Blessures d’information

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Par Jacques Gonnet

«Je ne  veux plus regarder le Journal Télévisé. C’est trop. J’en ai assez qu’on me jette à la figure tous les malheurs du monde. Pareil pour les journaux.  J’en ai assez. A quoi ça sert ? Qu’est-ce que je peux y faire ?»

Cette  appréciation de  Marc, étudiant, relevée dans le cadre d’une enquête sur les pratiques des médias,  traduit un malaise d’autant plus difficile à cerner que chacun d’entre nous, d’une façon ou d’une autre, peut recevoir en écho la brutalité de son propos :  que faire, en effet, de ces images ? que faire de ces relations de l’horreur du monde, relations quotidiennes à la limite du supportable ? doit-on « s’endurcir » ? considérer qu’il s’agit d’un mauvais théâtre, que nous ne sommes pas concernés, du moins tant que notre cercle de vie immédiat n’est pas touché ? Mais une telle posture  répond-elle au vertige du problème évoqué ?

En fait, ces informations violentes sont vécues comme autant de «blessures» : je reçois des informations et je ne peux rien changer. On se trouve donc ici très exactement à l’opposé de l’imaginaire qui nous autorise à croire que le savoir permet d’agir.

Peut-être, pour commencer à cerner cette blessure, n’est-il pas inutile de se souvenir la définition de l’homme que donnait Emmanuel Lévinas : l’homme  est  homme parce qu’il a «cette faculté de souffrir pour celui qui souffre».

La souffrance de l’autre résonne en moi comme une souffrance que je ne peux contenir:  « Le fait qu’autrui puisse compatir à la souffrance de l’autre est le grand événement humain, le grand événement ontologique. On n’a pas fini de s’étonner de cela : c’est un signe de la folie humaine, inconnue des animaux. Chez eux, il ne semble pas y avoir de place pour la compassion. L’amour d’autrui est d’abord la souffrance pour la souffrance de l’autre ».

Lévinas définit  précisément cette compassion « qui n’existe que dans la douleur et dont il ne faut pas avoir honte. Souffrir avec l’autre, souffrir pour autrui. Cela est le commencement d’une humanité difficile ». Cette qualité de souffrir en tant que possibilité de souffrir pour l’autre relève donc de la dignité humaine : «La dignité humaine ne consiste pas seulement à persévérer dans l’être, à être moi. L’homme apparaît dans la création, dans la nature, dans la totalité de l’être, comme une exception de l’obstination à être, car si tout être s’obstine dans l’être, le seul qui peut souffrir pour l’autre, qui ne m’est rien en fait, c’est l’autre homme. Par conséquent, l’apparition de l’homme est un bouleversement de l’ontologie, de l’ordre normal de l’être».

Cette «folie»  nous fait donc ressentir le spectacle de la souffrance comme une blessure. Une blessure qui entraîne notamment des phénomènes de culpabilité, de révolte, de compassion…. Tentons de les approcher :

La culpabilité

Etrange réaction, pourtant souvent évoquée : on se sent confusément coupable de  découvrir l’insupportable que les médias nous donnent à voir.

Toutefois, plutôt que de culpabilité, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’abord de découvertes de la conscience au sens ou Vladimir Jankélévitch parlait de ce dégoût insurmontable que nous inspire l’insupportable : «alors une voix, comme disent les théologiens, re-murmure en nous contre l’éventualité honteuse.(…) La plupart des hommes ont ainsi une conscience sans le savoir, mais ils la découvriront un jour parce qu’on aura blessé en eux quelque chose qui leur était cher, parce qu’une certaine façon d’agir les aura scandalisés ou, comme on dit  ‘choqués’. En chacun de nous il s’établit comme un seuil de moralité, une sorte de niveau moyen en deçà duquel il n’y a pas encore de conscience en acte».   Rien à voir ici avec le remords, cette conscience enfiévrée ; rien à voir non plus avec le trouble d’un acte contestable sur le point d’être commis. Dans son imprécision même, cette «culpabilité» diffuse renvoie à la souffrance morale d’être spectateur de l’indignité humaine.

