Entre gangs et Casques bleus, l’avenir indécis des Haïtiens…

0
147

Chronique de la découverte de Port-au-Prince (volet 1*)…

Char de la Minustah

Il est des endroits réputés dangereux. Port-au-Prince en fait partie : capitale d’Haïti détruite et fourmillante, étouffée par la pauvreté[1] et les catastrophes récurrentes, assommée par les chaleurs tropicales, abandonnée par un gouvernement démuni, encombrée de poussières, d’ordures et de légendaires « blocus » (embouteillages), sa réputation figure un lieu malsain et périlleux.

Il est vrai que les gangs y sont sans doute les organismes les mieux structurés et que, parfois, on voit des armes dépasser de la ceinture de jeunes hommes. Il est vrai aussi que la pauvreté pousse certains aux extrêmes de la détresse, sous la forme d’un enlèvement contre rançon[2], ou d’un cambriolage. C’est pourquoi dans toutes les résidences un peu cossues, à l’entrée de chaque maison habitée par un haïtien aisé ou par un expatrié, dans toutes les stations essences, pour chaque supermarché, etc. il faut s’habituer à voir des services de sécurité sous forme de sbires surarmés, qui accueillent le nouveau-venu d’un regard filtrant en exposant d’impressionnantes armes.

Ces formes privées de présence sécuritaire sont mobilisées face à l’extrême violence et les modes opératoires des caïds locaux (fusillades, kidnappings etc.) et suite à la déficience de la Police Nationale (PNH)[3] – l’Etat haïtien n’étant pas à même de répondre à son rôle de protecteur de la population en détenant le monopole de la violence. Pourtant, un grand débat a lieu sur le taux de criminalité de Port-au-Prince, qui serait plutôt faible. En effet, le climat général à Port-au-Prince n’est pas insécuritaire… quand on en connait les codes : quartiers, attitudes, et heures à éviter.

Ainsi, alors qu’il n’y a pas de lumière le soir, alors que des coupures d’électricité se prolongent parfois plusieurs jours, alors qu’on pourrait imaginer une guerre sans fin dans les rues, Port-au-Prince vit plutôt paisiblement.

Et même le quartier de Cité Soleil, enclave pauvre redoutée car connue comme cœur des gangs, s’apaise le jour et s’acclimate d’une vie quotidienne rythmée par des règlements de comptes épars. Il semble qu’ici comme en d’autres lieux où l’Etat est déficient, plus les gangs contrôlent une société, plus celle-ci est dénuée de certains crimes ; d’où un côté paradoxalement plus paisible pour la population : les gangs régulent la société de telle sorte qu’elle ne sombre pas dans le désordre absolu.

Mais s’ils avaient vu leur légitimité bouleversée suite au séisme, aujourd’hui ces groupes violents se recomposent et s’imposent âprement dans les camps de déplacés, où les exactions se multiplient, causant de nombreuses préoccupations aux gestionnaires des camps et réitérant l’instabilité quotidienne pour la population. C’est ainsi qu’un regain de violence s’empare actuellement de Port-au-Prince, en grande partie issu des camps où se reformule une société en recomposition, très pauvre et souvent sans défense. En effet, même s’ils sont organisés par des ONG et des comités de camps, leur présence chaotique favorise des espaces ou heures de non-droit dont savent profiter certains. En outre, aucun gang ne contrôle toutes les parts de la société, et ne peut donc empêcher les formes de délinquance localisées (cambriolages, attaques de voitures…).

Pourtant, du point de vue d’un nouveau-venu, cette capitale si contrastée est facile à vivre pour peu qu’on prenne le temps d’y accepter le rythme et d’en appréhender les règles : la gentillesse et la douceur des Haïtiens permettent de s’y sentir rapidement en confiance. Il suffit de sourire, d’interroger avec cette exquise politesse qui emprunt le pays, ou de tâtonner en créole, pour que les conversations s’organisent et que le renseignement demandé se transforme en aide désintéressée : à Port-au-Prince, l’étranger ne se sent pas trop isolé dans sa différence, mais admis et soutenu dans sa découverte du pays. Il est encadré de soutiens et trouve facilement son chemin dans la ville inconnue où la solidarité règne au-delà du bricolage quotidien de la survie.

La mission des Nations unies, facteur d’insécurité…

Cette humanité débordante, composée d’artisans du quotidien, ne procure donc pas cette sensation de malaise et de danger. Mais l’ONU, si.

Dans la ville en effet, les Casques Bleus incarnent la paix depuis des tanks qui patrouillent sur les grands axes, avec des armes – quatre ou cinq sorties de la tourelle du blindé – braquées sur les alentours. Ils patrouillent dans la cité comme en temps de guerre, en groupes, en alerte. Ils surveillent les zones « à risque » depuis des miradors ou stationnent devant des bâtiments avec des armes énormes, doublant les services de sécurité privés…

Constituée de soldats du monde entier, cette force armée (la Minustah[4]) fut créée en 2004 afin d’assurer la sécurité de la région et de pacifier Cité Soleil qui devenait une vraie zone de non-droit. Après avoir en effet apaisé le quartier -non sans heurts-, le mandat de la Minustah fut renouvelé pour contrôler les gangs et aider à former la police locale (la PNH) qui n’assurait pas le bien-être général du pays. Cette contribution essentielle (par le biais de l’UNPOL), bien que laborieuse (notamment parce que la grande majorité des soldats de l’ONU ne parle pas français), s’avère toutefois aujourd’hui en voie de réussite : la PNH se confirme assez peu corrompue et cette collaboration permet de redresser le système judiciaire général.

