Blessures de guerre

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L’armée française a quitté l’Afghanistan. Il est très difficile de décrire ce qu’ont vécu les militaires engagés sur ce terrain. Les mots ne suffisent pas. Ne suffisent plus. Combien de vies brisées, de traumatismes cachés ? Niés – encore en partie, par à la fois l’armée et la société française elle-même? Patrick Clervoy, médecin psychiatre, est l’auteur de plusieurs ouvrages : Le syndrome de Lazare (Albin Michel 2007), Les PSY en intervention (Doin 2009) et il vient de publier : Dix Semaines à Kaboul (Steinkis 2012), chroniques d’un médecin militaire. Patrick Clervoy répond aux questions de Grotius International. Cet entretien n’exprime que les opinions privées de l’auteur et ne constitue en rien l’expression officielle du Ministère de la Défense.

Cauchemars, insomnies, comportements suicidaires… Pouvez-vous dans un premier temps décrire cliniquement ces traumatismes.

Patrick Clervoy: Il faut partir du stress. Lorsque quelqu’un est exposé à risque vital, un centre nerveux va immédiatement réagir pour le mettre en disposition de lutter ou de se protéger. C’est un tout petit endroit du cerveau qui a la taille et la forme d’une amande, c’est pourquoi les anatomistes lui ont donné le nom grec d’amygdale. Cette petite structure est très sensible. Si le stress est trop intense ou trop prolongé, sous l’effet d’une excitation excessive, les neurones de l’amygdale vont s’altérer. Comme l’amygdale est accolée aux structures du cerveau qui gèrent la mémoire, cette altération va produire des phénomènes anormaux de souvenirs. Claude Barrois avait joliment trouvé une formule pour désigner ces problèmes : le souvenir de l’enfer et l’enfer du souvenir. Les vétérans souffrent d’une maladie du souvenir.

Le jour, pendant la phase de veille, ces souvenirs vont faire intrusion dans les pensées : l’ancien combattant sait bien qu’il n’est plus sur le champ de bataille, mais au moindre bruit violent, il ressent les mêmes états d’émotion, de peur et de détresse que ceux qu’il a ressenti à l’époque des combats.

Et la nuit, pendant le sommeil, ce sont des cauchemars où il revit des séquences du combat, il en revoit les images atroces, plus ou moins comme il les a vécues sur le terrain. Il a des frissons, des sueurs intenses, le cœur bat très fort, le souffle est coupé. Il donne des coups de pieds, des coups de poing. Il hurle. Et il se réveille en sursaut dans un état de souffrance psychologique intense avec la peur, s’il se rendort, de refaire les mêmes cauchemars.

Si ces phénomènes de répétition traumatiques, qui sont le cœur de ce que l’on appelle les états de stress post traumatiques (ESPT traduction des Post Traumatic Stress Disorder – PTSD – des américains), se prolongent plusieurs semaines ou plusieurs mois, ils vont entrainer une dépression. D’où certaines conduites suicidaires. C’est un phénomène qui alarme les américains : aux Etats-Unis, un suicide sur cinq concerne un vétéran. Les Anglais font les mêmes constats : la phase terrestre de la guerre des Malouines (Falklands) a duré trois semaines et a fait 214 morts ; aujourd’hui plus de 260 vétérans qui ont participé à ces combats sont décédés par suicide. La BBC qui avait réalisé un reportage sur ce sujet disait que la guerre prenait deux fois des vies : lors des combats les jeunes qui tombent sous les coups de l’ennemi et autant de vétérans qui tombent 20 à 40 ans plus tard du fait du suicide. Les médecins des pays de l’OTAN travaillent activement à des programmes de prévention.

Plusieurs centaines de soldats français sont revenus d’Afghanistan atteints de troubles psychiques, et selon le service de santé des armées leur nombre devrait encore augmenter. Officiellement, environ 400 soldats français ont été reconnus comme blessés psychiques par les médecins militaires. Les 400 cas recensés en France ne représentent qu’une faible part des quelque 60.000 soldats français qui ont été déployés depuis 2001 en Afghanistan. On touche là à un sujet tabou… Comment l’expliquer?