La compassion

«Comment ne pas se sentir submergé par la compassion, par la pitié ?» disent souvent les personnes qui apprennent par les médias les drames du monde. Il n’est pas si facile de distinguer ces deux termes. En allemand, le même mot, Mitleid, renvoie tantôt à la compassion, tantôt à la pitié. Schopenhauer considérait que cette émotion qui nous porte vers l’autre est en quelque sorte la preuve qu’il n’y a pas à proprement parler de différence entre nous-même et autrui. Rousseau fonde sa morale sur la pitié, cette vertu naturelle, qui précède l’usage de la réflexion. Mais les mots ont une histoire et la «charité» comme la «pitié» n’ont pas bonne presse aujourd’hui.

Une certaine approche contemporaine taxe la pitié de condescendance ou même de mépris pour l’autre. Mais les arguments ne sont pas vraiment convaincants. Certes, celui qui ressent de la pitié pour une personne est probablement  dans une meilleure «situation». A t-il a priori un sentiment de supériorité ou de mépris ? N’est-on pas ici dans un procès d’intention assez vain ?

Reconnaissons d’abord les points communs de la pitié et de la compassion : il s’agit, dans les deux cas, d’une émotion causée par la souffrance d’autrui. Mais, pour celui qui l’éprouve, cette émotion est active, elle suscite un désir de soulager, d’aider. Aussi cette émotion, sans doute douloureuse, ne saurait rester systématiquement dans le registre de la tristesse. Elle peut susciter des actions positives mais elle peut aussi, par la manifestation de sa présence, soulager celui qui souffre puisque l’on «partage» sa souffrance (a contrario, celui qui souffre peut être  heurté par l’indifférence des autres). Ces actions sont parfois  critiquées, au plan de leur valeur morale, parce qu’elles auraient d’abord pour objet d’alléger cette souffrance qui nous étreint à la vue de la  souffrance de l’autre. L’argument est contestable. En effet, la façon radicale d’éteindre notre peine ne serait- elle  pas, plus simplement,  de détourner notre regard et de penser à autre chose ?

La révolte

À l’évocation de la souffrance d’autrui, nombreux sont ceux qui expriment d’abord leur révolte, leur colère. Mais, dans la plupart des cas la confusion est au rendez-vous. Je cherche les persécuteurs mais en même temps je m’interroge pour savoir pourquoi on me montre ces images-ci  plutôt que celles-là. Veut-on  me manipuler ?

Retenons  ici la difficulté, la plupart du temps, à construire une accusation.  Pour que la dénonciation prenne corps, on est amené à réfléchir sur les causes, à prendre position. Bref, à se doter d’une théorie du pouvoir, à lire les événements à partir d’une grille de compréhension et d’un certain militantisme, quel qu’il soit.  Dès lors l’attention se déplace du malheureux qui nous obsède vers une action possible à long terme.

Remarquons aussi que les paroles de dénonciation n’apparaissent crédibles que si celui qui les profère s’engage effectivement et, d’une certaine façon, court des risques en les prononçant. Un discours virulent contre la censure ne coûte guère s’il est émis d’un pays démocratique qui reconnaît la liberté de parole. En revanche, s’il est prononcé dans un pays sous régime dictatorial, les risques sont réels.

On ne peut toutefois jauger de la qualité d’une réponse à la souffrance d’autrui à partir du seul paramètre de l’implication personnelle. Si je m’identifie à cette souffrance et que, par exemple, je décide par sympathie de vivre comme le malheureux qui m’a touché, mon action ne constituera pas une réponse pour ce dernier. Mais dans quelle mesure peut-on comprendre, saisir la souffrance de l’autre ? «il convient de se méfier», observe Bertrand Vergely «de la bonne volonté qui croit pouvoir comprendre la souffrance d’autrui et qui, en fait, ne comprend rien. Celle-ci relève souvent davantage d’un fantasme de fusion avec autrui que d’un respect de celui-ci. Fantasme dangereux consistant à se prendre pour l’autre et à parler à sa place».

