Darfour, année 2004… L’ irruption du conflit sur la scène médiatique

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Par Samantha Maurin

7 Avril 2004 : le regard du monde se pose soudain sur le Darfour. Après plus d’un an de combats et 700.000 personnes déplacées dont 110.000 au Tchad… Le Darfour et les médias, une histoire sémantique et symbolique, entre autres…

Les dépêches de l’agence Reuters et les communiqués de presse des ONG tombent, sans susciter le moindre intérêt. «Le Soudan, ça fait 20 ans que ça dure…» C’est la réaction dans les rédactions des capitales occidentales. Comment convaincre les grands médias qu’il s’agit là d’une véritable crise?

Certes, le correspondant du Monde dans la région vient de réaliser le premier reportage en français au Darfour fin 2003. Jean-Philippe Remy publie en effet le résultat de son périple au Darfour dans l’édition du 20 janvier 2004 . Trop tôt peut-être… Car le «buzz» a lieu quelques mois plus tard, plus d’un an après le début des combats et le déplacement vers le Tchad de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Il aura fallu user de superlatifs, et oser suggérer la comparaison avec le génocide rwandais dont on  commémorait le dixième anniversaire pour que la presse internationale monte au créneau….

Le 19 mars 2004, Mukesh Kapila, le représentant des Nations Unis au Soudan déclare à la BBC que la situation au Darfour est la pire crise humanitaire au monde , et quelques semaines plus tard, Kofi Annan, alors Secrétaire Général des Nations Unies, avertit que face à cette crise «la communauté internationale ne saurait rester passive» . Nous sommes le 7 avril 2004.

Et depuis plus d’un an déjà, les principales organisations internationales de défense des droits humains alertent médias et politiques sur les crimes qui se perpétuent au Darfour dans l’indifférence la plus totale.

Début 2003, Amnesty International a rendu public les conclusions de son enquête sur le terrain. L’organisation a publié le 21 février 2003 un appel à la création d’une commission d’enquête indépendante sur les multiples violations des droits humains perpétrées au Darfour.

En avril 2003, sous la pression du gouvernement soudanais et malgré les rapports sur la dégradation du conflit dans l’Ouest du pays, la Commission des droits de l’Homme de l’ONU a voté contre le renouvellement du mandat du Rapporteur Spécial des Nations Unies sur la situation des Droits de l’Homme au Soudan . Ces rapports et les communiqués de presse sont restés sans échos dans les médias.

L’apparition d’un deuxième conflit dans ce pays – le premier étant la guerre que livrait le gouvernement contre les rebelles du Sud Soudan depuis plus de 20 ans – créait de la confusion.

Il aurait fallu prendre le temps d’expliquer en quoi ces deux guerres étaient à la fois distinctes et jumelles… Ce discours était inaudible.

Les grands médias ont fait la sourde oreille pendant de longs mois. D’autant qu’il n’était pas dans l’intérêt de Washington, Paris, Londres… de divertir l’attention des journalistes des pourparlers de paix en cours entre le président Omar El-Bashir et le chef rebelle du Sud, John Garang.

Le Parlement européen avait pourtant adopté une résolution encourageante le 31 mars 2004  mais limitée et difficile dans sa formulation : comment d’un côté féliciter des acteurs politiques qui vont vers une paix toujours fragile et de l’autre tirer la sonnette d’alarme… En clair, le Darfour tombait mal.

De cette concomitance à priori inopportune est née son instrumentalisation. Et c’est ainsi qu’un nouvel outil est apparu sur la question soudanaise, la «diplomatie mégaphone», dont les médias constituent encore le principal relais.

Ce n’est qu’après la signature du protocole d’accords le plus sensible entre le SPLA  de John Garang et le gouvernement soudanais, le 26 mai 2004, que les Etats Unis ont commencé à s’intéresser publiquement au Darfour, et ce au-delà des condamnations verbales convenues.

C’est aussi fin mai 2004 que le Soudan accepte enfin de délivrer des visas «Darfour» et des permis de voyager aux humanitaires. A partir de ce moment là, le Darfour va jouer un rôle déterminant dans l’arsenal diplomatique américain pour faire pression sur le Soudan et arracher les dernières signatures en décembre 2004 puis finalement l’accord de paix global pour le Sud le 9 janvier 2005.

Les enjeux économiques sont importants. Le Sud Soudan possède d’énormes ressources pétrolières, découvertes à la fin des années 70. Le conflit en avait empêché l’exploitation et les compagnies s’étaient peu à peu toutes retirées, sauf la compagnie nationale chinoise. Le Soudan, y compris le Darfour, est aussi le théâtre de la rivalité entre la Chine et les Etats Unis.

