Migration, chiffres et médias : du problème de l’accès aux données à l’utilisation des statistiques par les médias

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La migration, l’immigration font parfois les titres des journaux et bulletins d’informations. Elles sont le plus souvent représentées à travers des faits collectés directement par les journalistes ou produits par les agences de presse. Les migrations sont aussi traitées par le biais de débats relayés – et même nourris – par les médias. Mais la représentation médiatique des migrations passe aussi par les chiffres. Des chiffres qui alimentent parfois des polémiques. Un souci se pose en ce que les données chiffrées (statistiques, sondages, chiffres des ministères) représentent une catégorie d’information délivrée au public qui n’est pas produite directement par les professionnels des médias. Pourtant, ceux-ci introduisent ces éléments dans l’actualité et les présentent souvent comme des informations en tant que telles. Les journalistes sont-ils suffisamment prudents ?

C’est en réalité toute une série de questions qu’il faut se poser pour concevoir que l’on doit nécessairement soupeser ce que représentent et ce que valent les statistiques sur les migrations dans les productions médiatiques. Par exemple, peut-on réellement appréhender avec des chiffres un contexte migratoire étendu à plusieurs pays lorsqu’on veut représenter les routes migratoires sub-sahariennes remontant vers l’Europe ? Comment fait-on ? Les chiffres sur la migration en Mauritanie sont-ils fiables ? Si l’on veut tenter d’y croire, il faudra réfléchir à la disponibilité, à la fiabilité puis à l’objectivité des données statistiques. Ensuite, il faudra mettre en perspective ces données les unes avec les autres pour que l’on puisse éclairer ces faits migratoires réduits à l’état de chiffres.

Il faudra encore rechercher dans quelle mesure les chiffres – catégories et proportions à la fois – sont appropriés à la lecture journalistique de l’actualité. Et parmi les questions qui doivent être posées, celle-ci : comment les journalistes s’y prennent-ils pour traiter les statistiques qui nous amènent à de nouvelles lectures de l’évolution des sociétés ?
En matière de migration, ces données disent beaucoup et peu à la fois. C’est bien là une difficulté: on s’aperçoit que l’on parle de phénomènes importants, désignant des millions de migrants, avec probablement très peu de chiffres fiables à la clé. Il se trouve que ces données ont une valeur narrative particulière, et même emblématique. Est-ce pour cette raison que les médias semblent en consommer souvent et les intègrent rapidement dans leurs productions informatives ? Et que sait-on en fin de compte de la façon dont le public perçoit ces données numériques ? Les estimations sur le nombre supposé de migrants sub-sahariens traversant des pays musulmans ou le nombre de migrants africains improprement qualifiés d’« illégaux » par les médias doivent-elles être traitées comme de l’information ?
Quelle que soit leur source, les chiffres sur les migrations pourraient bien stimuler les préjugés et crispations de certaines opinions publiques. Ne doit-on pas s’interroger puisque les médias sont la clé de leur diffusion à grande échelle et qu’ils ont la main sur leur interprétation finale ?
Il convient évidemment de se préoccuper des enjeux de la qualité et de l’usage des statistiques sur les migrations, notamment lorsque celles-ci entrent de plain-pied dans le champ politique. Il en résulte une question finale qui ne peut être éludée : quelle est la responsabilité des journalistes dans l’utilisation de ces chiffres parfois suspects aux proportions toujours saisissantes ?
Les statistiques ne sont certainement pas toujours fiables, alors les journalistes le sont-ils face à elles ?

