« La Vengeance des Humiliés », Gilbert Holleufer co-auteur (Ed. Eclectica)

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Par Gilbert Holleufer… Le projet de cet ouvrage – La Vengeance des Humiliés – est né d’un constat: les mécanismes de l’humiliation ne sont que trop rarement associés de manière systématique à la réflexion sur les causes et les manifestations de la violence, individuelle et collective, et à l’exploration des moyens à mettre en œuvre pour en prévenir les effets. Le cri du cœur d’un vétéran de l’UNHCR, qui a participé aux premières discussions entourant le lancement du livre, suffit à éclairer ce constat : « voilà des décennies que je travaille dans tous les coins du monde dans des opérations d’aide aux réfugiés, et c’est vrai que je crois ne jamais avoir entendu prononcer le mot humiliation, bien que l’humiliation fasse partie de la réalité quotidienne de tout réfugié: mais comment est-ce possible ? ». Ces propos ne font que relever le singulier paradoxe d’une réalité émotionnelle qui est à la fois omniprésente, et certainement reconnue comme telle sur un plan implicite, mais qui reste absente du discours doctrinal et opérationnel des professionnels de l’aide aux victimes de la violence.

La dynamique de l’humiliation offre pourtant un cadre notionnel et explicatif qui rend compte d’un continuum de souffrance auquel participent à la fois les victimes et les agresseurs, rassemblant les uns et les autres dans une vulnérabilité émotionnelle commune à tous les hommes, au delà de tous les jugements moraux. Il semble aller de soi que l’estime de soi et la fierté sont des conditions nécessaires à la vie en société. L’estime de soi, la conscience de sa propre dignité sont des sentiments relationnels en ceci qu’ils dépendent des autres. Car ce ne sont que les autres qui peuvent satisfaire ou non le besoin narcissique de reconnaissance sociale qui détermine notre équilibre psychologique. Inversement, l’humiliation résulte d’un malaise profond éprouvé par l’individu qui, ne trouvant plus cette reconnaissance, sombrera dans un déficit d’estime de soi, un processus d’auto-évaluation négative de soi : l’humiliation est un sentiment qui se mesure à l’aune de ce que nous estimons que l’autre nous a fait. Le corollaire de la souffrance intérieure ainsi engendrée sera une perte d’empathie, un rejet paranoïaque de l’entourage, ou tout au moins un désir dépressif de s’y soustraire.

En un mot comme en cent, l’on comprend que, porté à un certain degré d’incandescence, cette douleur entraînera l’individu à réagir par la violence, à se venger, puisque le moyen le plus efficace de se protéger de l’humiliation infligée par les autres consiste à les éliminer. L’alchimie de l’humiliation et de la honte – sentiment d’une humiliation irréparable – est donc susceptible d’expliquer des phénomènes de violence émotionnelle, allant jusqu’aux formes de rages les plus meurtrières, aux manifestations de ce qu’il est convenu d’appeler la violence extrême, aussi désastreuses sur le plan psychologique que social. Par ailleurs, les mécanismes de l’humiliation s’avèrent aussi prégnants dans l’analyse des comportements individuels que collectifs.

Enfin, l’étude de la violence à travers le prisme de l’humiliation permet d’expliquer les dérives vers des comportements extra-ordinairement violents d’hommes tout à fait ordinaires, sans recourir à la notion de pathologie quelle qu’elle soit : personne n’est à l’abri de ce cycle de violence émotionnelle, de la perte de la maîtrise, lorsque le rapport à l’entourage, le rapport au sens qu’il donne à notre existence, se désagrège et vire au cauchemar.

