Les victimes de l’agent orange* à Da Nang souffrent d’une mort lente même 36 ans après la guerre. Comme partout au Vietnam. Courageux, déterminés, optimistes, beaucoup d’entre eux se sont longtemps battus pour vaincre leur destin. Mais leur combat devient très difficile.
Le soleil se couche sur les rizières d’un vert immaculé à perte de vue. A cinq cent mètres des champs, dans la commune de Hoa Tho Dông, arrondissement de Câm Lê, ville de Da Nang, se trouve une petite maison isolée au bout d’un chemin de terre boueux. Fragiles, les derniers rayons de soleil éclairent faiblement la masure à travers la fenêtre en bois usé…
Soudain, un faible cri vient troubler ce calme. Dans un coin sombre de la maison, le corps squelettique d’un homme âgé d’une trentaine d’années reste immobile, recroquevillé sur un tout petit lit, les membres atrophiés.
A l’appel de son fils, Hoang Thi Thê, 70 ans, se précipite. « Il a faim. A chaque fois, il pousse de petits cris comme ça. Il ne peut pas crier fort ni parler depuis 17 ans », soupire-t-elle. Elle s’empare fébrilement d’une serviette pour lui laver le visage. Ses yeux sombres, cernés de fatigue, tentent de refouler des larmes. Pendant ce temps, son fils fixe les inconnus qui envahissent sa maison, la bouche grande ouverte, comme s’il voulait dire beaucoup de choses mais en vain.
Thê s’empare du fauteuil roulant rangé à côté de la fenêtre de la chambre et le pousse vers le lit. Elle enlace Nghia, son fils, de ses bras maigres et tente de toutes ses forces de le basculer sur son siège. Pas facile. La sœur de Thê vient l’aider. Une fois assis, Nghia se dirige vers la cuisine avec sa mère, la tête penchée sur le côté, le regard vide. C’est un corps inerte. Il ouvre lentement la bouche pour avaler les cuillères de riz que sa mère lui tend.
La sœur de Thê, à peine moins âgée que sa soeur, observe son neveu avec désespoir. Elle lui donne à boire après qu’il a fini de manger. Tran Thi Ty Nga, la sœur de Nghia, 36 ans, sort à son tour de sa chambre, en s’appuyant avec peine sur une béquille. Elle vient s’asseoir lentement sur un lit auprès de sa mère et sourit aux invités. « Quand elle va bien elle est comme vous la voyez, douce et gentille, mais la plupart du temps elle ne se porte pas bien. Elle se met en colère et casse tout. Elle souffre de problèmes mentaux », raconte Thê.
Pour cette famille, la tragédie a commencé il y a 37 ans, quand Nghia est né. Incapable de s’assoir dans son lit, l’enfant doit se tenir en permanence avec un oreiller calé derrière le dos. Ses jambes, comme repliées sur elles-mêmes, l’empêchent de se déplacer correctement… A 13 ans, il ne peut plus parler ni quitter son lit. Sa jeune sœur n’est pas davantage épargnée. Souffrant de la colonne vertébrale dès la naissance, Nga cesse de marcher à 15 ans et perd la raison. Les deux enfants n’iront plus jamais à l’école.
Veuve, Thê est bien seule pour prendre soin d’eux. Quelques fois, sa sœur vient l’épauler. «Mon mari est mort il y a cinq ans d’un cancer du poumon. Il a participé à la résistance dans la province de Quang Tri et Tay Nguyên (les Haut Plateaux du Centre) dans les années 60 », se rappelle Thê avec un grand soupir. « A Da Nang, hélas, la même scène se répète. Des parents contaminés par l’agent orange durant la guerre et victimes de maladies graves mettent au monde des enfants handicapés à leur tour par diverses pathologies», explique Tra Thanh Lanh, vice-président de l’Association pour les Victimes de l’agent orange de Da Nang.
L’agent orange
A Da Nang et au Vietnam, le mot « agent orange » est toujours prononcé avec amertume pour raconter les drames que des milliers de familles vivent chaque jour, même près de 40 ans après la guerre.
Mais qu’est-ce au juste que l’agent orange ? C’est le nom d’un défoliant, qui contient de la dioxine. Un produit chimique, particulièrement toxique, que l’armée américaine a utilisé lors de la guerre menée contre le Vietnam entre 1961 et 1971 pour empêcher les soldats vietnamiens de se cacher dans les forêts et pour détruire les récoltes.
