Comment se tirer une balle dans le pied ? Un aperçu des blessures que s’inflige le secteur humanitaire

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Le secteur de l’aide internationale est complexe. D’après Roper et Pettit (2002), certaines de ces complexités sont imposées par le secteur lui-même. Des études révèlent qu’un des paradoxes les plus manifestes réside dans notre sous-estimation de l’importance de placer les personnes touchées par des crises au centre de nos interventions. Deux arguments le démontrent :
1- l’ignorance de la langue, donc de l’identité profonde, des personnes victimes de crises
2- le recours aux contrats de courte durée et au turnover 

L’engagement profond dont font preuve certains humanitaires en se lançant dans l’apprentissage de la langue des victimes de crises offre un contraste frappant avec le manque de priorité et d’engagement dont font montre un grand nombre de professionnels de ce secteur.

Selon la revue des compétences de base de l’ELHRA (Walker and Russ, 2010), la plupart des travailleurs du secteur de l’humanitaire ne considèrent pas comme prioritaire l’apprentissage de la langue des victimes de crises.

Dans Scoping Study (ibid.), il a été demandé à 1300 travailleurs humanitaires de classer cinq compétences qui leur semblaient primordiales pour exercer leur métier. Le top trois des réponses des participants est la polyvalence, l’esprit d’équipe et la négociation. La comptabilité et les langues sont quant à elles relayées à la quatrième et cinquième place ex aequo. Je trouve ces résultats perturbant au vu de l’expérience des participants et du mandat humanitaire qui consiste à placer les victimes au centre de leurs actions.

Je me suis interrogé sur la façon dont les travailleurs humanitaires peuvent prétendre faire des personnes touchées une de leur priorité s’ils ne parlent pas leur langue. Bien que cette étude ne soit pas centrée sur les travailleurs expatriés, la page 5 de Scoping Study indique que 72,8 % des 1166 participants au sondage en ligne étaient d’Europe ou d’Amérique du Nord. Je peux comprendre que tous les travailleurs humanitaires n’aient pas besoin d’apprendre la langue du pays touché par une crise puisque bon nombre d’entre eux n’ont pas de contact direct avec les participants au programme et les bénéficiaires. Cependant, étant donné que plus de 70 % des participants au sondage étaient Nord-Américains ou Européens, cela soulève la question suivante : comment des travailleurs humanitaires internationaux peuvent-ils développer et maintenir des relations de collaboration ? Comment peuvent-ils écouter et créer un dialogue avec des personnes touchées par une crise si l’apprentissage de la langue passe après la polyvalence, le développement de l’esprit d’équipe, la négociation et est relayé au même rang que la comptabilité ? Se pourrait-il que le secteur soit devenu complètement dépendant du recours systématique à des traducteurs étant donné l’omniprésence des contrats de courte durée et au turnover en usage dans le secteur ? Ou bien serait-ce que la volonté politique et individuelle nécessaire pour mettre en œuvre les concepts de relations de collaboration et de dialogue avec les victimes de crises n’est pas encore suffisante dans le secteur ? Cela tient probablement aux deux.

Les données du ELRHA Scoping Study (Walker and Russ, 2010), plus subtiles mais pas moins dérangeantes, sont une autre preuve du peu d’importance accordée à l’apprentissage des langues locales. Sur plus de 270 compétences recensées dans le ELRHA competency framework, il y en a seulement une qui se réfère à l’apprentissage des langues, alors qu’il y en a au moins 13 en lien avec la gestion financière et 15 avec l’utilisation des nouvelles technologies. La compétence en question est la suivante : montrer l’intérêt et la volonté d’apprendre des langues étrangères (ibid : 36). La présence de seulement une compétence sur 270 est révélatrice. L’énoncé de la compétence, « montrer un intérêt et une volonté d’apprendre une langue », vague et évasif, en dit long…

Une étude que j’ai menée établit que montrer un intérêt et de la volonté n’est pas suffisant. Onze des douze personnes interrogées ont passé des centaines, peut-être même des milliers d’heures, à apprendre la/les langue(s) locale(s) in situ. Certains y ont passé 20 heures par semaine en plus de leurs activités quotidiennes. Ils l’ont fait, car montrer de l’intérêt et de la volonté n’était pas suffisant pour eux. De plus, l’apprentissage d’une langue s’est révélé être un vecteur de stress supplémentaire pour les participants à l’étude et les a éloignés de leurs autres obligations. Cela leur a coûté en temps et en énergie, mais c’est un prix que ces onze des douze participants étaient prêts à payer comme partie intégrante de leur travail.