Patrick Clervoy: L’armée américaine, qui représente 80% du contingent militaire en opération en Irak et en Afghanistan, a évalué entre 10 et 15% des soldats qui présentent des troubles psychiques au retour. On peut se fier à cette indication pour anticiper la dimension du problème. Les chiffres en France sont en dessous de cette estimation. Il y a à cela plusieurs raisons. L’une d’entre-elles est que les militaires français font des missions de six mois maximum et n’y retournent pas avant un à deux ans, tandis que la durée des missions pour les américains est de 12 à 15 mois, avec un retour sur le théâtre d’opération après moins d’un an de repos. Si on laisse des temps de repos suffisants, l’organisme peut mieux se remettre. Du fait de ces rythmes différents les forces françaises sont, d’une manière générale, moins soumises aux stress répétés. Peut-être que leur amygdale est moins « esquintée ». Mais même si les taux de PTSD en France seront inférieurs aux taux des américains, il faut se préparer à prendre en charge les vétérans français d’Afghanistan. Pour cela il faut correctement informer les soldats sur ces troubles ; dépister ces états de stress post traumatiques lorsqu’ils apparaissent et orienter le plus tôt possible les vétérans vers les structures de soins adaptés.

L’une des difficultés est ce tabou dont vous parlez. Les préjugés ont la vie dure. De nombreuses personnes pensent encore que ces troubles sont synonymes de faiblesse morale. Beaucoup de vétérans en souffrance n’osent pas en parler de peur d’être mal jugés. C’est pourquoi je donne beaucoup d’importance aux témoignages des officiers de haut rang. Comme dans le très beau documentaire de Jean-Paul Mari « Sans blessures apparentes » dans lequel le Général Roméo Dallaire raconte son histoire. Cet ancien chef des troupes de l’ONU au Rwanda a assisté, impuissant, à l’horreur des massacres. Au Québec, un matin d’hiver glacial, on l’a retrouvé ivre, à demi-nu, sur un banc près du fleuve où il voulait se noyer, sa quatrième tentative de suicide.

Ce tabou peut aussi être levé par des gestes symboliques forts. Par exemple le 29 mai dernier a eu lieu un événement important : la visite du Chef de l’Etat à l’Hôpital d’instruction des armées Percy où sont soignés les blessés d’Afghanistan. Il a visité trois services : le service de chirurgie, le service de rééducation fonctionnelle et, c’est une première, le service de psychiatrie. Jusque-là seuls des ministres de la défense avaient visité les blessés psychiques. Dans chaque service le Chef de l’Etat s’est entretenu avec des blessés. Les médias nationaux ont explicitement mentionné les trois services visités. Dans les média qui rendent compte de l’activité du service de santé des armées, dans la revue Actu Santé, comme sur le site internet IntraSAN, la visite du service de psychiatrie a été effacée. C’est malheureusement rendre invisible la portée symbolique du geste du Président de la République aux yeux des médecins des armées qui sont au premier rang pour dépister et prendre en charge ces troubles.

Les blessures psychiques des militaires sont aussi anciennes que la guerre elle-même. Elles sont répertoriées depuis les années 1980 par les armées comme troubles de stress post-traumatique, un concept forgé aux Etats-Unis face à la massification des cas parmi les soldats américains après la guerre du Viêtnam.

