Fabrication de l’opinion et principe de publicité

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Par Alice Goheneix

Si « l’opinion publique n’existe pas », comme l’écrivait Bourdieu en 1973 (1), l’opinion publique internationale encore moins. D’où vient alors que l’on y fasse si souvent référence ?

Des mobilisations certainement, sous forme de manifestations ou de promesses de dons – comme lors du tsunami en décembre 2004 ; des sondages également. Du fait aussi que les actions des entrepreneurs d’opinions ont des effets qu’il convient de ne pas négliger. Or, même en retenant la critique selon laquelle il n’y a pas d’opinion publique sans promoteurs d’opinion, il semble sensé d’accorder à leur entreprise un principe de rationalité. Autrement dit d’accréditer l’idée que si des associations, des médias, des ONG cherchent à fabriquer de l’opinion publique ou à crédibiliser l’idée selon laquelle il existe une opinion publique, c’est que le résultat de cette entreprise (dons, signatures, manifestations) peut soutenir leurs intérêts.

Dans l’expression « opinion publique », c’est moins le substantif qui pose problème –depuis Platon, l’opinion est considérée comme un point de vue incertain, qui ne se confond pas avec la vérité – que l’adjectif « public ». Car une « opinion » est par définition tangible quand elle est exprimée par un individu. Si elle est qualifiée de « publique », c’est qu’elle est attribuée à un collectif. Or un collectif n’est doué ni de corps ni de parole ; les opinions individuelles agrégées dans ce collectif ne peuvent donc être saisies que par des processus de médiation et des médiateurs, légalement institués ou non : le vote versus le sondage d’une part ; des élus versus des porte-parole auto-proclamés d’autre part.

Ainsi, les votes et les sondages agrègent les opinions individuelles et permettent de dégager une majorité objectivé (2). Mais ce résultat laisse toujours aux porte-parole une large autonomie vis à vis de la population qu’ils prétendent représenter.Dans un article rédigé avec Marielle Debos (3) en 2005, intitulé « la fabrique de l’opinion publique internationale », nous avions interrogé les interactions entre acteurs contestataires locaux et OING qui conduisent à l’émergence d’une campagne de sensibilisation globalisée, à partir du modèle du boomerang proposé par Keck et Sikking (4).

Le « lancer » du boomerang

Ce modèle permet en effet d’étudier comment une cause locale saisie par « des entrepreneurs locaux d’opinion » – des journalistes, des associations locales – et relayée par des « entrepreneurs transnationaux d’opinion », tels que les grands médias ou les OING, peut conduire à une mobilisation internationale : c’est le « lancer » du boomerang. Dans un second temps, celui du « retour du boomerang », les diplomaties des Etats touchés par les mobilisations peuvent conduire, voire contraindre l’Etat cible à modifier ses pratiques en faveur de la cause locale initiale.

Un lancer de boomerang ne peut cependant réussir que sous de nombreuses conditions, au cœur desquelles le capital relationnel des ONG locales parmi les grands médias et OING ; la possibilité pour ces OING à faire coïncider la cause locale à sa charte fondatrice et aux normes en vogue sur la scène internationale Par ailleurs, le degré d’autoritarisme et les ressources censitaires et diplomatiques de l’Etat cible, capable, ou pas, de bloquer les communications sur son territoire et de résister à la pression internationale reste une variable fondamentale (5). Dans le cas de la Corée du Nord, les OING humanitaires travaillent dans la discrétion, sous peine d’expulsion. Dans le cas de la Chine, l’Etat semble encore pouvoir se permettre de résister aux pressions associatives et diplomatiques pour la libération des prisonniers politiques, même si l’on a vu qu’elle devenait relativement plus sensible aux pressions internationales lors des derniers jeux olympiques (6).Le modèle du boomerang permet d’expliquer l’émergence de certaines causes, telles que celle des populations du delta du Niger (7), ou plus récemment, celle des « défenseurs des peuples indigènes » au Mexique (8). Cependant, il n’a pas prétention à expliquer la totalité des causes défendues par les OING. Certaines en effet, comme la protection des populations victimes de catastrophes naturelles, ne s’inscrivent pas dans ce modèle car elles rencontrent rarement l’hostilité des gouvernements locaux. D’autres encore (c’est le cas de la lutte contre les mines anti-personnel) parce qu’elles ciblent moins les Etats des victimes que les Etats pourvoyeurs d’armes (9). En outre, l’analyse doit être complétée par l’examen des stratégies de communication des grands médias, qui sélectionnent les causes à relayer (10).