Les avantages transformationnels de l’apprentissage d’une langue in situ
chez les travailleurs humanitaires

L’engagement des professionnels de l’humanitaire dans l’apprentissage des langues locales est-il en soi un outil clé pour les rendre « exemplaires » et le processus de l’apprentissage d’une langue in situ façonne-t-il leur propre identité et les rapproche-t-il de leur communauté hôte ? Plusieurs des personnes interrogées m’ont affirmé que c’était le cas. Le processus d’apprentissage d’une langue in situ peut être profondément troublant psychologiquement.

Le Docteur Greg Thomson, linguiste et coach dans l’apprentissage des langues dans plusieurs ONG internationales, déclare : « Mon objectif principal en me référant à cette étude (Ehrman, 1994) est de fournir une preuve complémentaire que l’expérience de l’apprentissage d’une langue interagit avec des forces psychologiques profondes. Ceci vient appuyer la proposition de Guiora (1984) qui souligne que, en comparaison avec les enfants, la principale difficulté pour les adultes dans l’apprentissage d’une langue réside dans le fait que l’ego de l’enfant est perméable alors que l’ego d’un adulte est relativement imperméable et qu’il ressent un besoin plus fort de le préserver. Une nouvelle langue est comme une lame à double tranchant. Si nous pouvons fonctionner avec, nous sommes réduits à l’incompétence personnelle, privés en grande partie de notre capacité à être qui et ce que nous sommes. Dans un même temps, notre compétence émergente, centrée sur la nouvelle langue, envahit notre environnement incluant notre compréhension de nous-mêmes et notre identité au sein du groupe… En bref, l’apprentissage d’une seconde langue est un changement majeur dans une vie. Il n’est pas exagéré de comparer l’apprentissage d’une seconde langue avec des changements tels que la puberté, le mariage, la condition de parent à ses débuts, la crise de la quarantaine, etc. (Thomson, 2004 : 10). »

Si les observations de Thomson sont exactes, alors le processus transformationnel de l’apprentissage d’une langue locale in situ est presque aussi important que l’apprentissage de la langue lui-même. Le processus semble forcer les travailleurs humanitaires à se mettre dans la peau de l’apprenti et de celui qui écoute plutôt que dans celle du professeur et de l’expert. Onze des participants à l’étude ont appris la langue locale in situ. Betty et Manfred ont appris l’arabe avant de devenir des travailleurs humanitaires. Ils ont aussi passé beaucoup de temps à apprendre les dialectes arabes parlés en Mauritanie et au Yémen. Betty a également appris le peul. Plusieurs des participants ont confirmé que l’apprentissage d’une langue in situ est une expérience à double tranchant comme l’indique Thomson (ibid.).

« C’est un nouveau monde qui s’ouvre à vous doucement lorsque vous apprenez une nouvelle langue et la culture qui l’accompagne. Nous avons vécu cette expérience à deux reprises – dans cet endroit où il existait deux langues commerciales. C’était frustrant de par sa lenteur et en même temps merveilleux » (Sean, participant à l’étude).

Voici la réponse de Mike lorsque je lui ai demandé quels conseils il donne aux personnes qui veulent poursuivre une carrière dans l’aide internationale :

« Apprenez la langue. Devenez dépendant. Laisser la communauté prendre soin de vous. Si vous laissez les autres s’occuper de vous, alors vous vous rendrez compte qu’en Asie centrale, l’hospitalité est l’un des piliers culturels. Je crois que lorsqu’on laisse les autres prendre soin de nous, ça devient un échange plutôt qu’une attitude culturelle impérialiste où nous montrons que nous en savons plus et mieux. C’est cela que vous devriez faire ! » (Mike, participant à l’étude).

Le dilemme causé par les contrats de courte durée et le turnover 

L’un des objectifs de l’étude intitulée « Global Survey on Humanitarian Professionalisation » (Russ, 2012) était d’obtenir l’adhésion du secteur au cadre des compétences humanitaires. Elle montre un cadre de compétences différent de celui précédemment développé par Walker et Russ (2010) dans la « ELHRA Scoping Study ». Cette dernière a été développée par 15 organisations membres du CBHA (Consortium of British Humanitarian Agencies). Elle identifie environ 85 types de comportements et Russ (en 2012) établit que 85 % des 938 personnes interrogées lors de cette étude donnaient leur aval au cadre des compétences comme significatif pour l’évolution professionnelle des travailleurs humanitaires : très bien (35 %) ou assez bien (50 %).