Et dans le cas de l’accompagnement des mourants, Catherine Chalier explique l’erreur qui consiste à croire que l’on peut porter la souffrance de l’autre, «de la même façon qu’on porterait ses fardeaux pour lui permettre de cheminer léger». N’est-ce pas oublier –dit-elle- que l’Autre, parce qu’il est Autre justement, n’est jamais à la mesure de notre conscience, que celle-ci, malgré toute sa bonne volonté est toujours en retard au rendez-vous du prochain ? Mais cette attitude extrême a son pendant dans la négation de la souffrance de l’autre. Bertrand Vergely remarque par ailleurs : «on a du mal à s’apercevoir que l’autre souffre et à comprendre que le mal fait mal. Généralement, il est fait recours à toutes sortes de ruses afin de dire que, finalement, le mal n’est pas si mauvais que cela. Cela permet de dormir tranquillement sans faire de cauchemars et, surtout, de ne rien faire pour ceux qui souffrent». À l’appui de cette opinion, Bertrand Vergely constate que la médecine n’a décidé que très récemment de s’attaquer au problème de la souffrance en créant, voilà une dizaine d’années, un diplôme universitaire spécialisé de médecine de la douleur.

La souffrance de l’autre entraîne ainsi à des attitudes contradictoires, antagonistes ; attitudes de rejet, de dénonciation, de sympathie, d’ignorance… On saisit combien le corps est traversé par ces pulsions qui révèlent  un rapport essentiel, intime, au monde.

Le saisissement de l’urgence

À l’opposé de celui qui propose un changement politique s’inscrivant dans le long terme pour résoudre la souffrance des malheureux, se situe celui qui considère que la réponse ne peut être qu’immédiate. La violence de ce qui m’est donné à voir dans la souffrance de l’Autre, médiatisée ou non, exige une riposte instantanée. Je suis choqué, douloureusement atteint, je cherche comment aider. Cette urgence de la réponse nécessaire ne me prédispose guère à m’interroger, à la différence de la colère, sur la critique de ce que l’on me montre. Mon émotion me submerge, et  plutôt que de chercher d’éventuels coupables, je porte mon attention vers la victime, je tente de l’aider par tous les moyens qui sont à ma disposition.

Cet état traverse tout homme un jour ou l’autre. Les publicitaires connaissent parfaitement ces ressorts de l’être pour les campagnes en faveur des causes humanitaires. Cet attendrissement entraîne cependant de curieuses dérives, souvent dénoncées par les moralistes. Ne risque t-on pas de porter plus d’attention sur les généreux donateurs (par exemple, dans le cadre des émissions télévisées pour des causes charitables) que sur les malheureux qui souffrent, moins gratifiants ? Il est alors plus efficace de se centrer sur l’émotion partagée de ceux qui donnent et la complaisance guette. En effet on pressent qu’il est plus aisé de montrer  le plaisir contagieux de donner qui prend le pas, insensiblement, sur le malheureux que l’on oublie.

Savoir pour agir ?

«Notre monde contemporain bénéficie d’un énorme avantage : n’importe qui peut savoir tout sur tout»… Telle est la réflexion de Primo Levi dans l’appendice de l’édition scolaire de Si c’est un homme. Son témoignage sur l’holocauste est d’une retenue qui entraîne son lecteur dans un véritable vertige intérieur. L’ouvrage se présente comme une «étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine». Etude sans haine dont l’objectif est de donner une dignité aux disparus qui ont vécu l’horreur.

«La haine, dit-il, est assez étrangère à mon tempérament. Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison». Interrogation de l’histoire pour qu’elle ne se répète plus. Interrogation qui confine à l’incompréhensible : « Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. En effet, «comprendre» la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut dire (et c’est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s’identifier à lui».