Mais en définitive, force est d’admettre que les « grandes causes » de mobilisation internationales n’émergent pas ex-nihilo. Elles résultent de processus de socialisation transnationaux.

Légitimité démocratique…

Prétendre représenter l’« opinion publique internationale», c’est donc taire la complexité du processus d’agrégation et de représentation des opinions individuelles, mais c’est aussi se doter d’une légitimité renforcée. Ce halo de légitimité s’enracine essentiellement dans deux corpus ; l’un est politique, l’autre philosophique et moral.

La première racine qui rattache l’opinion publique au principe démocratique est celle de l’agora athénienne, « assemblée du peuple », « place du marché » mais également lieu de « prise de parole », sur laquelle se réunissait l’ecclésia, l’assemblée des citoyens athéniens. Dans les régimes politiques contemporains qui ont opté pour la démocratie représentative, l’ « opinion publique », saisie à travers des manifestations de rue ou des sondages, peut apparaître comme une résurgence de la démocratie  directe, fantasmée comme idéale parce qu’ancestrale.

Résurgence également de la volonté générale de Rousseau, dans laquelle «chacun, obéissant à tous, n’obéit pourtant qu’à soi-même (11)». S’impose ainsi l’idée que la démocratie directe, la parole du peuple, est plus conforme à la démocratie que la parole des représentants légaux.Cette légitimité démocratique de « l’opinion publique » se double de la légitimité morale accordée depuis Kant au principe de publicité, défini comme  transparence des lois : « Toutes les maximes, qui pour produire leur effet ont besoin de publicité, s’accordent avec la morale et la politique combinées (12) ».

La possibilité de publiciser une décision ou une loi sans craindre la réaction des gouvernés constitue ainsi pour un gouvernement, la garantie d’une cohérence entre les lois de la morale et l’exercice politique.  En effet, l’espace public (13) , conçu comme une arène dans laquelle les individus dotés d’une raison critique débattent des autorités instituées et des lois, constitue le meilleur rempart contre le secret des pouvoirs arbitraires.En conclusion, des précautions doivent être prises lorsqu’on en appelle à une «opinion publique internationale ».

Cependant, l’argument de la «fabrication» ne doit pas servir à frapper d’illégitimité les « causes internationales », mais à veiller à conserver le principe de publicité au cœur du processus de fabrication, comme nécessité politique et morale. 

(1) Bourdieu (Pierre), « L’opinion publique n’existe pas », in Les temps modernes, n°318, janvier 1973, pp. 1292-1309. Et pour une lecture critique récente Gaïti (Brigitte), « L’opinion publique dans l’histoire politique : impasses et bifurcations », in Le Mouvement Social, n°221, 2007.

(2) Pour les précautions dans l’usage des sondages, on renvoie à la lecture de Blondiaux (Loïc), La fabrique de l’opinion, une histoire sociale des sondages, 1998.

(3) Debos (Marielle), Goheneix (Alice), « La fabrique de l’opinion publique internationale », in Raisons politiques, Presses de Sciences Po, n°19, août 2005.

(4) Keck (Margaret), Sikkink (Kathryn), Activists Beyond Borders. Advocacy Networks in International Politic, Cornell University Press, 1998.

( 5) Risse-Kappen (Thomas), « Bringing transnational relations back in: Introduction », in Risse-Kappen (Thomas) (dir.), Bringing transnational relations back in. Non-state actors, domestic structures and international institutions, Cambridge University Press, 1995.

(6) Sur ces deux pays, on peut consulter notamment www.amnesty.org et www.rsf.org

(7) Bob (Clifford), The marketing of rebellion: insurgents, media, and international activism, Cambridge university press, 2005.

(8) Site www.amnesty.org

(9) Ainsi la campagne pour la ratification de la convention d’Ottawa vise principalement les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, Israël et le Pakistan, alors que les victimes se trouvent essentiellement en Afrique (RDC, Mozambique), et en Asie du Sud-est (Cambodge). Cf http://www.handicap-international.fr/combattre-les-mines-les-basm

(10) Sur ce point, on peut se référer à Derville (Grégory), Le pouvoir des médias, mythes et réalités, Presses universitaires de Grenoble, 1997 et Chomsky (Noam), Herman (Edward), La fabrication du consentement, de la propagande médiatique en démocratie, 1988 pour la première édition.

(11) Rousseau (Jean-Jacques), Du contrat social, 1762 pour la première édition.

(12) Kant (Emmanuel), Projet de paix perpétuelle, 1795 pour la première édition.

(13) Habermas (Jürgen), L’espace public, archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère publique bourgeoise, 1962 pour la première édition.

 

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