1. Accès aux données, qualité, disponibilité des chiffres, profils de producteurs et… intentions prévalant à l’élaboration de certaines catégories statistiques

Tout professionnel de l’information qui veut travailler sur le thème des migrations peut avoir intérêt à trouver des données synthétiques et faciles d’accès offrant une vue d’ensemble et aussi vraisemblable que possible d’un contexte géographique ou sociétal, incluant des focales dans des domaines plus thématiques (migrantes, catégories d’emploi des migrants, atteintes ou défense des droits, dynamiques des diasporas, etc). Mais on se doit de comprendre la difficulté des professionnels de l’information de produire des articles citant les données avancées notamment par les géographes et les sociologues qui sont parmi les plus fines et aussi les plus intéressantes, mais circonscrites à des études difficiles à détecter. Généralement, on se contentera des statistiques provenant des institutions qui les produisent (UNHCR, Eurostat, INSEE, etc.) et de centres de recherche bien connus.
On peut aussi compter sur des données à la fois rassemblées et pour une part produites par des associations comme la CIMADE, ou de données transitant par des agences de presse qui se chargent d’en donner une première lecture, lorsque par exemple est édité le rapport d’Amnesty International.
A l’utilisation, quelques chiffres suffisent car dans un article ou un reportage, il ne peut être question de proposer différentes catégories de statistiques, seul un angle est traité. Cependant, une recherche plus volontaire finira par confronter le journaliste à la question de l’origine des statistiques, et plus encore, à la raison de leur production (l’intention), et à l’utilisation politique qui pourra en être tirée.
Le problème est bien là: pour le journaliste, le risque de simplification ou de manichéisme est réel. Les statistiques sont des indications évoluant vers le statut d’information déterminante, alimentant souvent des discours politiques et les représentations de l’opinion publique. C’est fortement le cas pour les statistiques des migrations et des catégories de migrants. Alors, comment produire de l’information fiable lorsque les chiffres sur lesquels on s’appuie sont trop généraux, mal compris, et lorsque l’on veut définir exactement ce à quoi ils se rapportent ?

La qualité des sources

Le problème ne se situe pas seulement dans l’accès aux données, mais aussi dans la sélection des sources. Il faut principalement privilégier les sources indépendantes et le moins possible celles des autorités ou de certains institut officiels dont les missions sont orientées, et mettre au conditionnel les sources policières ou judiciaires lorsqu’on les cite. Parfois, certains oublient.

Le problème est que les chiffres pleuvent et qu’on finit parfois par ne pas se préoccuper de leur origine ni de leurs conditions de production. Les journalistes ne sont d’ailleurs pas en situation de bien analyser ces conditions de production de sondages par exemple (qui sont perçus comme des statistiques tendancielles par le public) ni les supposées statistiques policières afin d’en déterminer le bien fondé. C’est bien le cas avec ces chiffres qui demandent pourtant des précautions étant donné la façon dont sont construites certaines catégories statistiques intégrant des logiques policières et judiciaires.

En effet, les données que saisissent les agents de la force publique obéissent à des normes internes aux services, à des positions personnelles, aussi. Elles ne sont pas recueillies dans des conditions professionnelles et strictes de collecte de données selon des standards de qualité exigeants. Elles n’ont rien à voir avec le travail minutieux de statisticiens travaillant dans des instituts et dont c’est le métier.
Qualifier de statistiques les données produites par les services de police pose donc problème. Or ce sont bien ces données publiées par les ministères de l’intérieur que les journalistes (ou des journalistes) traitent au même niveau que des statistiques de l’OCDE, de l’INSEE ou de centres de recherche.

A signaler aussi : certains chiffres ne sont pas si bien « sourcés » que l’on pourrait le croire. C’est bien ce qui surprend, car la norme exige que cela soit le cas. Dans certaines études spécialisées, des chiffres sont repris à partir d’autres études, mais lorsqu’on veut remonter à leur origine exacte (date, auteur, producteur), on est bien en peine d’identifier la première fois que ces chiffres ont été publiés et il faut un certain acharnement pour remonter la piste.
Prenons encore un autre champs, celui des statistiques internationales sur les migrations où sont couverts de larges territoires : comment expliquer des statistiques générales impliquant des millions de migrants lorsque l’on sait si peu sur quelques milliers dans certains pays ? Et comment les tenir pour acceptables dans des pays où les recensements ne sont pas précis ? (en Afrique par exemple). Pourtant, l’Union Européenne se base sur ce type d’estimations dans ces pays pour compléter l’assise de ses programmes migratoires.

