L’expulsion de treize organisations humanitaires internationales ainsi que les menaces pesant sur celles qui sont encore au Darfour ont pour conséquence immédiate la mise en péril de l’approvisionnement en eau, en nourriture et en soins de santé pour près de trois million de personnes déplacées. Alors que les attaques contre le personnel de secours se multiplient, le président soudanais a annoncé que l’ensemble des organisations humanitaires internationales devrait quitter le pays d’ici un an. Le même gouvernement qui a orchestré les massacres de 2003-2004 et provoqué l’exode de la moitié de la population du Darfour promet aujourd’hui de lui venir en aide dans le cadre d’une «soudanisation» des opérations d’assistance. Les dernières déclarations d’Omar El Béchir que nous n’oserons pas qualifier de conciliantes ne changent rien au fond…
Pour les autorités de Khartoum, les organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires ne seraient pas étrangères à la saisine de la Cour pénale internationale (CPI) et participeraient aujourd’hui à ses investigations. N’ayant pas les moyens d’envoyer des enquêteurs au Soudan (qui lui refuse des visas), la Cour est en effet tentée de faire appel aux organisations humanitaires de terrain pour réunir des éléments de preuve. Comme le souligne la coalition d’ONG humanitaires ICVA, la position des ONG à l’égard d’une éventuelle demande de collaboration ou de témoignage émanant de la Cour n’est pas toujours claire.
Nombre d’organisations humanitaires ont milité pour la création de la CPI, partageant le rêve exprimé par l’un des fondateurs de la Croix Rouge, Gustave Moynier, qui en 1872 déjà proposait la création d’une « institution judiciaire internationale, propre à prévenir et à réprimer les infractions à la Convention de Genève». Peu d’ONG avaient alors pris la mesure des antagonismes entre démarches humanitaire et judiciaire. De fait, l’acheminement des secours nécessite l’accord des autorités locales. Celui-ci est plus difficile à obtenir dès lors que les secouristes sont perçus comme des auxiliaires de justice susceptibles de faire condamner leurs interlocuteurs par la CPI.
De même que la dénonciation systématique des violations des droits de l’homme, la lutte contre l’impunité est potentiellement incompatible avec l’assistance humanitaire aux populations civiles en situation de conflit. Alors que la première exige la dénonciation des auteurs de crimes de guerre, la seconde nécessite leur coopération afin de permettre le déploiement de secours dans les zones qu’ils contrôlent.
Lors des négociations du statut de la CPI, le Comité international de la Croix rouge a obtenu une dérogation formelle le dispensant de témoigner au nom de la neutralité et de la confidentialité nécessaire à son action. Bien qu’elles soient confrontées à des contraintes similaires, les ONG ne disposent pas d’une telle exemption légale.
En réponse à cette lacune, MSF a adopté pour politique interne de ne pas collaborer avec la justice internationale et expliqué sa position à la Cour en avril 2004. Cette politique a été publiquement réaffirmée par le président du Conseil international de MSF le 31 juillet 2008 : « Si MSF respecte la compétence et le mandat de la CPI, elle demeure avant tout une organisation médicale de terrain indépendante de toute structure ou pouvoir – qu’ils soient politiques, religieux, économiques ou judiciaires.(…) MSF ne coopère pas et ne transmet aucune information à la CPI. »
L’aide humanitaire et la justice internationale – ou la protection armée des civils – sont loin de constituer un ensemble d’actions cohérentes visant à civiliser les guerres pour qu’elles se déroulent selon les formes imposées par le droit international. Ces interventions reposent sur des logiques et des modalités différentes, parfois incompatibles. La crise du Darfour souligne l’importance pour les organisations de secours de reconnaître ces contradictions et de lever l’ambiguïté sur la manière dont elles les assument.
Ajoutons toutefois que l’indépendance vis-à-vis de la CPI n’est à l’évidence pas une condition suffisante pour éviter le blocage de l’aide humanitaire. L’expulsion des ONG internationales du Darfour est aussi et surtout une mesure de représailles contre les Etats favorables à l’inculpation du président el-Beshir. Sur les treize ONG expulsées, onze proviennent des trois pays en flèche dans le soutien à la décision de la CPI, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
La prise en otage des populations du Darfour et des ONG illustre la complexité des politiques internationales de gestion de crise et la nécessité d’arbitrer entre leurs différents registres. En 2004, les pressions internationales sur le Soudan avaient contraint le régime à ouvrir grand les portes du Darfour à l’aide humanitaire, évitant ainsi que la famine succède aux massacres. Cinq ans plus tard, les pressions en vue du jugement des criminels de guerre soudanais conduisent à l’effondrement de moitié des opérations d’assistance.
Il n’appartient pas aux secouristes d’établir une hiérarchie entre action humanitaire, judiciaire et politico-militaire. Si notre tropisme nous pousse à donner la priorité aux secours, nous avons conscience que d’autres arbitrages peuvent être légitimes.
Reste que contrairement à ce qu’affirmait le Procureur de la CPI en février dernier, décrivant les camps de déplacé du Darfour comme des mouroirs – l’ultime instrument d’un « génocide par attrition » à l’origine de « 5 000 morts par mois » – les politiques de secours menées au Darfour étaient parvenues à éviter famine et épidémies et à faire tomber les taux de mortalité et de malnutrition sous leur niveau d’avant-guerre. Ces acquis sont aujourd’hui gravement menacés par la réaction soudanaise aux politiques du châtiment judiciaire qui doivent désormais démontrer leur capacité à servir les intérêts des victimes.
Fabrice Weissman
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