Humiliation, impuissance, indignité

 

 

Or, dans un monde où les anciennes structures culturelles et sociales, prévisibles et qui permettaient la maîtrise, sont emportées par des processus aussi imprévisibles que dénués de sens à leurs yeux, les individus aussi bien que les communautés sont susceptibles de devenir de plus en plus vulnérables à des sentiments d’humiliation, d’impuissance, d’indignité. Dans l’environnement fluctuant et la dilution des projets sociaux communs qui caractérisent les deux dernières décennies, on a vu croître l’inquiétude et l’incompréhension devant le spectacle d’une violence de plus en plus «in-sensée», que ce soit au niveau moléculaire, dans le cas des violences urbaines ou des massacres dans les écoles américaines ou européennes, ou macroscopique dans celui de la multiplication de guerres civiles sanglantes, d’attentats terroristes sans précédent, et de comportements génocidaires.

Dans cette optique, La Vengeance des Humiliés se propose de mettre en perspective les manifestations de la violence les plus divers, avec invariance d’échelle, allant du mobbing à la guerre civile et au terrorisme, en passant par toute une typologie de comportements agressifs du moins anti-social au plus paroxystiquement asocial (tueurs en série, comportements génocidaires, terrorisme).

Or, en étudiant la nature commune des perversions de la violence individuelle et collective, on se rend compte que les mutations sociales et historiques qui marquent la fin du siècle passé produisent un environnement social pervertissant, dont la conséquence est une « déréglementation » globale de l’usage de la force qui favorise une prolifération exponentielle de violences purement émotionnelle.

Dans la seconde partie du livre, l’analyse des témoignages de plusieurs milliers d’interviews et de discussions de groupes réalisés en zone de guerre par le CICR en 1999 fournit ainsi quelques clés sur cette nouvelle « culture » de la violence. En l’occurrence l’ouvrage présente les résultats de recherches approfondies entreprises à l’université de Harvard sur les données recueillies dans trois zones de conflit majeurs : l’Afghanistan, la Bosnie et le conflit Israël – Palestine.

En premier lieu, les témoignages des répondants montrent à l’évidence que tous les combattants ayant participé à ces conflits, en apparence si différents, partagent un sentiment commun d’inadéquation, de dé-moralisation, de perte de sens. Pour tous autant qu’ils sont, l’expérience de la réalité de la guerre a totalement trahi les attentes qu’ils avaient lorsqu’ils ont pris le rôle de combattants. Tous, ils sont entrés dans le rang en croyant qu’ils allaient se battre dans une «vraie» guerre, une lutte légitime visant la sauvegarde de la communauté, et leur promettant la fierté et la dignité héroïque que procure son sacrifice à l’homme combattant pour la juste cause. Tous, ils se sont retrouvés confrontés soit à une boucherie, un déchaînement de violence sauvage impossible à maîtriser, soit à une asymétrie des moyens et à une désarticulation des moyens et des fins qui n’avaient plus rien à voir avec la guerre telle qu’ils l’avaient imaginée, voire même pratiquée auparavant.

Civils et combattants…

En Afghanistan et en Bosnie, l’éclatement de la guerre civile, le scandale des frères combattant les frères ou des voisins tuant des voisins a irrémédiablement plongé les combattants dans une escalade de violence émotionnelle d’une sauvagerie qu’eux-mêmes sont incapables de comprendre et d’assumer après coup. En Israël, des soldats parfaitement entraînés pour la guerre, bien équipés et sûrs d’eux-mêmes se sont retrouvés dans les territoires confrontés à des « ennemis » impossibles à combattre selon les règles de la guerre, sous la forme de jeunes filles et de jeunes gens leur lançant des pierres. Tous ont dû faire face à une «écologie de la peur» d’un type nouveau, où les distinctions entre civls et combattants, entre zone de danger et de sécurité, entre violence légitime et illégitime se sont diluées à leurs propres yeux.

Ces combattants ordinaires, au delà des différences de contexte, ont psychologiquement et socialement souffert en leur âme et conscience d’une perversion radicale de la réalité de la guerre telle que leur culture et leur société se la représentait. Ils ont été traumatisés par l’humiliation de sentiments d’inadéquation, d’impuissance, d’indignité aussi douloureux qu’inattendus. Entraînés dans un escalade de violence sans lendemain, ils ont compris à leur corps défendant et selon des modalités diverses, que dans ces guerres-là, il était impossible de gagner quelque fierté, quelque dignité que ce soit ; qu’il n’y avait là que des perdants se battant contre des perdants, et que la notion même de victoire n’avait plus de sens, car l’horizon était vide de tout projet social cohérent.