A-t-on jamais su exactement combien de migrants vivaient en Libye avant la guerre ? On parle de 1 à 2 millions d’étrangers, notamment d’origine subsaharienne. Le chiffre n’est pas précis. Apparaît aussi la fourchette de 1,5 à 2,5 millions de migrants pour une population libyenne de l’ordre de 6,4 millions de personnes. Mais il ne s’agit plus là des seuls migrants sub-sahariens, puisque l’on inclura des chinois, des philippins, des marocains, des égyptiens, des pakistanais, des indiens, etc. Tout est réduit à des estimations. Quel sérieux peut-on accorder à des estimations aussi imprécises ? Et au moment des guerres, quelles précautions prendre pour faire face à l’affluence des estimations dans des régions en crise ? Ces estimations ne sont parfois même pas mises au conditionnel.

La qualité et la disponibilité des données est donc une priorité pour une utilisation sensée des statistiques, quantités, estimations dans l’espace informatif public. Dans un document intitulé « Utopie, science et statistiques officielles. Réflexion sur le recours aux registres statistiques administratifs pour la production statistique »[1], deux auteurs belges, le sociologue Patrick Deboosere et la démographe Godelieve Masuy‐Stroobant font le lien entre la qualité, l’utilisation des statistiques et leur rôle social : « Chaque grand débat de société fait usage de statistiques. Aussi est-il impératif que les statistiques officielles répondent à des normes élevées de qualité et qu’elles soient accessibles à tous les acteurs politiques et sociaux.(…). Les statistiques alimentent le système nerveux d’une société moderne, et il importe donc grandement que les politiciens, mais aussi les médias, les organisations sociales et les citoyens soient convaincus de l’importance qu’il y a à produire des statistiques fiables et de bonne qualité. »

Sur qui compter ?

C’est là tout le problème. Les sources telles que les ministères de l’intérieur, tout le monde en convient, sont discutables (mode de collecte des données, interprétations électoralistes par les ministres ou candidats). Les sources fiables sont insuffisantes, irrégulières, occasionnelles, presque confidentielles parfois (il faut du temps pour trouver ce que l’on cherche).
Bien sûr les rédactions des médias connaissent bien les publications de différents organismes fortement dotés en moyens et qui ont une politique de communication de leurs production. Rien ne garantit que leurs données soient toujours indiscutables, mais elles sont produites professionnellement. Ces organismes élaborent des statistiques migratoires au niveau international, en premier lieu dans ce domaine, il faut citer l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM). Réparties entre plusieurs départements, les Nations Unies en produisent souvent et dans des registres variés, tels la Division de la population, la Division de la statistique, les commissions économiques régionales, le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR).

On compte encore parmi les mastodontes de la production de données l’OCDE, la Commission des Communautés européennes, l’Organisation internationale du Travail (OIT), Eurostat.
Par ailleurs, des ONG, réseaux, plates-formes produisent ou collectent et compilent eux aussi des données dans leurs registres d’action thématique ou à des niveaux nationaux ou régionaux :
En France on se tournera vers la Ligue des Droits de l’Homme, Amnesty international France, France Terre d’Asile, le Gisti, le Forum réfugiés, la CIMADE . En Espagne on trouvera la Commission Espagnole d’Aide au Réfugié (CEAR), au Maroc, le GADEM, Groupe Antiraciste de Défense et d’Accompagnement des Étrangers et Migrants.
Des centres de recherche et laboratoires universitaires produisent des données thématiques dans des champs plus concis et thématiques, par exemple: le CNRS, Migrinter, le GERM (Sénégal)
Ensuite des données peuvent être trouvées par le nom de leur auteur ou en effectuant une recherche par mot-clés sur internet, ou en explorant des documents à partir de notes bibliographiques d’ouvrages.

