« Kindia 2015 » : Canal +, chaîne de l’humanitaire ?

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Kindia est une ville de Guinée située à 12 degrés 25 de latitude Nord, et dans le négatif à 2 degrés 1 de longitude Est, soit à environ 1500 kilomètres au nord de l’équateur, et un peu à l’ouest du méridien de Greenwich…

Située à environ 135 kilomètres de la capitale Conakry, cette agglomération compte près de 200.000 habitants, un chiffre qui pourrait – si l’on veut établir une comparaison partant d’un point de vue statistique franco-centré – la rapprocher de villes comme Reims, Lille ou Rennes… en retranchant sans doute la production de champagne, les clubs de football, et la présence de pôles universitaires.

Le supplément Radio-Télévision du journal Le Monde en date du 18 et 19 novembre 2012, consacrait une pleine page à l’annonce de « Kindia 2015 » : une série documentaire engagée ! Mais de quoi s’agit-il exactement ? Pourquoi évoque-t-on cette agglomération guinéenne ? Et pourquoi lui accole-t-on le chiffre 2015 ?

« Kindia 2015 », nous explique-t-on, consiste en l’accompagnement de projets de développement en Guinée. Cet accompagnement ne pouvant s’effectuer que sur un terme relativement long, il s’agit de produire une série de quatre documentaires[1] – chaque année jusqu’à l’échéance de 2015 – pour lesquels des équipes de tournage, pour chacun de ces documentaires, passent plusieurs mois sur place. Le premier volet que diffusera la chaîne le mardi 20 novembre 2012 à 20h55 a ainsi nécessité quatre mois de tournage, étalés sur un an et demi. La note d’intention du projet, dont un bref extrait est cité dans les pages du Monde, stipule que la démarche tend à nous montrer des « actions modestes, en continu, moins spectaculaires qu’un largage de sacs de riz par hélicoptère ou qu’une intervention de sauveteurs après un tremblement de terre ».

Cela étant dit, le concept de « Kindia 2015 » s’étend au-delà de la seule monstration d’événements. le récit se structure par la mise en œuvre de grands chantiers, autour de questions de santé, d’assainissement des eaux, d’éducation, de développement économique… dans lesquels la chaîne, en collaboration avec des ONG[2], prend part en créant pour l’occasion un fonds de dotation. Le projet Kindia 2015 consiste donc en un « ensemble de challenges à relever d’ici à 2015 en collaboration : améliorer l’accès à l’ eau potable; équiper et former quatorze centres de santé maternelle et infantile et trente-deux postes avancés. Mettre en place une filière de tri des déchets pour réduire la pollution endémique de la ville, qui met en danger la santé de ses habitants. Promouvoir une agriculture efficace et durable pour favoriser l’autosuffisance alimentaire et empêcher la déforestation. Encourager l’effort d’éducation, en particulier auprès des jeunes filles, trop souvent contraintes de quitter l’école pour aller travailler ou se marier. »[3]

Diffusé donc le soir du 20 novembre 2012, le documentaire est évoqué à plusieurs reprises dans les programmes « en clair » de la chaîne Canal+ dans le courant de la journée : au moment du déjeuner dans La Nouvelle Edition avec le réalisateur Patrick Menais, dont le nom est associé à l’élaboration du Zapping ; dans le Grand Journal de Michel Denisot, en compagnie de Maïtena Biraben qui endosse le rôle d’animatrice engagée ; et la perspective de la diffusion de cette émission fait même l’objet d’une caricature dans les Guignols, où l’on nous propose – parodiant les soirées de retransmissions sportives de la chaîne – une version multiplexe d’événements susceptibles de se dérouler simultanément dans cette ville de Guinée.

Patrick Menais, qui compte parmi les instigateurs du projet, vient expliquer la démarche du projet Kindia 2015 sur le plateau d’Ali Badou. Le discours qu’il tient tend à souligner le contraste entre le rythme, la vitesse de la télévision où chaque image vient en chasser une autre, et le temps long dans lequel se propose de se positionner le documentaire. En tant que créateur (en 1989) du fameux Zapping de Canal+, il sait de quoi il parle et vient proposer un regard à la fois réflexif et raisonnable sur le médium télévisuel. Maïtena Biraben a animé l’émission Les Maternelles sur France 5, La Matinale de Canal+, et présente actuellement l’émission Le Supplément, diffusée  à la mi-journée pendant le week-end. Souriante, enjouée, c’est une animatrice dotée d’un fort capital de sympathie. L’entrain qu’on lui connaît par ailleurs est donc ici mis au service d’une – nouvelle – explication pédagogique de la démarche documentaire, mais également à l’incitation, par son charisme, appelant aux dons des téléspectateurs (à chaque somme versée par un particulier correspond une somme identique versée par la chaîne). Si dans ces deux premiers cas le souci d’explicitation de la démarche est toujours premier, il en va un tout petit peu autrement du sketch sur le sujet présenté dans Les Guignols… Canal+ ayant perdu une grande partie des droits de diffusion de matchs de football, abandonnés – sans doute à contrecœur – à la chaîne Be-In Sport, la mise en scène comique d’une soirée multiplexe en direct constitue une forme d’autodérision formelle que nous pouvons interpréter comme le symptôme d’un repositionnement, en terme d’image, de la chaîne. Le contraste entre un sport dont les droits de diffusion atteignent des sommes mirobolantes, où de surcroît les salaires des joueurs professionnels apparaissent à beaucoup comme scandaleux, et le caractère à la fois noble et engagé de Kindia 2015 semble ici signer l’amorce d’une rédemption : Canal+ serait-elle en passe de devenir la chaîne de l’humanitaire ?

Quelques mots s’imposent, avant de conclure, sur la situation, en France, du genre documentaire. Une enquête récente également publiée par le journal Le Monde (11-12 novembre 2012) s’est penchée sur la question du financement des documentaires… Cette enquête nous indique que l’expression « documentaire de création » ne fait l’objet d’aucune définition juridique. Les dotations offertes par le CNC contribuent certainement pour une part à l’élaboration de documentaires tels Kindia 2015 (et ce, même si sa diffusion est en premier lieu destinée à une chaîne cryptée). Il faut savoir, à côté de cela, qu’en raison du flou sémantique entourant le genre documentaire, ont été appelés à recevoir une aide du compte de soutien du CNC des programmes tels Enquêtes et révélations (TF1), 90 minutes enquêtes (TMC), Tous différents (NT1) ou Tellement vrai (NRJ12)… soit des magazines de société qui auront plus à cœur de plonger le téléspectateur au cœur des enquêtes de la BAC, de l’avertir des arnaques dans l’immobilier, ou de lui montrer – le plus souvent en caméra cachée – des boui-bouis aux cuisines encrassées ! Peut-être ces émissions font-elles, pour diverses raisons, de l’audience, mais un téléspectateur-citoyen n’est-il pas en droit de se demander si un organisme dépendant du Ministère de la Culture est tenu de les subventionner.

Le projet Kindia 2015 contient-il le ferment d’une nouvelle éthique dans les rapports qui unissent l’univers médiatique et le champ humanitaire ? La proposition d’une nouvelle temporalité, d’une interaction différente entre l’action et le regard ?

Il faut voir…

[1] Produits par l’agence Capa, réalisés par Anthony Orliange et François Bergeron.

[2] Notamment l’association Univers-sel, l’UNICEF, Opals et Guinée 44/Coopération Atlantique.

[3] http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/pid4498-c-kindia2015.html

Philippe Lavat

Philippe Lavat

Philippe Lavat, CEISME (Centre d’Etude des Images et des Sons Médiatiques), Paris 3.