De la qualification de génocide

Les médias internationaux «s’emballent» (enfin?)… pour le spectacle de la guerre et de la violence. Aux Etats-Unis, l’opinion publique est saisie d’effroi, troublée, et ceci en pleine campagne électorale américaine. La polémique sur la qualification de génocide ne pouvait mieux tomber…

Grâce à une méconnaissance complète de la situation au Soudan, il a été facile de schématiser, caricaturer les antagonismes et de les réduire à l’image du méchant cavalier arabe Janjawid qui massacre des milliers de victimes africaines. C’en était fait de l’analyse. Et de toute tentative de compréhension des enjeux nationaux soudanais. Parce-que c’était «simple» – d’un côté les bons, de l’autre les méchants, les médias s’en sont emparés sans se poser de questions.

Pourquoi s’appesantir sur la question de la centralisation, de la désertification, ou sur la confiscation du pouvoir provincial par les élites à la solde du pouvoir central, sur les tribunaux d’exceptions, sur la torture et les condamnations à mort expéditives? Certes, quelques voix dissidentes tentaient, mais en vain, d’apporter leur éclairage sur une situation complexe. Mais les déclarations de Colin Powell, de Georges Clooney ou de Bernard-Henri Levy étaient bien plus audibles et faciles à relayer que celles des spécialistes…

Le Darfour est progressivement devenu le nouveau cheval de bataille de la lutte contre l’islamisme, cristallisant le même type de discours anti-musulman que le conflit Israëlo-palestinien. Et c’est donc tout naturellement que Colin Powell s’est autorisé à déclarer qu’un génocide était en cours au Darfour , comme si la notion de crime contre l’humanité n’était pas assez significative.

Peut-être parce qu’en matière de communication, le mot «génocide» parle plus aux électeurs que le «crime contre l’humanité», trop juridique, pas assez «sexy». Le politique et le diplomatique se sont permis de qualifier ces crimes bien avant que la Cour Pénale internationale ne soit saisie de la situation au Darfour.

Dans les bagages des diplomates…

Les médias ne pouvaient alors entrer au Darfour, le gouvernement de Khartoum l’empêchait. Délais administratifs interminables, permis de voyager à obtenir en plus du visa, surveillance sur place par un «minder»…

A moins de se lancer dans l’aventure risquée du passage de la frontière tchado-soudanaise en compagnie des rebelles du JEM ou du SLA , les seules options possibles pour se rendre dans la région du Darfour était soit d’accompagner des humanitaires soit de participer aux voyages officiels.

Les ONG ayant elles-mêmes des difficultés à accéder à cette province soudanaise et à mettre en oeuvre leurs opérations, c’est la deuxième solution, les voyages officiels, que les médias ont retenue tout naturellement. Et les premières images furent diffusées…

Accompagnés d’une forte délégation de journalistes, Colin Powell, Kofi Annan, Alpha Oumar Konare et même les Français Renaud Muselier et Michel Barnier, se sont rendus au Darfour pour la «visite guidée» des camps de personnes déplacées entre fin juin et fin juillet 2004.

Comme c’est souvent le cas, ce sont les journalistes accrédités qui suivent ces déplacements de ministres. Donc pas toujours les meilleurs connaisseurs d’un dossier… Ce qui fut le cas pour le Soudan et le Darfour. Visite des camps au pas de course, parcours ultra balisé, interprètes officiels, témoins désignés d’office… Visite officielle, discours officiel…

Même avec les meilleures intentions, que pouvait faire la presse ? Quelques semaines plus tard,  Amnesty International alertait sur les arrestations de personnes déplacées par la police soudanaise après le passage des ministres américain et français dans les camps. Motif : ils s’étaient exprimés, avaient parlé, répondu aux questions que les journalistes leur posaient.

Un risque dont les représentants des médias internationaux et les diplomates n’avaient probablement même pas conscience. Selon le rapport d’Amnesty International  publié en août 2004, 15 personnes ont été arrêtées suite à la visite de Colin Powell le 30 juin 2004 et 5 suite à la visite de Michel Barnier le 27 juillet 2004.

Méconnaissant les méthodes d’intimidation et de surveillance du gouvernement soudanais, les journalistes étrangers ont parfois conduit leurs entretiens sans prendre les précautions élémentaires qui consistent à protéger l’identité des personnes ou à choisir son interprète. Piégés par une logistique qui leur échappait, ils ont tenté de faire leur travail, dans le cadre et les conditions qui leur étaient imposés.

Alors que faire, refuser de couvrir ces déplacements officiels ? Ou alors accepter, mais à quel prix ? Ces journalistes ont-ils su ce qu’il était advenu de ces hommes et de ces femmes qui avaient bien voulu témoigner à leur micro, devant leur caméra ?

Samantha Maurin a occupé plusieurs postes à l’étranger de Communication et Plaidoyer pour des ONGI.

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La rédaction de Grotius International.

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