Depuis l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza, responsable de la mort plus de 1100 de personnes dans la banlieue de Dacca au Bangladesh, chaque accident dans une entreprise textile en Asie fait désormais l’objet d’un reportage. Comme si le monde faisait semblant de découvrir les conditions réelles de travail et de sécurité dans lesquelles vivent les millions de travailleurs du textile, de véritables « victimes de la mode » qui approvisionnent les plus grandes marques européennes et américaines. Et pourtant, des dizaines d’accidents industriels à répétition se succèdent dans cette région du monde, avec une fréquence de plus en plus inquiétante ces dernières années. Peut-être celui du Rana Plaza sera-t-il celui de trop ? Placées face à leurs leurs responsabilités, les marques semblent en effet avoir capitulé devant les ONG, et ont enfin accepté de signer un accord qui se veut historique et exemplaire.
C’était le jeudi 23 mai, à Genève. Des responsables d’une quarantaine de marques étaient réunis au siège de l’Organisation internationale du travail (OIT), à Genève, avec ceux de deux confédérations syndicales internationale, IndustriAll et l’UNI (représentant à elles deux 70 millions de travailleurs du textile), et des représentants d’une coalition d’ONG, la Clean Clothes Campaign. La cérémonie avait pour but d’officialiser la signature d’un accord réellement innovant en matière de droit du travail dans le secteur du textile au Bangladesh, le Fire and Building Safety Agreement. Devant le scandale médiatique provoqué par l’effondrement de l’immeuble Rana Plazza, les entreprises qui se fournissent au Bangladesh (dont Carrefour, H&M, C&A, Mango, etc.) n’ont eu de choix que d’accepter pratiquement tous les termes de ce texte, qui leur était pourtant proposé depuis des mois, n’amendant le texte qu’à la marge. L’accord, ambitieux, prévoit notamment un système de contrôle des normes sécurité et du droit du travail beaucoup plus transparent et contraignant que celui qui existait auparavant. Il faut avouer qu’il était difficile de faire pire.
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Des précédents dramatiques
En janvier dernier, Katia Roux, chargée de mission à Peuple Solidaires a participé à une mission d’évaluation des conditions réelles de travail et de sécurité dans ces ateliers, dans le cadre de la Clean Clothes Campaign (campagne pour des vêtements propres) et le tableau qu’elle en dresse fait froid dans le dos. Elle s’est notamment rendu dans les locaux de l’entreprise Ali, un atelier de confection qui a brûlé en septembre 2012, provoquant la mort de près de 300 salarié (-e)s. « La plupart ont été asphyxiés, raconte-t-elle. Dans les caves, ceux qui n’ont pas pu sortir se sont noyés, à cause de l’inondation provoquée par les lances à incendies. » Les raisons pour expliquer l’ampleur du bilan sont multiples. « La plupart du temps, le feu est déclenché par un court circuit lié à un système électrique obsolète, explique Katia Roux. Une étincelle vient enflammer un tas d’habits entassés, et le feu se propage rapidement ». Pas ou peu d’extincteurs, aucune porte coupe-feu, des issues de secours fermées pour éviter que les salariés ne prennent de pauses, des barreaux à la fenêtre pour empêcher les vols … Résultat : des ouvriers qui sont très rapidement pris au piège. Ce sont généralement les mêmes causes, d’ailleurs, qui ressortent, à chaque incendie dans un atelier de textile, sans que rien ou presque ne soit engagé pour améliorer la sécurité dans les autres usines.
« De la même manière, lorsqu’un immeuble s’écroule, c’est la plupart du temps lié à la surélévation des bâtiments, dont les structures ne sont pas conçues pour supporter un tel poids, poursuit Katia. Ainsi vous avez des immeubles qui avaient initialement trois, quatre ou cinq étages, et qui en comportent aujourd’hui sept ou huit. » Et pourtant, difficile de le croire, mais chacune de ces usines ou presque bénéficiait d’une certification SA8000, une norme internationalement reconnue développée en 1997 par l’ONG Social Acountability Initiative (SAI), et délivrée par des cabinets d’audit théoriquement indépendant.
Opacité et « cut and run »
« Nous en étions arrivés à un tel point que nous nous demandions parfois si les ONG n’avaient pas engendré un monstre », explique Katia Roux. Durant les deux dernières décennies, la société civile n’a eu de cesse en effet de réclamer des audits sociaux dans les entreprises de confection de textile au Bangladesh, au Cambodge ou au Pakistan (les trois plus mauvais élèves en termes de droits des salariés dans le secteur).
Mais les conditions d’opacité dans lesquels se déroulaient ces audits empêchaient toute évaluation objective, et étaient de plus en plus dénoncées par les ONG. « Les contrats étaient passés de gré à gré entre l’entreprise et les cabinets d’audit, avec une clause de confidentialité poursuit Katia Roux. De telle sorte que seule la marque était au courant des résultats ». Un système qui générait un phénomène bien connu des ONG, le « cut and run ». Ainsi, si une usine était jugée peu fiable, la marque rompait toute relation avec le sous-traitant qui l’employait et faisait affaire avec un autre fournisseur. En outre, les lieux étaient nettoyés avant chaque visite, les issues de secours dégagées, des masques étaient distribués pour l’occasion, pour ceux qui travaillaient dans des lieux à exposition toxique, et, enfin, chaque ouvrier (-e) connaissait par coeur les réponses à fournir aux inspecteur, sous peine d’être licencié.