Au total, environ 80 millions de litres du produit chimique ont été déversés dans le centre et au sud du Vietnam, soit 366 kg de dioxine. Ils ont détruit 3,3 millions d’hectares de terres cultivables et de forêts. Le nom de l’agent orange est devenu synonyme de « défoliant » parce qu’il a été le plus employé.
Selon l’Association vietnamienne pour les Victimes de l’agent orange (la VAVA), 4,8 millions de personnes ont été exposées aux herbicides qui ont fait 3 millions de victimes dont au moins 150.000 enfants. Les personnes atteintes souffrent de maladies de la peau et de nombreux cancers des organes et des systèmes nerveux, respiratoire et circulatoire. Elles sont désormais recensées dans l’ensemble du pays.
Retrouver la justice
Mais les soldats vietnamiens ne sont pas les seuls à avoir souffert des conséquences néfastes de l’agent orange. Il y a encore des anciens combattants américains et leurs alliés. Canadiens, Sud-Coréens, Néo-Zélandais et Australiens ont manipulé les défoliants sans en connaître le danger.
En 1984, des vétérans américains ont été indemnisés par leur gouvernement et par les fabricants des herbicides pour les maladies contractées à la suite de leur exposition à ce produit. Lasses de souffrir en silence chaque jour pendant de longues années, des victimes vietnamiennes de l’agent orange ont décidé elles aussi de porter plainte contre les Amércains.
La bataille judiciaire a commencé en 2004 quand la VAVA a présenté un recours collectif aux Etats-Unis contre 37 fabricants d’herbicides pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Les plaignants ont réclamé des dommages et intérêts pour les lésions personnelles subies, les morts, les naissances d’enfants mal-formés, ainsi que pour la nécessaire décontamination de l’environnement. Mais leur plainte a été très vite rejetée. Ils ont fait appel. Sans succès. Ils ont ensuite déposé une requête devant la Cour suprême des Etats-Unis, tout aussi rapidement repoussée. Ainsi depuis sept ans, malgré leur ténacité, ils ne peuvent pas attaquer les fabricants de défoliants. Le procès de l’agent orange n’a toujours pas eu lieu.
Pour justifier leur refus d’indemniser les victimes vietnamiennes, les Etats-Unis ont affirmé que les herbicides ont été utilisés pour protéger les soldats américains et non pas comme arme tournée contre les populations vietnamiennes. Ils ont argué de l’absence de données reconnues internationalement sur les effets de l’agent orange et réclamé de nouvelles preuves scientifiques. Déçue et indignée, la VAVA a jugé la décision de la Cour suprême déraisonnable, erronée et injuste. Ce rejet a également soulevé une vive opposition parmi la communauté internationale et la communauté scientifique.
A partir de 1994, l’Institut de médecine de l’Académie nationale des Sciences (qui avait nié tout lien entre les agents chimiques utilisés et les infections provoquées au Vietnam en soutenant l’avis du gouvernement américain) a reconnu 17 maladies associées à la dioxine. Parmi celles-ci, plusieurs types de cancers et diverses pathologies dont souffrent aujourd’hui des Vietnamiens, des anciens combattants américains et leurs alliés canadiens, sud-coréens, néo-zélandais et australiens… De nombreuses recherches menées au Vietnam, au Canada et en Nouvelle-Zélande ont montré que les effets pathogènes et tératogènes de la dioxine étaient de plus en plus vraisemblables et même indiscutables pour beaucoup de scientifiques. L’un d’eux a condamné l’attitude de Washington vis-à-vis de ce problème. Le Dr Wayne Dwernychuk, qui travaillait pour Hatfield Consultants au Canada, a écrit une lettre au président Obama en 2010, l’appelant à aider le Vietnam et à arrêter de réclamer de nouvelles preuves scientifiques. Le Dr Dwernychuk n’obtiendra, pour toute réponse, que le silence et le déni.
« Les Etats-Unis font évidemment tout ce qu’ils peuvent pour éviter de voir leur responsabilité engagée car cela pourrait leur coûter beaucoup d’argent », souligne Eric David, professeur de droit international à l’Université Libre de Bruxelles. Un effort financier qui serait aggravé par les demandes des autres pays qui ont souffert des conséquences de l’agent orange durant la guerre au Vietnam comme la Corée du Sud, la Nouvelle Zélande ou l’Australie.