Exemple de producteur de données à prendre avec précaution

Les journalistes peuvent se trouver confrontés à des données qui posent possiblement des soucis éthiques sur les intentions prévalant à leur collecte et sur leur objet. La revendication d’objectivité par des professionnels de la statistique peut être mise en question et même, contestée. Ce pourrait être le cas avec le Réseau Européen des Migrations (REM)[2] qui compile et harmonise « des données et des informations détenues ou rassemblées au niveau national et européen. En outre, il analyse et synthétise ces informations pour améliorer la comparaison et l’harmonisation au niveau européen. De cette manière, le REM contribue précieusement à l’élaboration des politiques sur la base d’éléments concrets. »

On voit bien ici que l’idée de centraliser des données à l’échelle de l’UE au niveau de cette agence est de fournir des informations « à jour dans les domaines des migrations et de l’asile afin d’appuyer l’élaboration des politiques et la prise de décisions en la matière.»
La mission de cette agence est donc de fournir des éléments précis à la Commission Européenne. Le prisme est celui de l’élaboration de champs statistiques et d’informations pouvant conduire aux commandes passées à ce réseau: ils doivent correspondre aux attentes de la Commission et de ses techniciens, ils doivent fournir ce qui alimentera les décisions et en conséquence, ce qui constituera le discours politique européen en matière de migrations. L’agenda politique au niveau européen qui s’ensuivra amènera les journalistes spécialisés et experts écrivant dans la presse à commenter ces orientations.

2. Que deviennent les statistiques migratoires dans les mains des journalistes ?

Nous avons pu poser la question de l’accès aux données, de la qualité des statistiques, des profils des producteurs et des intentions qui conduisent à l’élaboration de statistiques. Ceci nous amène à prendre du recul et à réfléchir plus étroitement à la relation entre statistiques et médias. Car ces statistiques sont publiées. Toutes ne sont pas produites par des sources indépendantes dénuées d’arrières pensées politiques. Mais elles sont disponibles et ne demandent qu’à être diffusées, commentées. Les médias ont la main. Que vont-ils en faire ? Et d’abord, d’où vient ce besoin de recourir aux statistiques dans le journalisme ?
L’entrée en scène des chiffres
L’intérêt des journalistes et du public pour les statistiques semble lié à ce qu’elles passent pour être des informations globales et impersonnelles, objectives et rationnelles, qui confortent les besoins de schématisation propres aux formats journalistiques actuels, de plus en plus courts, où peu d’information est traitée, où la gestion de la complexité est vouée à la synthèse permanente. De ce fait, les statistiques sont idéales. Elles sont le résumé confortable d’un travail complexe, qualifié de scientifique ou de technique qui coupe court aux interprétations. Pourtant elles sont commentées et donc, interprétées. Le problème est que les journalistes ne sont pas toujours mieux armés que le public pour décrypter certaines statistiques livrées brutes.
Le journaliste est le médiateur hebdomadaire ou quotidien, ou parfois occasionnel de ces données. Même s’il convoque des experts et autres spécialistes qui en parlent mieux que lui, le journaliste est celui qui met des chiffres dans l’espace public. Le journaliste est un passeur.
Médiatisées, ces statistiques deviennent parfois des questions de sociétés. Mais qui est le passeur pour le journaliste dont on peut se demander à quel point il sait manier les statistiques ?

Une lecture du monde

Les données chiffrées appartiennent-elles aux mêmes catégories d’informations qui s’inscrivent dans notre expérience du monde ? Les médias ne se cantonnent pas à une fonction de diffusion, ils ont une fonction de consécration. Notre compréhension du monde tel qu’il nous est raconté par les médias est donc aussi nourri de statistiques dont les proportions nous affectent (les chiffres de la délinquance) ou dans lesquelles nous sommes nous-mêmes représentés (recensement, consommation).
Elles sont à la fois des outils aidant à la connaissance des sociétés ou de certains de leurs registres, mais elles sont aussi des contributions au regard que les sociétés portent sur-elles mêmes. Elles sont le produit de choix d’études spécialisées décidées en amont débouchant sur des interprétations pour des publics très divers en aval.