Le domaine de compétence prééminent, dans le cadre du CBHA, désigné comme « le développement et le maintien d’une relation de collaboration » répertorie des comportements tels que « tenir compte de l’opinion des gens affectés par une crise » et « établir un dialogue clair avec eux ». Ces compétences correspondent complètement aux pratiques et à l’engagement des participants à mon étude. Mon analyse documentaire, ma recherche et mon expérience professionnelle du secteur suggèrent qu’il existe deux traditions bien établies dans le secteur de l’Humanitaire qui fonctionnent en contradiction avec la possibilité « de développer et de maintenir une relation de collaboration avec les gens victimes d’une crise », plus particulièrement s’il s’agit de populations minoritaires ou marginalisées au sein de la zone de crise.

En premier lieu, il y a l’utilisation généralisée de contrats de courtes durées dans les secteurs de l’Humanitaire et de l’aide au développement. En second lieu, et partie intrinsèque du point précédent, il y a une dépendance largement répandue envers les traducteurs pour communiquer avec les populations affectées par une crise.

Une étude révèle que la durée moyenne d’une mission pour MSF-France est de 5,2 mois et de 10,1 mois pour le Comité International de la Croix Rouge (Loquercio, 2005). Dans le secteur de l’Humanitaire, un contrat de 12 mois est considéré comme un contrat à long terme (ibid.) Il est donc compréhensible, d’après une autre étude, que seulement 47 % des ONG internationales aient une forme de pré-requis concernant les connaissances linguistiques de leurs expatriés (Moresky, et al. 2001). Depuis une vingtaine d’années au moins, les missions de courte durée (jusqu’à 12 mois) sont la norme standard dans le secteur de l’Humanitaire.

« L’une des préoccupations constantes des travailleurs humanitaires est la courte durée des missions. Elles sont sujettes à débats car objet de frustration pour le personnel de terrain, parce qu’elles n’offrent pas suffisamment de temps pour se familiariser avec le travail, la situation et le lieu où ils exercent (Simmons, et al. 1998 : 14). »

Les contrats et les missions de courtes durées sont courants même lors d’urgences humanitaires prolongées (James, 2004) et dans des situations post-urgences ou de phase de réhabilitation du travail humanitaire. De plus, le turnover et les rotations fréquentes d’une mission à une autre (généralement moins de 12 mois) du personnel employé avec des contrats à temps plein et à durée indéterminée font aussi l’objet de débats dans les publications produites par le secteur des ressources humaines depuis des années.

Les contrats de courtes durées sont liés au cycle de financement, qui sont eux aussi de courte durée (Loquercio, et al. 2006). Le fait est que les contrats humanitaires ne sont jamais assez longs pour permettre l’apprentissage de la langue, même lorsque les travailleurs humanitaires y aspirent. Walker et Russ (2010 : 32) citent la remarque très pertinente d’un travailleur humanitaire interrogé dans le cadre de l’étude. Cette citation peut être considérée comme un résumé des principales aspirations des professionnels de l’Humanitaire :

« Au-delà de toute autre considération, je pense qu’il est important que les travailleurs humanitaires comprennent le processus participatif pour exercer auprès des populations affectées. Si nous parlons et écoutons les bonnes personnes dès le départ – femmes, enfants, personnes âgées, handicapés, et pas seulement ceux qui prétendent représenter le groupe, ou encore qui parlent notre langue –, et ce pendant tout le processus, alors nous serons à même de nous appuyer au mieux sur leurs propres capacités à faire face ; ceci résultant en solutions plus appropriées, durables et complètes, mais aussi efficaces. »

Les concepts de processus participatifs, d’écoute des bonnes personnes (femmes, enfants, personnes âgées, handicapés) et de durabilité sont tous considérés comme des éléments cruciaux du secteur de l’Humanitaire et de l’aide au développement, mais ils requièrent des travailleurs humanitaires et des parties concernées, du temps et de l’engagement. Jonathan Moore, conseiller auprès du Programme des Nations Unies pour le Développement, résume la question de cette façon :

« La difficulté extraordinaire de la tâche à laquelle la communauté internationale fait face – pour le compte de et en coalition avec les sociétés affectées – en essayant de traiter les blessures, de guérir les émotions et de renforcer les capacités, afin de pouvoir améliorer les chances de survie, est profondément sous-estimée. Il peut être déprimant d’admettre les difficultés et la lenteur que cela implique parce que nous ne sommes pas disposés à engager les moyens nécessaires pour faire le travail. Inconsciemment, nous schématisons et réduisons notre perception et nos politiques de façon à nous empêcher d’être intimidés ou accablés et à nous donner l’illusion que ce que nous dispensons est assez. Bien sûr, il y a un prix à payer pour la façon dont nous nions l’énormité de la tâche ; sans la volonté et les ressources suffisantes, notre tentative échouera (Moore, 1999 ; 2). »

Je pense que l’itinéraire professionnel des personnes interrogées pour cette étude reflète l’histoire de personnes qui ont compris mieux que d’autres les difficultés de leur mission, y compris l’apprentissage des langues locales. L’exemplarité de ces travailleurs humanitaires vient en grande partie de leur long engagement dans leur travail et auprès de leurs collègues. Ce ne sont pas des personnes extraordinaires en termes d’intelligence, de compétences ou de capacités. Mais elles ont accepté l’idée que, pour vraiment aider une communauté affectée par une crise, elles avaient besoin d’une vision à long terme, d’apprendre le ou les langues locales et de rester plus longtemps.