En mai 2007 et en mars 2009, le Congrès américain a débloqué, à titre d’aide humanitaire, 6 millions de dollars pour nettoyer l’ancienne base de Da Nang, l’un des points les plus contaminés du pays. Mais le Vietnam trouve que ce n’est pas encore suffisant. Il estime qu’il faudrait, sans compter l’aide aux victimes, multiplier cette somme par dix.
La vie s’est arrêtée
Peu de temps après s’être rendus aux Etats-Unis pour porter plainte, deux des 27 plaignants vietnamiens sont morts. Ils n’auront jamais l’occasion de vivre le jour où la justice leur sera rendue. Mais les 25 autres personnes et des millions d’autres victimes ne veulent pas rendre les armes. Ils luttent chaque jour pour survivre et faire triompher leur cause… Mais à quel prix !
« Les victimes de l’agent Orange sont parmi les plus malheureuses. Elles sont également les plus pauvres parmi les pauvres », souligne avec tristesse Nguyen Thi Hien, directrice de la VAVA de Da Nang, en désignant les photos d’enfants physiquement déformés qui tapissent son bureau. La ville de Da Nang compte à elle seule plus de 5.000 victimes, dont environ 1.400 enfants comme ceux de Thê.
Seule dans sa maison vétuste, la vieille dame passe ses journées et ses nuits à soigner et à surveiller ses deux enfants malades. Elle n’a plus jamais de temps pour elle. « Mon plus grand souhait serait de les voir se sentir en pleine forme, parler, sourire et courir comme tant d’autres jeunes ». Elle a tout sacrifié pour tenter de les guérir. Il lui a fallu vendre tous les biens de la famille et emprunter de l’argent auprès de proches ou d’amis. Aujourd’hui elle garde encore espoir même après avoir emmenés, en vain, ses enfants dans différents hôpitaux de la région.
Mais l’argent manque. Thê ne peut compter que sur l’aide de la ville. Elle perçoit 400.000 VND (15 euros) pour ses deux enfants, le fonds vient de l’Association pour les victimes de l’agent orange de Da Nang. Elle reçoit aussi 600.000 VND (20 euros) par mois d’allocations pour la contribution de son mari à la Révolution vietnamienne. Lorsque ses enfants dorment ou ne risquent pas de casser quelque chose dans la maison, elle va chercher du bois pour la cuisine. C’est moins cher que le gaz ou le charbon. Elle est contente de pouvoir être encore utile. Cela la rassure beaucoup. Mais la vieille femme a peur de ce qui se passera après sa mort.
« Mes enfants seront devenus ainsi orphelins, et qui pourra les assister ? », soupire-t-elle en essuyant les larmes qui coulent lentement sur ses joues ridées. Pas loin de la maison de Thê, dans le hameau de La Bông, commune de Hoa Tiên, district de Hoa Vang, la famille de Nguyen Hong Cu vit la même tragédie causée par l’agent orange. Cet homme de 75 ans souffre de troubles cardiaques et de la chloracné, une maladie rare de la peau. A son retour du combat de Quang Tri, quand la paix a été signée, Cu s’est marié. Sa femme a accouché cinq fois, quatre enfants sont nés handicapés. Le premier souffre de retard mental, des bras ou des jambes manquent aux trois derniers. Assis sur un tabouret dans le salon en attendant que le thé vert soit prêt, il prend Duyen, son unique petite-fille, 5 ans, dans ses bras. Inconsciente, muette, sourde, aveugle, elle n’a jamais pu appeler ses parents. Quand elle n’est pas contente, elle jette tout et frappe les gens qui l’entourent.
Les quatre enfants handicapés de Cu ne sont pas mariés. Ce n’est pas étonnant quand on sait qu’au Vietnam, dans certaines régions encore reculées, les victimes de l’agent orange sont isolées et méprisées par l’entourage qui perçoit souvent les enfants nés handicapés comme la manifestation d’un mauvais sort ou la conséquence d’une « faute » des parents. Dans les villages, beaucoup de gens ne comprennent pas encore l’origine chimique des infirmités malgré les explications des autorités. Les autres membres de la famille pâtissent aussi de la situation : les frères et sœurs en bonne santé ont du mal à se marier. Personne ne voudrait voir son fils ou sa fille épouser quelqu’un qui risque de lui donner des enfants handicapés.
« Chaque jour je vois mes enfants et ma petite-fille souffrir mais je ne peux rien faire pour les soulager », s’exclame Cu en larmes. « Je souhaite que le gouvernement nous soutienne davantage, qu’il nous aide à être moins pauvres et à rénover notre maison », ajoute-t-il en montrant du doigt le toit en brique de la maison qui se dégrade et laisse l’eau s’infiltrer chaque fois qu’il pleut.
