Darfour : le «tri sélectif» de l’information…

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Les relations entre médias, humanitaires, et politiques font l’objet depuis quelques années d’une attention renouvelée et soutenue. Les interactions entre ces différents acteurs ont été maintes fois mises en exergue, aussi bien dans leurs interactions positives que dans les  situations de confusion qu’elles peuvent  générer.

L’ambigüité, et souvent la porosité, de ces rapports sont sources d’interrogation et parfois de critiques. D’autre part, la nature de ces rapports, notamment entre médias et humanitaires, a évolué de façon significative au cours de ces dernières années.

En effet, la proximité des débuts – associant un militantisme partagé à un intérêt commun bien compris – a été progressivement remplacée par un regard plus critique, et surement plus objectif, des médias sur l’action humanitaire, entrainant de fait une distension (distorsion ?) progressive de cette relation privilégiée. Il parait toutefois impossible de disjoindre la réflexion sur médias et humanitaires, de celle concernant médias et politiques.

En effet, il s’agit d’une sorte de relation triangulaire, à la fois globale mais aussi s’exerçant de façon bilatérale entre chacun des acteurs.

Le centre de gravité de cet ensemble n’est pas figé mais la tendance de ces dernières années est un renforcement des relations médias-politiques et un affaiblissement du couple médias-humanitaires, avec simultanément une volonté d’appropriation de la terminologie humanitaire par les politiques, notamment pour la mise en place d’actions civilo-militaires ou de stratégies dites «militaro-humanitaires».

Assiste-t-on aujourd’hui, de la part de certains journalistes, à un «tri sélectif» de l’information qui jetterait les bases d’une nouvelle «échologie» médiatique?

L’exemple du traitement médiatique actuel de la situation au Darfour apporte un éclairage instructif pour répondre à cette question. Depuis plusieurs années, la question du Darfour  occupe de façon plus ou moins prégnante l’espace médiatique. Conflit fragmenté de lecture difficile, les racines de cette  urgence complexe sont multiples et enchevêtrées.

En effet, la toile de fond de l’ensemble des causalités de la crise au Darfour – remise en cause du partage de la terre, pourrissement de conflits intercommunautaires déjà anciens, sécheresse et raréfaction des ressources exacerbant la compétition entre cultivateurs et éleveurs et provoquant des mouvements migratoires déstabilisateurs, affaiblissement continu des structures traditionnelles de gestion des conflit, multiplication des armes et de l’insécurité – est avant tout celle du sous-développement endémique d’une région périphérique délaissée par le pouvoir central de Khartoum.

Presque sept ans après le début du conflit, en février 2003, la situation au Darfour demeure tragique : 2,5 millions de personnes, sur 7 millions au total, ont été déplacées ; les victimes directes du conflit s’élèvent à 200.000, mais l’ensemble des décès supplémentaires imputables à la crise serait plus proche de 300.000. 250.000 darfouriens se sont réfugiés au Tchad et en Centrafrique. Ce sont au total plus de 4 millions de personnes dont l’existence a été affectée par ce conflit.

L’enlisement de la crise semble lié tout autant à la multiplicité et la complexité de ses déterminants (politiques, sociologiques, économiques, et historiques) qu’à la méthode utilisée par la communauté internationale pour parvenir, le plus rapidement possible (trop rapidement?), à la signature d’un accord de paix – celui d’Abuja en 2006 – difficilement acceptable en l’état par les mouvements rebelles.

Aujourd’hui, dans un contexte pré-électoral tendu au Soudan, il semble que la communauté internationale reproduise les mêmes erreurs, imposant une diplomatie du « deadline » aux factions rebelles, tout en répondant à la demande politique de Khartoum d’avoir un accord de paix signé avant les élections présidentielles du mois d’avril.

Personne ne peut nier la nécessité d’une dynamique en faveur d’un accord de paix pour le Darfour, mais celui-ci peut-il se faire à n’importe quel prix et quel rôle les médias doivent-ils jouer dans la couverture de ce processus ? Sont-ils là pour se faire les relais d’une stratégie politique institutionnelle ou ne doivent-ils pas aussi rapporter et analyser les informations crédibles qui contredisent les positions officielles ?

Ces interrogations, qui interpellent ouvertement les médias dans leur indépendance et leur impartialité du traitement de l’information, me paraissent légitimes au vu du déséquilibre – aussi bien quantitatif que qualitatif – de la gestion des informations très récentes entre  les pourparlers de paix à Doha et la crise humanitaire qui frappe les habitants du Jebel Mara, au Darfour.

En effet, le jour même où le président El-Béchir affirmait que «la guerre au Darfour est terminée» et où le président français Sarkozy se félicitait du cessez-le-feu signé à Doha entre le Mouvement pour la Justice et l’Egalité (JEM) et le gouvernement soudanais, les combats entre forces armées soudanaises aidées de milices pro-gouvernementales et forces rebelles de l’Armée de Libération du Soudan d’Abdul Wahid El Nour (SLA-AW)(1) dans la vallée de Deribat, provoquaient le déplacement massif de plus de 50 000 personnes.

Dans un communiqué de presse explicite, l’ONG Médecins du Monde y décrit les conséquences humanitaires et notamment sanitaires de ce déplacement de populations, portant à au moins 100.000 le nombre de personnes déplacées internes (IDPs- internal displaced persons), y compris nos équipes médicales soudanaises,  dans cette zone montagneuse du Darfour. De façon surprenante, la confrontation journalistique entre la parole «officielle» des politiciens impliqués dans les négociations de Doha, et celle des humanitaires révélant la réalité du terrain prouvant que la paix au Darfour n’est pour l’instant rien d’autre qu’une formule de communicant, a été plutôt rare et plutôt le fait de médias non français.

Il est ainsi surprenant de voir qu’aucun grand quotidien ou de média audiovisuel de notre pays ne se soit fait l’écho, de façon adaptée, de l’ampleur de la crise humanitaire qui frappe les populations du Jebel Mara, et ne remette en cause avec un minimum d’objectivité journalistique, la parole officielle du (ou des) pouvoir(s).

Cet exemple précis pose la question plus générale des leviers et des réseaux qui permettent à une information donnée d’être diffusée et traitée avec l’attention nécessaire. Comme tout processus humain, il s’agit d’un processus complexe et non-linéaire où l’objectivité et la preuve ne sont pas forcément les arguments prédominants. Néanmoins, lorsque les variations de traitement de l’information prennent une forme aussi caricaturale, il est nécessaire d’y prêter attention afin de comprendre et d’en corriger les déterminants.

Ce court article n’a pas pour prétention de répondre à toutes ces interrogations. Il a simplement pour but d’initier une réflexion apaisée mais nécessaire avec les journalistes sur la réalité du « tri sélectif » de l’information, sur les enjeux qui se profilent derrière cette nouvelle «échologie» médiatique, et sur l’impact de ce déséquilibre dans les relations actuelles médias-politiques / médias-humanitaires.

(1) Selon l’AFP

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.