle et d’efficience économique, sont également préoccupantes. La gravité des enjeux soulevés, comme le coût humain qui en résulte, interdisent toute polémique stérile, l’objectif étant bien évidemment de gérer au mieux la multitude des contraintes présentes. Néanmoins, il ne faut pas renoncer à analyser cette question dans tous ses aspects – opérationnels, politique, sémantique – ni à remettre en question sa potentielle instrumentalisation.
Il ne peut donc exister de réponse globale ni générique à des situations majoritairement induites et explicables par des facteurs locaux. Pour ne pas tomber dans le piège du discours d’une insécurité globale qui justifierait des mesures normatives généralisées, les ONG n’ont donc pas d’autre choix que de privilégier l’ «intelligence» au «renseignement».
Jérôme Larché
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