Si Cu ne peut plus travailler, sa femme et ses enfants gagnent un peu d’argent en travaillant sur les champs de riz et en récupérant de la ferraille et des journaux qui seront ensuite revendus. Ce qui préoccupe toute la famille, c’est de pouvoir guérir la dernière née. « Je rêve d’entendre ma fille m’appeler maman, ça n’est jamais arrivé », confie la mère de Duyen, d’une voix amère.
« Cette souffrance ne peut jamais se terminer, elle dure toute une vie », souligne Nguyen Thi Hien, présidente de la VAVA de Da Nang. « Nous essayons d’aider les familles les plus nécessiteuses en favorisant la rénovation et la construction de leurs maisons, en obtenant des bourses d’études ou en leur permettant d’investir dans le commerce ou l’élevage. L’association s’occupe des collectes locales. Il y a également plusieurs organisations internationales et des personnes privées qui nous aident financièrement », confie Hien. L’aide de la communauté, bien que très limitée, a pu soulager un peu les difficultés quotidiennes des victimes.
Et pourtant, la vie continue
Au Centre de soutien aux Victimes de l’agent orange de Danang ouvert en 2006, une centaine d’enfants suivent des cours chaque jour et apprennent des métiers artisanaux : couture et broderie pour les filles, électricité pour les garçons. L’espoir demeure dans de nombreuses familles d’assurer un avenir à leurs enfants. Tant que ceux-ci sont capables d’apprendre, les parents n’hésitent pas, malgré le mauvais temps, à les amener chaque matin au centre et à les ramener en fin d’après-midi à la maison.
Dans une classe de 15 m², meublée simplement de vieilles tables et de quelques bancs, une quinzaine d’enfants âgés d’environ 10 ans fixent en silence le professeur qui leur apprend à lire et à écrire. Chacun porte les stigmates de son handicap : plusieurs ont le visage déformé par d’horribles taches ; le regard de quelques autres trahit un retard intellectuel. Parfois, des petites mains, timides, se lèvent quand le professeur pose des questions. Certains devront faire de gros efforts pour parler.
A 200 mètres de la classe, au fond de la cour du Centre, une dizaine de jeunes enfants se réunit sur une nappe en paille de riz et fabrique des fleurs en tissu. Les petits doigts confectionnent avec une dextérité épatante des bouquets qui seront vendus pour financer le Centre. Tout en travaillant, les enfants rient entre eux. Les visages déformés s’illuminent. Les sourds et muets échangent des gestes joyeux lors de « conversations » animées. En voyant des étrangers s’approcher, ils arrêtent de travailler et tentent de communiquer avec eux. Certains, plus agités, s’échappent quelques minutes et reviennent avec des photos d’eux-mêmes et de leurs camarades du Centre. Ils les montrent fièrement, avec un large sourire.
Un garçon d’environ 95 cm, le corps déformé par de grandes bosses sur la poitrine et dans le dos, se dirige vers les enfants, à petits pas. Il leur demande d’arrêter le travail, car c’est l’heure de rentrer. A première vue, on penserait que c’est un petit garçon de 4 ans. Mais si on observe bien son visage, on constate que c’est un homme de 30 ans. Nguyen Ngoc Phuong est le responsable du Centre depuis trois ans. Il a travaillé auparavant pendant dix ans à Ho Chi Minh ville comme électricien. Des yeux clairs et vifs, une voix un peu rauque et faible, de petites moustaches, et un sourire charmant, Phuong fait rapidement oublier aux gens à qui il parle son corps supplicié par l’agent orange.
« Je crois que les enfants fréquentant ce Centre et moi-même avons beaucoup de chance, au moins beaucoup plus que des victimes qui sont affectées plus gravement et qui ne peuvent pas sortir de chez elles », confie Phuong en jetant un regard bienveillant sur les jeunes pensionnaires qui s’amusent dans la cour en attendant leurs parents. « Ici, nous apprenons aux enfants des métiers qui pourront les aider plus tard à trouver un travail. Il n’y a pas de façon plus réaliste de leur permettre de s’intégrer et de trouver des satisfactions dans la vie», poursuit-il.