Se dégage dès lors un modèle explicatif qui aurait l’ambition de saisir la nature des mutations profondes qui affectent la culture de la violence au niveau global dans le monde contemporain, où surgissent des crises de violence collective passionnées à tous les niveaux, mais d’où les guerres et conflits structurés et « politiques » semblent avoir disparus. Depuis des temps immémoriaux, les cultures patriarcales ont valorisé la violence masculine dans la mesure même où elle leur permettait – ou leur enjoignait – de sauver leur honneur, d’acquérir dignité et fierté aux yeux de leurs pairs et de leur communauté. Se battre, selon le système de valeurs en vigueur, qui exaltait les qualités de courage et de force et leur opposait la lâcheté et l’ignominie, c’était la garantie pour le mâle de gagner un immense capital de reconnaissance sociale, et de justifier ses privilèges exorbitants dans la société. Notamment en se battant honorablement pour la cause « juste » que fixe le groupe d’appartenance.

Mâle dominant

Nous appellerons économie héroïque de la violence masculine ce régime traditionnel de l’usage de la force du mâle dominant, qui soumet les pulsions destructrices à des règles permettant de les socialiser. Or, mutatis mutandis, ce que tous les témoins et acteurs des guerres civiles – ou tout au moins non-étatiques – contemporaines nous communiquent, c’est précisément la dérive d’une violence jusqu’ici vécue comme socialement intégratrice vers une violence socialement désintégratrice. Le spectacle de la ruine et de la dévastation qu’ils ont engendrées n’a plus aucun rapport avec un code de conduite héroïque. Une telle dérive est désastreuse au niveau de l’estime de soi. Elle mènera les uns à la dépression, mais peut emprisonner les autres dans un cycle infernal de violence paranoïaque, dans la mesure même où ils ne trouvent plus d’alternatives non-violentes pour conjurer leur rancœur et leur humiliation.

Combien de coalitions d’hommes combattants ne sont-ils pas prisonniers actuellement d’un tel engrenage, enfermés et isolés qu’ils sont dans un processus d’entropie morale sans issue. Engagés dans l’exercice d’une violence qui exclut d’emblée toute forme d’héroïsme et de reconnaissance, la peur de la honte et de la lâcheté se dissolvent d’elles-mêmes dans une escalade de rage vengeresse.

Aussi appellerons-nous économie post-héroïque de la violence ce nouveau régime de violence, où les anciens codes masculins subsistent sur le plan émotionnel, mais où ils sont graduellement déconnectés de toute forme de socialisation, où les moyens ne s’articulent plus avec des fins, où la force s’est détachée du sens commun et de toute forme d’empathie. L’humiliation ressentie ne trouve alors d’exutoire qu’en des formes de vengeance sauvage qui expriment on ne peut plus clairement que l’humiliation est devenue une fin en soi : une vengeance indiscriminée contre un environnement et un destin humiliants qui semble avoir programmé pour ces hommes un échec de l’existence sans appel.

Ces constantes psychosociales, si elles sont transversales à des contextes de guerre très divers sur le plan macroscopique, se retrouvent également dans les manifestations locales de violence urbaine dans le monde « en paix » : surgissement d’une violence « gratuite », logique triomphante du bouc émissaire dénuée de toute rationalité, « bandes de jeunes » fluctuantes et déterritorialisées sont les dénominateurs communs des « bastons » des cités, des excès de violences « machistes », des émeutes sans revendications, et même des massacres dans les écoles qui ont défrayé la chronique du nouveau et du vieux continent.

Du baston au terrorisme, les symptômes ne révèlent-ils pas une même maladie ? Il y aurait beaucoup à faire pour en valider la prégnance, et éclairer les modalités selon lesquelles ce régime post-héroïque combine les déterminants psychologiques, sociaux et culturels locaux propres à chaque cas de figure. Notre hypothèse n’en reste pas moins que l’ensemble des symptômes de «dérégulation», de dé-socialisation et de dé-subjectivation que présentent les occurrences de la violence masculine dans le monde contemporain relève d’un processus global et historique de délitement de la culture patriarcale jusqu’ici dominante.