Les médias et l’appétit des chiffres

Les médias constituent la fenêtre (ou le moyen) par laquelle les statistiques sont délivrées au public. Ces statistiques commentées ou citées dans des articles participent, comme d’autres informations, à la formation des opinions. Si certaines données sont traitées de façons indicatives par les professionnels des médias, elles peuvent toutefois représenter des quantités, des volumes, des catégories d’idées, de faits, de situations.
Les statistiques permettent aussi de comprendre en un chiffre, un changement dans la société, en économie par exemple. Et le chiffre est en général en augmentation. Certaines statistiques, qui sont relatives au fait migratoire nourrissent l’inquiétude ou l’indisposition des citoyens crispés sur ces questions: “des immigrés, il y en a toujours plus” disent les statistiques et les bonnes gens.

Les statistiques peuvent très bien servir à donner de la consistance aux faits sociaux intenses: « S’appuyant sur les statistiques, les faits divers, les reportages, les médias ont le pouvoir de consolider l’existence d’un fait social en lui attribuant un label et un « visage » : les « apaches » de la Belle Époque, les « blousons noirs » de la fin des années 1950, les « loubards » de la fin des années 1970, les « jeunes des cités » et leurs « violences urbaines » régulièrement « à la une » de l’actualité depuis le début des années 1980. »[3]

Les statistiques commentées présentent l’intérêt de pouvoir devenir des objectivations rendant concret ce qui est abstrait. Elles peuvent être traitées quotidiennement dans les médias, et consommées par le public, prenant une place considérable dans les représentations de l’opinion publique.

Le public et les chiffres

Les statistiques constituent, lorsque l’on se place du point de vue de l’auditeur ou du lecteur de nouvelles, un élément précis de connaissance technique du monde dans lequel on vit. Elles sont, pour certains, perçues comme des faits scientifiques, indubitables, fruits d’un long travail pratiqué sans émotion, au nom de l’intérêt public. Cette connaissance statistique est sans cesse réactualisée, et les médias en sont friands (milliers de migrants en Italie, millions de consommateurs de viande halal…).
Ces informations sont tenues pour être un savoir social utile et compatible avec la vie des opinions publiques, ce que les mathématiques, par exemple, ne sont pas. Elles permettent même de conforter ce que l’on sait déjà: il y a beaucoup de personnes d’origine étrangère en France. Et ce beaucoup est désormais chiffré, et ce chiffre est une précision. Le chiffre démontre, il est sûr, il est incontournable. Il signifie, il incarne techniquement une réalité qu’on ne pouvait percevoir autrement : chiffres du chômage, nombre de fraudeurs à la sécurité sociale, nombre de personnes vivant dans des logements insalubres, nombre de maghrébins en France, de musulmans…
La donnée statistique mise en évidence, celle qui impressionne, aura toujours une place de choix dans les bulletins d’information.

Les chiffres, de vraies vedettes

Ce qui est remarquable avec eux, les chiffres, c’est qu’ils sont presque toujours en augmentation. Les chiffres ont une puissance frappant l’imagination : ils sont croissants et nous font mesurer soudainement l’avant et l’après. Ils nous permettent de se représenter un état de la société avant et après en moins d’une seconde !
Il faut bien le reconnaître, ces chiffres ont une forte valeur narrative. Ils sont un autre levier du récit journalistique. Les données sur les migrations commentées dans les médias sont à la limite de devenir un genre journalistique, surtout en période électorale (et en période d’emballement médiatique,encore plus).

Les statistiques peuvent alors devenir objets de controverses. Et les controverses sont médiatisées, c’est à dire qu’elles envahissent l’espace médiatique des jours durant. Ce sera le cas par exemple avec le nombre de régularisations sous le gouvernement Fillon (2007-2012) ou les nombres fantasmés lors de la crise médiatique de Lampedusa en 2011.
Ces chiffres récurrents qui font l’actualité des migrations dans les médias ne peuvent en disparaître, tant ils font corps avec les représentations actuelles de la majorité des citoyens – et des journalistes aussi. Controversées ou non, médiatisées ou non, les statistiques sont des vedettes des médias.