Il a pourtant fallu du temps pour que ces enfants puissent s’adapter au Centre ou enseignent cinq professeurs bénévoles. « Les premiers jours, se souvient Phuong, beaucoup ont essayé de s’enfuir en grimpant au mur pour trouver une sortie quand la porte du Centre est fermée. Ils étaient habitués à s’enfermer dans leur maison en supportant seuls leur solitude. Ces enfants se sont même battus dès les premiers contacts. Mais avec le temps, le Centre est devenu leur nouvelle maison où ils rencontrent des enfants dans la même situation ».
Combat difficile
Originaire du district de Que Son, dans la province de Quang Nam, une des régions les plus défoliées par l’agent orange, Phuong aime être au contact de ces enfants qui, comme lui 20 ans auparavant, puisent dans leurs propres forces pour changer leur destin. Quand Phuong naît, il pèse à peine 800 grammes. Incroyable, même pour le médecin qui explique qu’il souffre d’un manque d’hormones de croissance. Il attendra l’âge de trois ans pour tenter ses premiers pas.
A 6 ans, Phuong se rend à l’école. Mais durant les premières semaines, Il doit rester dans la cour pour écouter l’instituteur, car ses parents n’ont pas pu l’inscrire à temps. Dépassant à peine le rebord de la fenêtre, il déchiffre avec difficulté les mots dessinés à la craie par l’enseignant. Et même quand il peut enfin suivre le cours en classe, sa taille le handicape encore pour voir le tableau même en s’asseyant au premier rang. Son père décide alors de lui fabriquer spécialement une petite chaise en cuir pour qu’il puisse la poser sur son banc d’école. Pendant sept ans, Phuong va parcourir chaque jour sept kilomètres avec son précieux chargement sur le dos. Ce qui ne l’empêche pas d’obtenir des résultats scolaires remarquables jusqu’à la fin du collège.
« Je n’ai pas de grands rêves, juste un petit : avoir une bonne santé pour pouvoir faire beaucoup de choses pour mes parents et mes proches. Mes parents ont beaucoup souffert. Jusqu’à maintenant je n’ai rien pu faire pour eux », confie Phuong d’une voix fluette, les yeux baissés. Phuong s’attriste de voir son corps s’affaiblir de jour en jour. Il craint de devoir bientôt affronter la mort. « Je voudrais encore vivre, au moins pour mes parents. Mais 30 ans d’existence, c’est déjà beaucoup pour une personne malade comme moi. Même s’il est encore trop tôt, même si je regrette encore cette vie, j’accepte, car j’ai au moins essayé de profiter de chaque jour », soupire Phuong, en faisant rugir le moteur de sa moto à trois roues avant de reprendre le chemin de son domicile.
En quelques minutes, sa fragile silhouette disparaît derrière les grands arbres qui bordent la route. Près de quarante ans après les épandages, la verdure est revenue à Da Nang. Mais des milliers d’enfants innocents continuent de mourir. D’autres vont naître, victimes à leur tour de l’agent orange. Pour combien de temps encore ?
Chuck Palazzo : «Je me suis engagé à aider
les victimes de l’agent orange »
Chuck Palazzo est l’un des six millions de soldats américains envoyés au Vietnam pour participer à la guerre. Il vivait à Da Nang dans les années 1970-1971… Trente ans après, ce vétéran est revenu dans cette même ville afin de contribuer à guérir les blessures que son gouvernement et lui-même ont causé au peuple vietnamien. Il contribue ainsi à soigner des victimes de l’agent orange, auquel il fut aussi exposé.
Vous souvenez-vous encore des moments où vous avez vu répandre des herbicides pendant la guerre?
À la base aérienne américaine de Da Nang, j’ai vu les tonneaux utilisés pour stocker l’AO. J’ai questionné un responsable militaire américain qui m’a répondu que c’était «juste quelques produits chimiques pour empêcher la pousse d’herbes trop hautes autour du périmètre de la base aérienne ». J’ai également vu qu’ils étaient pulvérisés à partir d’hélicoptères dans plusieurs régions en dehors de Da Nang. On m’a dit que c’était le même produit chimique que j’avais vu à la base aérienne. Il a été utilisé pour éliminer une grande partie de la végétation afin que l’armée du Nord du Vietnam et le Viet Cong ne puissent pas attaquer l’armée américaine par surprise.
Pensez-vous que le gouvernement américain connaissait déjà le danger de l’AO avant qu’il ait ordonné à l’armée US de les déverser sur le Vietnam?
