Birmanie : mai 2008

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Qu’avons-nous vu, entendu ?

Par Philippe Lavat*

…il suffit d’avoir un peu d’oreille
pour éviter les dissonances…

Buffon

Rony Brauman constate, dans les colonnes de Grotius.fr, l’existence d’une « dissonance » dans les représentations télévisées et, de façon plus large, le discours médiatique, une dissonance entre les images qui nous étaient montrées et les commentaires qui les accompagnaient. Qu’avons-nous pu retenir, visuellement, des conséquences du passage du cyclone Nargis en mai 2008 ?

Peut-être cette photographie publiée dans le journal Le Monde (09.05.2008), d’un cadavre flottant sur les eaux de la rivière Pyarmalot ? Cette photographie, de l’agence Associated Press, qui a très certainement fait le tour des rédactions, restera peut-être comme emblème de cette catastrophe, singularisant la victime dans une morbide – mais néanmoins « esthétisante » – représentation de la mort. Cependant, bien que cette image marque les mémoires, envisager la catastrophe qui frappait, il y a de cela un an, le sud de la Birmanie sous ce seul angle – esthétique – relèverait d’un dandysme de fort mauvais aloi.

Afin de recentrer notre propos sur le discours médiatique, et plus précisément sur les représentations télévisées de cette « crise humanitaire », nous pourrions avancer l’hypothèse que son traitement relevait principalement d’une topique de dénonciation plutôt que d’une topique esthétique (1)…

Au cours du mois de mai 2008, près d’une cinquantaine de reportages concernant la Birmanie et les conséquences du cyclone ont été diffusés dans les journaux de 20h des deux premières chaînes françaises (TF1 et France 2). Sachant que la nouvelle est  « tombée » le 4 mai, c’est donc de façon quasi quotidienne que nous avons été tenus informés du déroulement de cette crise. La position, dans les journaux télévisés, de ces sujets concernant la Birmanie peut s’avérer éclairante sur le poids accordé à cette actualité…

Comme l’écrit en effet Luc Boltanski, «l’espace médiatique n’est pas illimité et ne peut être tout entier consacré à l’exposition du malheur»(2). Quelques exemples significatifs : le dimanche 4 mai 2008, sur TF1, le sujet sur le tout récent passage du cyclone intervient en septième position ; le 27 mai, un sujet sur la Birmanie vient nettement à la suite de la visite fort matinale du couple Sarkozy au marché de Rungis ; la question humanitaire peut être supplantée par un événement intra-médiatique, tel l’annonce du décès de Pascal Sevran, ou bien encore être concurrencée par une autre catastrophe, un événement extra-médiatique comme le tremblement de terre survenu en Chine (12.05.2008).

Minoration de l’événement du fait de d’une ignorance partielle du bilan chiffré du nombre de victimes (3) , événement de politique intérieure, événement intra ou extra médiatique, l’agencement des reportages au sein du JT n’obéit pas à des règles strictes, et ne peut en aucun cas se focaliser sur le seul traitement des conséquences dues aux ravages du cyclone Nargis.

Discours uniformisé

Une lecture de surface des « chapeaux » (lancements) de ces reportages, indexés sur la base de données de l’Inathèque, confirme l’intuition de R. Brauman, laissant apparaître la prédominance d’un traitement en termes de blocus/blocage de l’aide humanitaire étrangère par les autorités birmanes. On parle d’une aide internationale parvenant « au compte-goutte », d’une junte qui « freine l’entrée des humanitaires », de « cargaisons saisies par les militaires birmans », de généraux birmans qui « refusent toujours l’aide internationale »… Ces quelques exemples ne visent pas à nier le bien-fondé de la réprobation, mais à en souligner l’uniformisation.

Nous pourrions tenter, désormais, de trouver des raisons à cette supposée uniformisation des discours.

Celle-ci peut tenir, dans les premiers temps de la crise, à la source commune dont disposaient les télévisions. Dans les premiers jours suivant le passage du cyclone, en effet, les seules images disponibles semblaient être celles que diffusait MRTV, vues aériennes de zones inondées, paysages dévastés, et nous avons pu les voir, commentées de façon différente, sur les deux chaînes.

La reconstitution par images de synthèse du mouvement du cyclone sur une carte et ces images de la télévision birmane constituaient alors le seul aliment des rédactions françaises. Notons que, parmi ces images, il était possible de voir très tôt la mise en scène d’une aide apportée aux populations par les autorités locales (TF1, 04.05.2008), ou bien encore des personnels de la Croix Rouge (France 2, 05.05.2008).

Sur les deux chaînes, les vidéos des premiers journalistes indépendants n’apparaîtront que le 7 mai (en provenance du site Internet Voice of Burma). Bon nombre d’images, par la suite, nous montreront l’imposant appareil de l’aide humanitaire internationale… bloquée à la frontière thaïlandaise.

Croyance et vision

L’accentuation d’une topique de dénonciation dans le traitement télévisuel des événements de Birmanie tient peut-être en partie au blocage de l’aide humanitaire étrangère par les autorités du pays, mais également, dans une moindre mesure, aux difficultés que les journalistes rencontraient pour filmer des images à l’intérieur du territoire.

La condition de l’homme moderne est affaire de croyance plutôt que de vision. Il faudrait alors, avant de se demander ce que nous proposent les images, se demander comment se fixe la croyance… et il est fort possible qu’en l’occurrence celle-ci se soit édifiée autour d’une « morale de l’extrême urgence » .

Cette posture morale était déjà marquée par le ministre des affaires étrangères, devant les caméras de France 2 (J.T de 20 heures du 07.05.2008), envisageant des modalités d’actions face à la crise tout en déplorant une absence de visibilité : « nous pourrions essayer de convaincre de la nécessité d’ouvrir l’aéroport de Rangoon au vol, on dit qu’il y en a eu deux mais apparemment votre correspondant ne les a pas vu, mais ce n’est rien face au besoin ».

Ce besoin, dont nous ne nions pas l’existence (bien qu’il faille en prendre la mesure), est malheureusement appuyé de formule lapidaire, « Faut pas se désespérer sous prétexte qu’il y a des désespérés », ou d’un lyrisme superfétatoire : « Un jour, il y aura une responsabilité humaine au-delà de la souveraineté des Etats et surtout de la souveraineté des dictatures. »

Avec une voix puissante, on se trouve presque hors d’état de dire des choses fines… Ce n’est là qu’une suggestion mais l’on pourrait se poser nombre de questions sur la façon dont agit, à la manière d’un porte-voix, la télévision.

*Philippe Lavat est docteur en Sciences de l’Information et de la Communication. Paris III-CEISME.

(1) : Le terme topique doit ici être entendu dans son acception boltanskienne, i.e. « rapporté à la fois à une dimension argumentative et à une dimension affective » ; le discours portant sur la soufrance peut ête formulé de façon à associer descriptionde celui qu isouffre et concernement de celui qui est informé de cette souffrance. (Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Gallmard, folio essais, 2007)

(2) L. Boltanski, ibid., p.280

(3) Entre le 4 et le 5 mai, ce bilan s’est alourdi de façon exponentielle, pasant de 350 à 10000 victimes. (source AFP rendant compte de cmomuniqués des autorités birmanes)

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La rédaction de Grotius International.

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