Au début de l’année, la Fondation Heinrich Boll avait du changer de locaux, devenus la cible des promoteurs qui font pulluler les hauts immeubles à Addis Abeba. Une simple péripétie. Car le mois dernier, l’organisation allemande a carrément choisi de quitter l’Ethiopie, jugeant qu’il lui est désormais impossible de travailler. Une décision radicale qu’elle a repoussé le plus possible, mais qui s’est imposée après des années de discussions avec les autorités locales.
La frustration de la Fondation, présente dans le pays depuis six ans, remonte à 2010, quand a été mise en œuvre la « Charities and Societies Proclamation », rapidement surnommée « loi anti-ONGs ». Officiellement, ce texte répond d’abord au besoin d’instituer un cadre légal pour les associations, mais il avait aussi clairement pour objectif de limiter les interférences sur le champ politique : interdiction est faite aux organisations internationales de travailler dans les domaines des droits de l’homme, de la démocratie ou des questions de genre… soit autant de secteurs d’activité de la Fondation Heinrich Boll.
« A cette époque, nous avons pensé rester malgré tout, raconte Patrick Berg, le responsable local, qui venait alors tout juste d’arriver. Des discussions avaient été entamées avant même la promulgation de la loi. » Pour faire bonne figure, les débats publics sur les femmes et les formations de membres d’un parlement régional sont suspendus – seuls les programmes environnementaux se poursuivent.
Car Patrick Berg garde alors l’espoir de trouver une solution, en cherchant à se libérer de la tutelle de la « Charities and Societies Agency », une institution créée par la nouvelle loi. Soutenue par son ambassade, mais aussi par le ministère allemand de la Coopération et du Développement, la Fondation soumet début 2011 un accord bilatéral. Réponse du ministère éthiopien des Finances et du Développement économique en avril 2012 : un texte basé sur la mouture proposée… mais y ajoutant la plupart des restrictions de la « loi anti-ONGs ».
« Ces dernières semaines, nous avons encore voulu voir si le nouveau gouvernement (après la mort du Premier ministre Mélès Zenawi) allait donner des signes d’ouverture », se lamente M. Berg. Ne voyant rien venir, la Fondation annonce donc officiellement son départ le 5 novembre. A la Charities and Societies Agency, on ne s’en étonne ni ne s’en émeut.
Les Allemands ont non seulement tenté de contourner son autorité, mais ils n’ont pas non plus « présenté leur rapport 2011 à temps », et celui-ci comportait de nombreuses lacunes, selon Ahmed Seid, le chargé de communication de l’agence.
« Les associations étrangères peuvent s’engager pour le développement. Mais les activités concernant les droits sont liées à la politique, elles doivent être du ressort des citoyens éthiopiens eux-mêmes », explique-t-il de manière plus générale. Il n’en dit pas davantage, mais un observateur international avisé met les pieds dans le plats : « Des étrangers sont soupçonnés d’avoir largement soutenu l’opposition lors de la crise postélectorale de 2005, comment réagiriez-vous si on venait ainsi s’impliquer dans la politique de votre pays ? » Les autorités ont donc pris des mesures, quitte à mettre tout le monde dans le même panier.
Reste que la législation de 2009 n’a pas non plus encouragé les organisations locales œuvrant dans le domaine des droits de l’homme. Deux points du texte sont principalement mis en cause. D’abord, il y a l’impératif de consacrer seulement 30% de ses ressources aux dépenses administratives, détaillées dans une liste exhaustive incluant entre autres les loyers, l’électricité, les taxes et la plupart des salaires, mais aussi les frais de consultance, de réunion ou même de publication. Bref, une ligne budgétaire impossible à tenir pour des associations travaillant essentiellement sur des programmes de sensibilisation « indirecte ».
Mais le plus contraignant est surtout l’obligation de générer 90% de ressources locales. Le budget du Human Right Council, une association éthiopienne enquêtant notamment sur les atteintes aux droits de l’homme et défendant les victimes, aurait ainsi été réduit de 90%, pour s’établir à seulement 1,1 millions de birr (48.000 euros) en 2012. Difficile de donner à une organisation dans le collimateur, surtout quand « les évènements de levée de fonds sont sévèrement contrôlés », témoigne Endalkachew Molla…
Son association n’emploie plus que douze personnes, cinq fois moins qu’avant, et a fermé sept de ses dix antennes régionales. Il annonce aussi que neuf millions de birr (392.000 euros) de financements étrangers sont gelés en banque, en attendant qu’il ne représente que 10% de son budget… « Le paradoxe, c’est que le gouvernement lui-même dépend complètement de l’aide internationale, tout comme la Commission des Droits de l’Homme », ironise-t-il. Il assure que son organisation n’a aucun engagement politique, qu’elle travaillait aussi avec des officiels du gouvernement.
A la Charities and Societies Agency, on concède qu’il est difficile de trouver des ressources locales, mais on insiste sur le fait que « ce n’est pas seulement d’argent dont a besoin la démocratie ; elle doit d’abord grandir par elle-même. » Et de vanter le bilan de la loi, qui a effectivement favorisé l’émergence et l’efficacité des ONGs, aujourd’hui au nombre de 2794, et considérées comme des « partenaires du développement ».
Hormis ceux qui travaillent sur des sujets sensibles, les professionnels louent généralement leur relation avec les autorités, qui auraient bien compris l’intérêt d’avoir des relais de terrain. Et si le cadre administratif est plus exigeant, il est surtout plus cohérent. Des formations sont dispensées aux organisations pour qu’elles puissent s’y soumettre et qu’elles améliorent leurs capacités. Une transparence et un rigorisme qui donnent des résultats satisfaisants, à condition de ne pas s’intéresser de trop près aux droits de l’homme.