Enfin, depuis le séisme, la Minustah s’est vue demandée d’aider à la reconstruction d’Haïti, d’appuyer le processus politique, de conforter les droits de l’homme, et d’assurer un climat stable, notamment en assurant le déroulement des élections ou en protégeant les milliers d’expatriés qui séjournent dans la zone et, par leurs moyens et présence ostentatoire de biens, peuvent aguicher de mauvaises intentions.

Au début appréciée pour sa présence et ses interventions salvatrices, la Minustah est tellement entrée dans le paysage de la capitale que les artisans locaux vendent des figurines de soldats aux casques bleus, pistolet dans une main, arme de gros calibre dans l’autre (adaptation toute haïtienne, par l’art, à un était de fait du quotidien). Cette présence de pacification active aux allures guerrières, incarnée par des tanks ou camions surchargés d’armes, a-t-elle une réelle utilité ? Tant d’argent dépensé à payer tous ces soldats et à leur demander de surveiller des bâtiments dans la poussière ou de suer en plein soleil dans de longues rondes – les tanks n’échappent pas aux gigantesques embouteillages de la capitale – ne serait-il pas plus efficace s’il était dépensé différemment ?

Ne faudrait-il pas redistribuer les effectifs dans un corps civil et non plus si ostensiblement militaire, tout en évitant la confusion entre les organisations de développement et les Casques Bleus[5] ?

Enfin, malgré ses réussites dans certains secteurs comme celui de l’appui à la réforme du système judiciaire, où est la limite avec l’ingérence et les préceptes développementalistes appliqués par la supériorité de moyens ?

Il n’y a pas de guerre à Port-au-Prince. Si la réponse militaire fut adaptée au début de l’intervention et à certains moments ponctuels, le mandat de l’ONU à Haïti apparait aujourd’hui inadapté : bien qu’initialement légitime, il n’est maintenant plus clair et la violence symbolique des Casques Bleus, par leur omniprésente militaire, est en désaccord avec leur rôle pacificateur[6]. En effet, les troupes et démonstrations de force n’empêcheront ni les fusillades désespérées, ni les kidnappings ciblés, ni les règlements de compte : le banditisme ne se soigne pas à coup de défilés armés et ces derniers ne font qu’accentuer le sentiment de rancune contre l’omniprésente communauté internationale, souvent qualifiée dans les discours et sur les tags des murs de « force occupante » (« Minustah = cholera[7] = turista[8] » est une expression récurrente ici).

La stabilisation d’Haïti devrait passer par d’autres biais que l’activité militaire ni même « militaro-humanitaire », en grande partie parce que les malheurs du pays sont avant tout politiques, économiques et sociaux. Et si un jour la population haïtienne se rebelle, et bien qu’elle profite des apports de la communauté internationale, il sera difficile de lui en vouloir d’avoir au cœur de sa colère tous ceux qui sont venus l’aider avec une attitude si défensive – et donc perçue comme agressive et méprisante.

* Voir volet 2 et 3

[1] Selon l’indicateur de développement humain (IDH) du PNUD, Haïti est classé 149ème sur 182 pays.
[2]
Les enlèvements, qui concernent essentiellement des haïtiens,  sont aussi souvent politiques et commandités par des personnes haut-placées : la raison peut donc être financière ou stratégique.
[3]
La récente Police Nationale d’Haïti (PNH), est en sous effectif chronique (elle vient tout juste de dépasser 10 000 employés), et mal payée.
[4]
Minustah : Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti. Elle a durement été touchée par le séisme, notamment lors de l’écroulement de son quartier général, entraînant la mort de plusieurs personnes dont le chef de mission. Elle emploie en permanence 12055personnes depuis le séisme. Consulter minustah.org.
[5]
La Minustah est par exemple engagée dans la construction de routes. La lisibilité de son action est donc très floue pour les Haïtiens.
[6] Depuis combien de temps les tanks ont-ils été utilisés en dehors d’un rôle purement dissuasif, souvent en décalage avec la réalité des évènements –comme le quadrillage du site du Palais national par la Minustah le jour de l’investiture du Président Martelly, le 14 mai 2011, alors que la population vivait cet évènement soit avec désintéressement, soit avec enthousiasme, ne donnant lieu à aucune manifestation hostile à travers le pays ?
[7]
Les Haïtiens reprochent âprement à la Minustah d’être à l’origine de l’épidémie de choléra.
[8]
Terme utilisé pour « touristes », dû à la sensation que beaucoup de personnel de la Minustah vient à Haïti « en vacances », avec un bon salaire et peu à faire.


Alice Corbet

Alice Corbet

Alice Corbet est anthropologue, membre du Comité de rédaction de Grotius.fr.