Comment font les journalistes ?

Savent-il réellement traiter ces données ? Comment font-ils ? On sait que dans les écoles de journalisme la question des statistiques est traitée à un moment ou à un autre. En revanche, le traitement des statistiques par les médias est peu documenté. Nous ne savons pas comment les journalistes s’y prennent, comment ils s’en servent pour alimenter des « papiers », des analyses, des éditoriaux
Et pourquoi les statistiques, les recensements, la classification chiffrée intéresse-t-elle les médias ? Cela aide-t-il tant à mieux à faire comprendre l’évolution des sociétés ? La façon dont le public reçoit ces informations traitées via les journalistes n’est pas non plus documentée.

L’utilisation des statistiques par les médias pose peut-être problème, et certains s’intéressent à ce qu’ils font des statistiques, comment ils les emploient, s’ils s’en servent de façon pertinente. A défaut de données sur leur usage commentées par les professionnels de l’information, les animateurs d’éducation aux médias (EAM) entraînent des publics populaires à exercer leur sens critique. Des pédagogues demandent à leurs étudiants d’acquérir des compétences spécifiques sur l’utilisation des chiffres par les médias. C’est ce qui ressort de ce questionnaire du Centre ontarien de ressources pédagogiques (CFORP) où sont décrites les compétences que doivent acquérir à l’issue d’une UV les étudiants canadiens francophones d’un cours de mathématiques[4] :
• Interpréter des statistiques présentées dans les médias.
• Expliquer l’emploi approprié et non approprié des statistiques par les médias.
• Évaluer la validité des conclusions présentées dans les médias.
Des chiffres, oui, mais de quoi parle-t-on ?
Les médias ont besoin de statistiques fiables, provenant de sources indépendantes. Ensuite, on leur demande de bien s’en servir et de ne pas se laisser bousculer par l’actualité, sous peine de perdre la maîtrise des chiffres au cours de débats publics où les statistiques et autres estimations sont lancées à la volée. Les approximations polluent des débats.
Mais à quoi se rapportent les chiffres ? Les catégories des statistiques sont aussi à questionner. Le vocabulaire n’est pas fiable, surtout lorsqu’il s’appuie sur des données policières, et encore plus lorsqu’il est manié par le politique…

Le problème des catégories. La séquence politico-médiatique, exemples à l’appui

Donc, à quoi se rapportent exactement les chiffres ? Quelle est leur valeur « politico-médiatique » ? Prenons le cas des « sans-papiers » : non seulement l’intention qui détermine la production des données est sans doute discutable car à usage électoral in fine, mais les catégories auxquels ils se rapportent sont variées. Parmi les sans papiers se trouvent des personnes entrées irrégulièrement sur le territoire (les fameux clandestins), d’autres sont régulièrement entrés et ne sont pas clandestins par leur mode d’arrivée sur le territoire mais en attente de renouvellement légitime de leur titre de séjour, retardé pour des raisons administratives, et sans que cela suppose qu’on n’en veut plus. On compte ainsi des réfugiés, des demandeurs d’asile, des étudiants, des étrangers hospitalisés, des conjoints de français. Or la catégorie « sans-papiers » est une simplification et par un usage médiatique sans suffisante prudence, le « sans papier » est devenu un « immigré clandestin ». Ce problème est connu. Et si l’on ajoute la question de la fiabilité des chiffres des régularisations, l’opacité augmente, là où le doute devrait être levé.

Il faudra donc se préoccuper des catégories comme des nombres. On pourra se pencher ainsi sur le cas du « Huitième rapport établi en application de l’article L. 111-10 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile »[5] qui présente les données consolidées de l’année 2010 et des données provisoires de l’année 2011, car ce n’est pas clair: François Hollande, candidat à la présidence de la république évoque dans l’émission « Des paroles et des actes » sur France 2 (le 15 mars 2012) le chiffre de 30 000 régularisations en 2010 en citant ce rapport.

