De l’efficacité du modèle migratoire européen : le cas de l’Espagne

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Les frontières tuent…

Par Brigitte Espuche… Il s’agit d’un drame qui se vit au quotidien et dans l’indifférence générale. Depuis l’apparition des premiers cadavres sur les plages de Tarifa (Andalousie) le 1er novembre 1988, au moins 21000 personnes auraient trouvé la mort dans leur tentative d’atteindre les côtes sud européennes (1). Les morts aux frontières sont légions, et ne suscitent plus le même intérêt mobilisateur. Ni pour les médias, ni pour l’opinion publique, qui en a soupé des images choc du journal télé, sur le débarquement morbide des pirogues pleines de zombies, jour après jour. Qui s’en émeut encore ?

Les frontières tuent, et ce n’est certes pas nouveau. Ça en deviendrait même presque banal s’il ne s’agissait de la vie d’hommes, de femmes et d’enfants  ayant eu la malchance de naître de l’autre côté du Détroit de Gibraltar, à 14 km à peine des côtes espagnoles, et de vouloir exercer leur droit à la mobilité. Presque des héros, qui traversent des épreuves insensées – conscients des risques qu’ils encourent – au nom de la paix ou du droit à l’égalité des chances.

Un drame sans nom et sans échos, mais dont les responsabilités sont pourtant indubitables. Celle de ces gouvernements européens dont les politiques migratoires bafouent les droits fondamentaux des migrants au mépris des Conventions Internationales ratifiées, et rendent absolument impossible toute immigration légale et ordonnée, alors même que leurs politiques économiques et commerciales, inéquitables et contre productives au développement de l’Afrique, provoquent l’émigration. Celles des gouvernements africains, qui, en collaborant dans ces politiques sécuritaires, font preuve de complaisance envers leurs bailleurs de fonds européens, et se rendent complices de la perte de leur souveraineté nationale.

En 2008, au moins 581 personnes ont trouvé la mort sur la route maritime en direction de l’Espagne (2) : 239 dans l’Atlantique et 342 en mer Méditerranée, zone qui pour la première fois depuis longtemps possède le triste privilège d’avoir englouti plus de cadavres que l’Océan. 75% de ces victimes étaient originaires d’Afrique Subsaharienne, et ont majoritairement disparu sur les côtes algériennes (141), marocaines (108), saharaoui (93), canariennes (66) et andalouses (51). Trente-neuf sont mortes sur les côtes de Melilla et d’Alboran, 2 sur celles de Ceuta et 19 aux Baléares.

Ce sont officiellement 340 victimes de moins qu’en 2007, année au cours de laquelle l’APDHA avait comptabilisé 921 morts sur la même route. C’est beaucoup et c’est bien peu. Ils sont sans doute bien plus nombreux, enfouis dans le désert du Sahel ou du Sahara, ou sous les flots. Il est aisé de calculer, en sachant que les morts dans le désert sont trois fois plus nombreux qu’en mer (3) et qu’une pirogue sur trois n’arrive jamais à destination (4), qu’en réalité environ 3000 personnes pourraient avoir perdu la vie, en 2008, en tentant d’atteindre les côtes espagnoles.

Au nom de la raison d’Etat…

Les routes changent mais les morts subsistent, victimes collatérales de la radicalisation des politiques migratoires européennes qui poussent à la clandestinisation des routes et des voyageurs, au nom de la Raison d’Etat et de la sauvegarde de l’équilibre économique et politique de l’Europe Forteresse.

Le renforcement des contrôles dans le Détroit de Gibraltar et ceux développés plus au sud visant à limiter l’émigration en partance pour l’Europe du Sud, ont certes modifié les chemins migratoires, mais ne sont pourtant pas parvenus à « maîtriser les flux ». L’observation d’une diminution dans le nombre de victimes dans l’Océan Atlantique (239 morts recensés en 2008 contre 800 en 2007) et dans le nombre de migrants « clandestins » détenus sur les côtes espagnoles (14.634 en 2008 contre 19.610 en 2007 selon les chiffres officiels (5), loin du triomphalisme jubilatoire du gouvernement espagnol et de son discours performatif sur « l’efficacité » des politiques sécuritaires de lutte contre « l’immigration illégale », s’explique principalement par le renforcement de la collaboration avec les pays d’origine et de transit dans l’externalisation des contrôles frontaliers.

Une politique migratoire « efficace »…

Plus d’arrestations en amont (quasi 20.000 interceptions sur les côtes africaines en 2008 (6) et plus de morts sur les routes clandestines, chaque fois plus périlleuses pour échapper aux mécanismes de contrôle de plus en plus répressifs, provoquent nécessairement un recul des arrivées de migrants « clandestins » en frontière espagnole. Peut-on parler pour autant de politiques migratoires  « efficaces », comme se plait à le répéter le gouvernement espagnol?

Certes, si l’on considère qu’une gestion « efficace » des flux migratoires signifie le déplacement des lots de cadavres et le mépris des droits fondamentaux des personnes. Et que l’on considère justifié le coût humain et financier des moyens (SIVE, Frontex, etc…) destinés à lutter contre ceux qui représentent à peine 2% du total des flux migratoires reçus par l’Espagne en 2008.

Des années de politiques restrictives, coûteuses et mortifères visant à restreindre davantage l’accès des demandeurs d’asile et d’emplois sur le territoire Schengen ont amplement démontré leur ineffectivité et leur cruauté. Elles n’agissent en rien sur les causes des migrations, mais bien sur leurs conséquences les plus directes. Elles ne « freinent » pas les migrations, mais contribuent au développement et à la marchandisation de routes clandestines alternatives, en plus de bloquer les migrations circulaires.

Elles engendrent des violations inadmissibles des droits fondamentaux des personnes tout au long du parcours migratoire, dont le premier d’entre eux le droit à la vie, et ce au nom de la sacro-sainte « immigration choisie ».

Combien de morts seront-ils encore nécessaires pour comprendre que le dogme de la fermeture des frontières et l’assignation à résidence de tout un continent pillé ne peuvent en rien régler l’immense besoin de justice de citoyens uniquement coupables d’avoir voulu exercer leur droit fondamental à la libre circulation (7) ? Quelles sont, finalement, les limites du cynisme, du mépris, de l’efficacité ?

Brigitte Espuche est chargée des questions internationales pour l’immigration au sein de l’Asociación Pro Derechos Humanos de Andalucía (APDHA), Espagne.

(1) Voir  Rapport APDHA : « Derechos Humanos en la Frontera Sur 2008 »: http://www.apdha.org/media/fronterasur2008.pdf

(2) Idem

(3) Selon les observations des organisations humanitaires et de défense des droits des étrangers des pays d’origine et de transit qui travaillent sur le continent africain

(4) Voir Rapport APDHA :  » Derechos Humanos en la Fronteras Sur 2007 « (5) Voir le  » Balance de la lucha contra la Inmigración irregular 2008  » que publie chaque année le Ministère de l’Intérieur espagnol. Ils ne correspondent pas aux chiffres recueillis par l’APDHA, qui estime que 15572 personnes ont été détenues alors qu’elles tentaient d’entrer sur les côtes espagnoles en 2008.

(6) Voir  Rapport APDHA :  » Derechos Humanos en la Frontera Sur 2008  » : http://www.apdha.org/media/fronterasur2008.pdf

(7) Droit reconnu par l’article 13.1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH- ONU 1948)

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