Enfin, les cabinets d’audit se défaussaient souvent derrière leur mandat, affirmant que celui-ci se limitait clairement aux conditions de travail, et non de sécurité, ou encore en laissant soigneusement de côté la question de la possibilité ou non de négociation collective dans l’entreprise ou de droit syndical. Or si celui-ci est intégré dans la loi, au Pakistan comme au Bangladesh, il est extrêmement réprimé dans les faits, certains syndicalistes ayant même été torturés, voir tués ces dernières années.
Indemnisations
Rendue très difficile par cette absence de transparence, la traçabilité des vêtements fabriqués auprès de ces fournisseurs ne peut se faire qu’au prix d’investigations aussi complexes que dangereuses pour les partenaires sociaux. Toucher au textile, au Bangladesh, c’est en effet toucher le coeur de l’économie du pays, dont le secteur représente près de 80% du total des exportations. Mais avec de la persévérance, les ONG, aidées par leurs partenaires locaux, après l’un ou l’autre de ces drames réussissent à « coincer » une marque et – en jouant sur le levier médiatique, à obtenir des indemnisations.
« La marque allemande KiK a ainsi accepté de verser une indemnité de un million d’euros, après que nous lui ayons prouvé qu’au moins 75% de la production de chez Ali lui étaient destinée », reprend Katia Roux. Mais a contrario, Teddy Smith, qui avait pour fournisseur l’usine de Tazreen, brûlée à Dacca en novembre 2012, a toujours fait la sourde oreille. Néanmoins, même lorsqu’il y a accord, le processus d’indemnisation est souvent pénible. « Les familles doivent prouver que les corps sont bien les leurs pour bénéficier des indemnisations, or bien souvent, il y a plus de familles que de corps… ». En outre, seuls les salariés sous contrat peuvent avoir accès à des indemnisations, ce qui est loin d’être le cas de tous les travailleurs du textile.
Ce volet est très important, car si la paie est ultra-minimale (environ 32 cts d’euro par heure), elle contribue à faire vivre des familles entières, « c’est pourquoi les demandes d’indemnisations, négociées par les syndicats, tentent d’intégrer non seulement la perte subie sur le coup, mais ce qu’aurait pu apporter à l’avenir le/la salarié (-e) ». Ainsi pour le Rana Plaza, le coût des indemnisations est évalué à 54 millions d’euros, et entre quatre et cinq millions pour les victimes de Tazreen.
Ce qui va changer
D’autres marques, comme l’américain PVH (Hilfinger, Calvin Klein etc.) ou l’allemand Tchibo, également mis devant le fait accompli, ont même sauté le pas et décidé de signer l’accord proposé par IndustriAll, l’UNI, et les ONG internationales, bien avant l’accident du Rana Plaza. Depuis le 23 mai, 38 autres entreprises sont donc devenus cosignataires de cet accord, et les ONG ont désormais de quoi se réjouir. Avec cet accord, beaucoup plus contraignant que les mesures qui existaient auparavant, les audits seront désormais conduits par des équipes d’experts indépendants désignés pour moitié par les salariés et pour moitié par les responsables de l’usine. De la même façon, un comité santé et sécurité au travail, également bicéphale, sera mis en place dans chaque usine de façon permanente.
Autre changement, et de taille, chaque rapport d’audit devra être rendu public, et chaque marque devra mettre en commun le nom de ses fournisseurs au Bangladesh. « De cette façon, poursuit Katia Roux, les syndicats pourront avoir une vue exhaustive de tout le « parc fournisseurs » et mieux gérer la sous-traitance illégale. » Par ailleurs, la marque aura pour obligation de remettre en état les infrastructures des usines dans lesquelles elle se fournit, soit en négociant avec le fournisseur, soit en mettant directement la main à la poche.
Optimistes, les ONG ne pensent pas que cet accord va une nouvelle fois inciter les marques à la délocalisation vers d’autres pays. « Elles vont être obligées de mettre la main au porte-monnaie en vertu de l’accord qu’elles ont signées, je les vois mal partir ailleurs une fois les travaux terminés, conclut Katia Roux ». En outre, elles devraient en toute logique intégrer ce nouvel élément dans leurs plans de communication de développement durable.
Incendies dans les usines textile
Au Bangladesh: 213 entre 2006 et 2009 (414 victimes), 165 victimes supplémentaires depuis 2009
– Effondrement du Rana Plaza (Dacca, 24 avril 2013) : 1127 morts
– Incendie de l’usine Tazreen Fashions (Dacca, 24 novembre 2012) : au moins 112 morts
Au Pakistan : au moins 12 incendies connus depuis 2004.
– Incendie de l’entreprise Ali (Karachi, 11 septembre 2012), à Karachi : 300 morts
L’industrie textile au Bangladesh en quelques chiffres:
- 78% des exportations (dont 59% vers l’Europe, 26% vers les Etats-Unis)
- 17% du PIB
- 24000 usines et trois millions d’établissements commerciaux
- 14 millions de familles vivent de l’industrie textile au Bangladesh
- 93 inspecteurs du travail en 2013 (80 en 2008)
Salaire horaire : 32 centimes d’euros (55 centimes, au Pakistan)
Gaël Grilhot
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