Implication pour les pratiques professionnelles

L’une des conséquences inévitables du recours aux contrats de courte durée est l’obligation de faire appel aux traducteurs afin de pouvoir communiquer. Or, le mandat humanitaire qui consiste à établir et maintenir un dialogue clair avec les personnes victimes d’une crise devient impossible si la stratégie repose sur une communication par le biais de traducteurs (Lewis and Mosse, 2006). Selon l’expérience des personnes interrogées, le maintien d’un dialogue clair avec les victimes d’une crise ne peut être maintenu par le biais de traducteurs. Même si, à l’avenir, les interventions lors de crises seront davantage prises en charge par des agences locales (la société civile et le gouvernement), il n’existe aucune preuve que les interventions menées dans d’autres parties du monde par des humanitaires expatriés, comme cela se fait actuellement, prendront fin.

Mon étude n’est pas un argumentaire sur l’impact négatif que représente la dépendance aux traducteurs pour l’aide internationale, mais c’est une question importante qui a besoin d’être plus approfondie. Pour conclure, je citerai le commentaire provocateur adressé par le Docteur Ahmadi, Président du Ibn-e Sina College en Afghanistan, au Docteur Arley Lowen :

« La traduction dans notre pays est un désastre ! Les compagnies internationales, l’OTAN et les ONG internationales veulent transmettre leur sagesse aux populations locales. Ils pensent que la seule barrière, ce sont les mots. Ils embauchent de jeunes Afghans qui parlent un peu l’anglais. Mais vous savez vous-même à quel point le savoir se perd à travers le traducteur – qui ne se soucie pas de la clarté de la communication, et dédaigne les populations locales. »

Enfin, à moins de repenser la tradition du secteur de se reposer sur des contrats de courte durée, le turnover et la dépendance envers les traducteurs, le mandat humanitaire consistant à susciter le dialogue et une relation de collaboration avec les victimes de crises n’aura jamais lieu.

Lire le texte dans sa version originale :  Shooting ourselves in the foot : a look at the humanitarian sector’s self inflicted wounds, par R. Scott Breslin-People in Aid

Une traduction de Laura Bohy, 2ème année de Master langues Communication interculturelle et stratégie d’entreprise à l’université catholique d’Angers – en stage en communication édition-Action Contre la Faim et de Fleur-Aélé Clugnet, Relation Donateurs-Action Contre la Faim 

 

Références

  • James, H. (2004) Understanding HR in the Humanitarian Sector – a Baseline for Enhancing Quality in Management, People in Aid,  [21 August 2012].
  • Lewis, D. and Mosse, D. eds., (2006) Development Brokers and Translators: The Ethnography of Aid and Agencies, Kumarian Press, Inc, Bloomfield, CT, USA.
  • Loquercio, D. (2005) Staff turnover: How it affects humanitarian aid agencies, what can be done about it? Unpublished MSc dissertation, University of Manchester.
  • Loquercio, D. (2006) Turnover and retention, People in Aid,  [ 2 August 2012].
  • Loquercio D., Hammersley, M. and Emmens, B. (2006) Understanding and addressing staff turnover in humanitarian agencies, Humanitarian Practice Network. Number 55, June.
  • Moore, J. (1999) The humanitarian-development gap, International Review of the Red Cross, No 8333, 31-03-1999, [7 Jan 2011].
  • Moresky, R. T., Eliades, M.J., Bhimani, M.A., Bunney, E.B., VanRooyen, M.J. (2001) Preparing International Relief Workers for Health Care in the Field: An Evaluation of Organisational Practices, Prehospital and Disaster Medicine, 16(4), 257-262.
  • Roper, L. and Pettit, J. (2002) Development and the Learning Organisation: An introduction, Development in Practice, 1364-9213, Vol. 12(3).
  • Russ, C. (2012) Global Survey on Humanitarian Professionalisation, ELRH, [25 August, 2012].
  • Thomson, G. (2004) The Language Learning Facilitator and Worker Care, [28 August 2012].
  • Walker, P and Russ, C. (2010) Professionalising the Humanitarian Sector, ELRHA, April,  [4 June 2011]

 

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