En fait, personne ne dit qu’il ne s’agit pas du nombre total de régularisations mais bien plutôt du nombre de délivrances de titre à des personnes ayant déclaré être entrées irrégulièrement sur le territoire. Jean-François Copé, secrétaire général de l’UMP qui débat avec F. Hollande au cours de cette émission cite 6000 régularisations d’étrangers, chiffre démenti aussitôt par le présentateur qui lui, cite 28 000 régularisations. Un chiffre, selon la dépêche de l’AFP citée dans le Figaro[6], qui était avancé dès le mois de janvier 2012 par le président de la Cimade, Gérard Sadikla.

Nous avons là un cas de figure typique de querelle de chiffres susceptible d’intensifier le soupçon. La question se pose de savoir à quoi se rapportent ces chiffres, car tout dépend aussi de ce que l’on désigne.
De quelles sortes de régularisations s’agit-il, validées par quels titres de séjour, et même sur quels critères (puisque cela détermine le nombre) ? Plusieurs cas de régularisations se présentent: les récépissés pour quelques mois, des autorisations provisoires de séjour, des titres valables un an. Si l’on s’en tient au chiffre de 30 000 régularisations, le problème est qu’il ne se rapporte qu’à ceux des demandeurs de titres de régularisation ayant déclaré être entrés irrégulièrement sur le territoire. De plus, les critères prévalant à ces régularisations ne sont pas clairement définis: « Il y avait 30 000 régularisations par an sous le précédent gouvernement, dont 15 000 purement discrétionnaires »[7] déclare Manuel Valls lors de l’audition devant la Commission des Lois le 25 juillet 2012.

On ne connaît donc pas le nombre total de personnes régularisées au moment du débat public pour l’élection présidentielle alors que tout le monde a compris que c’était bien de ce dont on parlait. A un moment aussi fort d’une campagne électorale, peu de personnes auront cherché à en savoir plus et mieux sur l’origine de ces chiffres et des catégories relatives, mais les commentaires des internautes dans les pages ouvertes aux réactions dans les sites des journaux déborderont d’avis en réaction à ces chiffres, sans jamais les remettre en question et uniquement pour les commenter.
La maîtrise des chiffres peut donc manquer aux médias, pourtant on attend d’eux qu’ils en fassent preuve.

La responsabilité du journaliste face aux chiffres avancés par le politique

On dira que la responsabilité des journalistes est de peser la valeur de ces chiffres, de questionner leur origine, de les vérifier à nouveau, de remonter dans l’histoire du journalisme et de comparer les traitements de statistiques à des intervalles longs pour vérifier ce qui change dans la façon de s’en servir. Car les chiffres ont des effets considérables sur l’opinion publique. Or ce n’est pas originellement le travail du journaliste que de devoir interroger de telles données, qu’il voudrait tenir pour raisonnablement fiables. Il faut qu’il se concentre sur ses tâches habituelles. En effet, du point de vue de celle ou de celui qui est quotidiennement en salle de rédaction, ces données sont produites par des institutions où travaillent des personnes formées pour traiter professionnellement ces données statistiques. Faire parler des statisticiens, des démographes est évidemment la solution la plus sage. Mais on ne le fait pas toujours. Les responsables politiques s’arrangent pour lancer avant tout le monde les interprétations à donner à certains chiffres. Et les médias embrayent sans que le temps soit donné à la déconstruction des termes ou à l’évaluation des proportions et quantités que les statistiques représentent.

Que les journalistes aient besoin de données chiffrées pour expliquer des faits, contextualiser des situations, éclairer des débats publics, on le comprend. Il faut que tout cela soit fiable, que la prudence soit du lot, qu’on ne fasse pas preuve de légèreté.
En fait, il n’apparaît pas que les questions de déontologie dans les débats de la profession soient envahies de préoccupations sur les données, les chiffres, les statistiques, l’évaluation et le classement des sources. A-t-on suffisamment pensé au problème ?