Oui. Je crois que le gouvernement américain savait que ce défoliant présenterait un danger pour les personnes exposées. Des articles écrits par d’anciens militaires prétendent que le gouvernement était conscient des conséquences néfastes des pulvérisations pour les humains. D’autres articles et d’autres documents encore expliquent que les fabricants de l’AO, comme Monsanto et Dow, savaient que la vie humaine serait affectée d’une manière très négative. Le gouvernement américain a pourtant continué de le déverser et les fabricants ont continué de faire des profits pendant plus de 10 ans au Vietnam.
D’après vous, pourquoi les Etats-Unis ne veulent-ils pas admettre leur responsabilité?
A mon avis, le gouvernement américain suit la maxime qui dit que “all is fair in love and war” (« En amour comme à la guerre, tous les coups sont permis »). Les Américains refusent de reconnaître toute responsabilité ou d’admettre toute culpabilité, parce que les faits se sont produits en temps de guerre. Il y a des lois aux États-Unis qui protègent les militaires et leurs sous-traitants civils du risque d’être poursuivis en raison de la guerre et ce quel que soit le préjudice commis. Les Américains ont également déclaré à maintes reprises que la plupart des maladies et des afflictions vécues par les victimes vietnamiennes ne peuvent pas être liées à l’AO de façon certaine. C’est une excuse qu’ils ont utilisée pendant des années – publiquement et en privé. De plus, ils sont préoccupés par les sommes importantes qu’ils auraient à verser aux Vietnamiens pour les soins et le bien-être des victimes ainsi que pour l’environnement. Ironiquement, ils fournissent une assistance médicale à leurs propres vétérans américains pour certaines de ces mêmes maladies.
Les Etats-Unis n’ont jamais admis leur responsabilité. Mais comment expliquez-vous l’aide qu’ils ont apportée (et l’argent dépensé) pour décontaminer quelques-uns des lieux les plus touchés au Vietnam?
Les Américains n’ont financé qu’une faible part du coût du nettoyage à Da Nang et Bien Hoa. C’est très insuffisant. Je ne pense pas qu’ils soient en train d’admettre qu’ils ont tort. Les sommes allouées par les Etats-Unis ont plutôt une motivation politique.
Que ressentez-vous quand vous voyez les victimes de l’agent orange à Da Nang?
Chaque fois que je vois une victime de l’agent orange, je suis déchiré. Cela me brise le coeur. Je suis très en colère et je me sens coupable. Des innocents en ont été victimes simplement parce qu’ils (ou leurs parents) vivaient dans la région où il a été pulvérisé. Je ressens la même émotion pour leurs familles. Beaucoup sont extrêmement pauvres. Prendre soin des victimes de l’AO est un travail à temps plein pour les parents, les hôpitaux, orphelinats, etc. Je m’inquiète aussi de constater que les ravages provoqués par l’ AO se perpétuent dans le temps. Nous atteignons la quatrième génération de victimes.
Vous avez beaucoup aidé les victimes de l’AO…
J’assiste les employés de certains orphelinats ici, ou bien j’écris des articles pour sensibiliser les gens. J’aide aussi les victimes en leur donnant de l’amour et du temps, surtout à ceux qui n’ont pas de famille. Beaucoup manquent de soutien moral. Jouer, partager un sourire est, à mon avis, aussi thérapeutique et utile que des soins médicaux. Je vis à Da Nang depuis trois ans. Quand j’ai réalisé que la guerre menée par les Etats-Unis au Vietnam avait eu des conséquences dramatiques, j’ai décidé de revenir pour faire les choses correctement. J’ai déménagé mon entreprise à Da Nang et je vis ici à plein temps. Je me suis engagé à aider les victimes de l’AO, dans cette ville et dans tout le Vietnam.
* Le 10 août 1961, l’armée américaine déversait pour la première fois des défoliants sur le centre du Vietnam dans la province de Kontum. ll s’agissait d’un ultime test. Cinq mois plus tard, les premiers épandages « officiels » de l’opération Ranch Hand inauguraient la plus grande guerre chimique de toute l’histoire de l’humanité.
Symbole de la mort lente tombée du ciel, l’agent orange, contenant la dioxine toxique, a été le plus employé et est devenu synonyme de « défoliant ».
La paix est établie au Vietnam depuis trente-six ans mais la guerre est là, omniprésente. D’anciens soldats vietnamiens et américains et des habitants des zones défoliées souffrent toujours de maladies que la science a liées à une exposition aux herbicides. Pire encore, peut-être : de nouvelles victimes apparaissent parmi les enfants nés au XXIe siècle.
Vuong Bach Lien
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