Aussi Primo Levi revient, sans cesse, sur la «réalité». Réalité des camps de concentration telle qu’elle fut vécue par des centaines de milliers d’êtres humains ; mais au même moment, réalité niée, ignorée plus ou moins volontairement par d’autres. Comment cela fut-il possible ? Dans un Etat autoritaire, dit Levi, «il devient évidemment possible d’occulter des pans entiers de la réalité», et, pour lui, la description la plus convaincante de la situation des Allemands à cette époque est donnée par Eugen Kogon, ancien déporté à Buchenwald, qui écrit : «Que savaient donc les Allemands au sujet des camps de concentration ? Mis à part leur existence concrète, presque rien, et aujourd’hui encore ils n’en savent pas grand chose.

Incontestablement la méthode qui consistait à garder rigoureusement secret les détails du terrible système de terreur – créant ainsi une angoisse indéterminée, et donc d’autant plus profonde – s’est révélée efficace».
Il ne fait aucun doute pour Primo Levi que la connaissance des atrocités commises aurait fait basculer beaucoup plus rapidement les différents peuples, à commencer par les Allemands eux-mêmes, contre le régime nazi. Dès lors, si on prend cette logique, la connaissance de plus en plus aiguë des réalités des différentes guerres contemporaines ; le cortège quasi incessant d’images ou de reportages, parfois en direct – du Rwanda   à l’Afghanistan– devrait nous mobiliser vers une dénonciation-action généralisée.
Or  nous assistons très exactement à l’inverse. Tout se passe comme si, insensiblement, la masse des informations anesthésiait la capacité  d’action.

Une liberté singulière ?

La blessure d’information, nous l’avons déjà évoquée,  vient  de la découverte d’un vieux mensonge qui se transmet depuis l’aube des civilisations : être informé modifierait le cours de la vie. Certes, une information pratique répond parfaitement à cette vision : de la prévision météorologique à la vie quotidienne de ma localité, j’ai un besoin vital d’être informé. Mais j’attends cette information, je la transforme en action.

Or, par capillarité, l’information sur le monde apparaît avec le même statut. Mais là je n’en fais rien où plus exactement, je ne sais pas quoi en faire. Le désarroi vient de cette incompréhension que l’on n’ose pas poser à haute voix : pourquoi la connaissance des massacres au Rwanda n’arrête t-elle pas les massacres au Rwanda ? On ne saurait toutefois en rester là :  par sa violence même, par sa blessure, l’information qui me touche m’apprend ma liberté.
Liberté singulière, inflammation de la conscience, que je me dois de reconnaître, pour apprivoiser, pour ne pas me rétracter, pour ne pas  me laisser aller à la tentation de me détourner.

Ce désarroi, ce vertige diffus qui s’immisce dans mon être, ne doit-il pas alors être compris comme le signe de mon appartenance à la communauté humaine ? N’est-il pas, dans son tremblement mal maîtrisé, à reconnaître comme la preuve -pour reprendre la pensée de Levinas- comme un signe de folie humaine, souffrir pour celui qui souffre, folie inconnue des animaux ? N’est-il pas d’abord un signe d’espoir ?

Sans doute existe-t-il une solitude ultime dans le choix de l’accomplissement de cette liberté, mais on ne saurait sous-estimer les chemins de rencontre avec l’Autre, avec les autres. Dénoncer, témoigner, échanger, accepter de défricher ces voies parsemées d’embûches. Même si elles portent en elles leurs propres limites, parfois leurs contradictions, elles s’opposent au sentiment d’accablement face à un monde qui n’offrirait plus de prise. Accepter d’être en marche, comme le dit le poète, que ce ne soit qu’au bout de son propre chemin qu’on saisisse le sens de sa vie, mais être en route.

Jacques Gonnet, Professeur honoraire de l’université Paris 3

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