Quoiqu’il en soit, le journalisme n’abandonnera jamais une source d’informations et de thèmes d’actualité aussi gigantesque et puissante en représentations du monde. Prendre garde à leur utilisation et aux précautions de maniement est impératif pour des professionnels qui ne soupçonnent pas toujours la valeur et la signification réelle des chiffres. Les statistiques traitées par le journalisme d’information, en particulier celles qui concernent les migrations, parce qu’elles alimentent la xénophobie, parce qu’elles impliquent une responsabilité particulière, nécessiterait des études qui en ce domaine ne foisonnent pas. Ces données sont bien trop régulièrement produites et stimulent sans cesse les opinions crispées, elles alimentent immodérément les controverses.

Nous manquons encore de beaucoup d’informations sur certains composants de la « mise en média » de la migration et de la diversité de phénomènes que la migration suscite dans les sociétés (bénéfices économiques ou non, influences macro-culturelles, interactions non-médiatiques entre des populations sédentaires et des populations en mobilité, etc.)
On demande beaucoup aux journalistes, on leur demande d’être à la hauteur des précautions qu’exige le traitement des thèmes dont ils décident eux-mêmes de se saisir avant de rendre public leur travail. Le domaine de l’information et la diversité de ses constituants en font un art difficile.

On pourra excuser les journalistes de ne pouvoir tout maîtriser, mais il faut bien attendre d’eux qu’ils sachent de temps à autre déconstruire les séquences « politico-médiatiques » dans lesquelles ils sont parfois pris au piège par des acteurs qui n’ont pas les mêmes soucis éthiques et déontologiques qu’eux. On peut espérer de la part des professionnels des médias qu’ils déconstruisent parfois certains termes, représentations, catégories caractérisant la migration (les « sans papiers », « les immigrés illégaux ») et regardent un peu plus précisément qui a intérêt a l’emploi de ces termes schématiques et caricaturaux, et comment les chiffres sont utilisés pour donner une apparence de sérieux à des désignations qui elles non plus, ne sont pas fiables.

[1] Patrick Deboosere et Godelieve Masuy‐Stroobant, Utopie, science et statistiques officielles – Réflexions sur le recours aux registres administratifs pour la production statistique et la recherche démographique http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/demo/documents/Deboosere_Stroobant.pdf

[2] Le Réseau européen des migrations (REM) – http ://www.emn.intrasoft-intl.com

[3] Texte « réalisé d’après Gérard Mauger », Médias et « délinquance », extrait de La Revue-Médias, n°23, hiver 2009 – http://www.enfantsenjustice.fr/public/portail_pB.php?id=12&idst=163

[(4] Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques – Unité 1 Gestion de données a une variable http://www.cforp.on.ca/ressources-cforp/incs/pdf/mathematiques/MAP4C/Unite1.pdf

[5] Huitième rapport établi en application de l’article L. 111-10 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, p72 – http://www.immigration.gouv.fr/spip.php?page=dossiers_det_res&numrubrique=333&numarticle=2664

[6] Le Figaro, 28.000 sans-papiers régularisés en 2010, AFP, 24/01/2012 – http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/01/24/97001-20120124FILWWW00488-28000-sans-papiers-regularises-en-2010.php

[7] http://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/Manuel-Valls/Interventions-du-Ministre/Audition-devant-la-Commission-des-Lois

Alain Bleu

Alain Bleu

Alain Bleu est diplômé du Master professionnel en « Conception de projets en coopération internationale »de l’Université de Poitiers / laboratoire de recherche Migrinter. En 2011, il a participé au lancement d’un programme mené par l’Institut Panos Paris (IPP) sur la couverture médiatique des migrations à destination des journalistes de sept pays européens et africains. IL est actuellement journaliste indépendant.