L’impossible accès aux victimes

Enfin, cette mutation civilisationnelle transforme fondamentalement les conditions d’intervention des acteurs humanitaires et du système des Droits de l’Homme. L’humanitaire a été formaté au sein de l’ancien système westphalien, où l’Etat détient le monopole de la violence et constitue un interlocuteur sine qua non. Dans nombre de situations pourtant, s’il n’a pas disparu, l’Etat ne contrôle plus rien . Quant aux combattants sur le terrain, comment peuvent-ils s’identifier à des normes extérieures de compassion, alors qu’eux-mêmes souffrent de la perte de toutes les normes d’empathie de leur communauté et de toutes les garanties de sécurité mentale qu’offraient la communauté au soldat dans une guerre « classique » ? S’ensuit que pour les humanitaires internationaux, l’accès aux victimes se transforme de plus en plus en mission impossible – ou mortelle. En outre, l’opérationalité humanitaire classique, massivement dirigée vers les besoins physiologiques et matériels des victimes, passe souvent à côté de l’essentiel, car les souffrances et les besoins les plus cruciaux sont ailleurs : à savoir sur le plan psychologique, social et culturel.

Le système des Droits de l’Homme, quant à lui, s’il est basé sur une approche généreuse de la condition humaine, promeut des normes et des idées auxquelles les combattants concernés ne peuvent qu’être imperméables : lorsqu’on a honte de ce que l’on est et de ce que l’on a fait, comment accueillir sans rancœur ces représentants des valeurs inaliénables d’humanité ? Comment pourraient-ils faire confiance aux discours de ceux qui n’ont pas vécu ce qu’ils ont vécu, et qui leur a fait perdre toute confiance en eux-mêmes et en leur entourage ? Car derrière les discours des droits-de-l’hommistes, ces blessés de l’âme n’entendent qu’un même message implicite: « à votre place, je n’aurais pas fait ce que vous avez fait ». Et les droits de l’homme de devenir paradoxalement une nouvelle source d’humiliation, parce qu’ils n’intègrent guère l’expérience tragique au sens premier d’êtres humains ordinaires qui savent qu’on ne peut pas échapper à la perversion lorsque l’environnement se fait pervertissant.

Concluons ce trop bref survol d’une problématique vertigineuse en rappelant qu’on ne pourra pas prévenir la violence sans la comprendre. Aussi, à défaut de solutions immédiates, l’ambition modeste de cette approche de la violence est-elle de promouvoir une meilleure compréhension des mutations psychosociales et culturelles de la violence dans le contexte historique contemporain, ne serait-ce que pour favoriser de nouvelles formes d’empathie avec ce qui semble de prime abord impensable. En effet, il est impératif en un premier temps de prévenir les sentiments d’impuissance démoralisants et humiliants auxquels sont de plus en plus souvent exposés à leur tour tous ceux qui, engagés dans la lutte contre la violence et l’injustice d’une manière ou d’une autre, se rendent compte que la réalité sur laquelle ils entendaient agir avec les moyens à disposition leur échappe. Ce type de démoralisation risque en effet de glisser vers une démission.

Mais si le dialogue sur les valeurs se rompt entre les uns, qui vivent dans la sécurité, et les autres, qui en sont exclus, le risque est grand que parmi ces derniers, les hommes humiliés qui se seront le plus profondément enfermés dans leur logique paranoïaque, laissés à eux-mêmes et se concevant comme définitivement exclus de l’existence des autres, trouvent des moyens toujours plus destructeurs pour se venger. Le 11 septembre 2001 suffit sans doute à nous rappeler la réalité de ce risque.

Gilbert Holleufer est co-auteur de La Vengeance des Humiliés (Editions Eclectica, 2008. Genève)

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