Patrick Clervoy: C’est vrai. Des récits de l’antiquité, comme ceux d’Hérodote sur les guerres du Péloponnèse, mentionnaient déjà ce type de troubles. Que faisait-on alors pour les vétérans ? Pas grand-chose. On les laissait commémorer entre eux leurs terribles souvenirs et  ils se taisaient devant leur entourage familial. Beaucoup de gens m’ont dit, au sujet de leur grand-père ou de leur père, anciens combattants de la première guerre mondiale, d’Indochine ou d’Algérie, qu’ils ne voulaient pas en parler. Avec les vétérans du Viêtnam, l’Amérique a du gérer un million de vétérans en difficulté qui ont su se fédérer, manifester et faire connaître leurs difficultés. C’est alors que les médecins militaires psychiatres ont pris la mesure de ce problème. Depuis, notre niveau de connaissance et d’expérience sur ces troubles s’est développé. Les prises en charges psychologiques sont maintenant bien rodées. Il reste encore des progrès à faire, notamment sur le plan des médicaments. Des programmes de recherche sont en cours, comme ceux développés à l’Hôpital d’instruction des armées Percy à Clamart ou à l’Hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne à Toulon, en partenariat avec nos centres de recherche et nos homologues anglo-saxons.

La formation des médecins militaires envoyés en Afghanistan a été renforcée en psychiatrie pour tenter de repérer le plus tôt possible les signes de PTSD.  

Patrick Clervoy: C’est une des priorités du moment. L’Ecole du Val-de-Grâce qui est la structure universitaire qui assure la formation initiale et la formation continue des médecins militaires a développé un programme d’enseignement conséquent. En plus de Paris, des formations sont assurées en province au niveau de chaque hôpital d’instruction des armées, à Brest, à Metz, à Bordeaux, à Lyon, à Marseille et à Toulon. Nous veillons aussi à former à ce dépistage les infirmiers des régiments de l’armée de terre. Aujourd’hui on peut dire que les réticences tombent. Fin octobre il s’est tenu sur ces blessures invisibles un grand colloque aux Invalides, à l’initiative du Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan et de la revue Inflexions, sous la haute autorité du Ministre de la Défense qui a prononcé le discours de clôture. Cela a permis au public de prendre conscience du travail coordonné des organismes de l’armée de terre, comme la cellule d’aide aux blessés de l’armée de terre (CABAT), du Service de santé des armées et des groupements associatifs comme Terre-Fraternité. Mais il y a quand même des états de détresse qui échappent à cet effort, et la presse en rend compte régulièrement, comme l’article écrit par Nathalie Guibert paru dans le journal Le Monde daté du 22 octobre dernier. Comme l’a dit le président de l’Association Terre-Fraternité, le Général d’Armée Bernard Thorette, cet article rappelle qu’il faut hausser le niveau d’effort pour ne laisser personne sur le bord du chemin.

Selon les médecins, la période la plus propice pour déceler les troubles post-traumatiques se situe entre le 3e et le 6e mois qui suivent le retour du militaire. Mais comment faire ce suivi? Et est-ce possible?

Patrick Clervoy: Ce dépistage, en fait, doit être permanent. La période que vous indiquez est celle à partir de laquelle la majorité de ces états de souffrance se montrent. Mais certains présentent des troubles plus tôt ; et ils sont bien pris en charge parce qu’ils sont vite repérés. Mais d’autres peuvent présenter des décompensations bien plus tard, parfois même après avoir quitté l’armée. Et c’est aussi sur ceux-là que nous veillons à porter notre effort.

Si les blessures psychiques sont désormais reconnues, la détresse des militaires et de leurs familles confrontés « au magma administratif » quand ils veulent faire valoir leurs droits est réelle.

Patrick Clervoy: Comme je vous l’ai dit, je crois beaucoup aux forces associatives qui complètent le travail des structures institutionnelles militaires. La CABAT pour l’armée de terre a fait école. Il y a une structure équivalente pour la Marine, la CABAM. Il y a un gros travail des assistantes sociales de l’Action sociale des armées, l’ASA. Mais il y a encore des personnes qui sont en difficultés pour trouver les informations et les aides nécessaires. C’est l’intérêt des associations et aussi des blogs,  qui sont des lieux de rencontre et d’échanges d’information.

 

 

 

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn est journaliste à RFI.