Grande pauvreté et médias…

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Mieux se connaître pour mieux informer

Par Pascal Percq… Il existe un territoire d’investigation peu exploré des journalistes et pourtant si proche. Un monde trop ignoré des grands médias. Un monde habité par une population de plusieurs millions de personnes : un peuple discret, trop sans doute, effacé – au sens littéral du mot – non pas de son fait, mais parce que vivant hors des normes imposées par la consommation, il n’apparait pas comme une « cible » à privilégier dans le monde de la communication. Un peuple invisible mais si présent pourtant : des hommes, des femmes, des enfants vivant dans des conditions inacceptables. Comment se fait-il qu’un tel monde soit aussi ignoré ? Est-il à ce point inaccessible ?

Ce territoire là, c’est celui de la grande pauvreté. Il hante et habite nos villes, nos quartiers, confronté à une indifférence hélas de plus en plus grande que ce soit de la part des pouvoirs publics ou du reste de la société. Isolées par un mur de silence, les personnes vivant la grande pauvreté s’enfouissent dans ce retrait qui peut leur paraitre une protection.

En effet, dans ce monde parallèle, on vit au présent, dans un autarcisme pragmatique et dans la crainte permanente qui conduit parfois, pour se protéger, à s’interdire d’éxiger les conditions d’une vie normale. Par exemple, certaines familles craignent de solliciter un appui, un logement auquel elles auraient droit, un accès aux soins, ou l’inscription à l’école, par peur de mettre leur famille en péril par un regard suspicieux.

Comment comprendre cela ? C’est souvent pour préserver leur vie en famille, pour rester «ensemble» que des parents hésitent à entamer toutes ces démarches pour leurs droits.

Car plus de soixante ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme, en France, dans un pays qui se targue d’être la quatrième puissance économique au monde, ces droits fondamentaux ne bénéficient pas à tous, loin s’en faut.

Ce monde de la misère et de la grande pauvreté est insupportable en démocratie. Il est encore plus inadmissible qu’il soit devenu totalement méconnu de la société et des grands médias. Et pourtant…

Ceux qui s’y aventurent en reviennent bouleversés et n’en sortent pas indemnes. Il suffit parfois de faire le pas, de gagner un peu de la confiance de ces familles pour que puisse se faire alors « la » rencontre avec ces hommes, ces femmes, ces enfants si extraordinaires, et dont  la vie est un combat quotidien, et dont le courage face à l’adversité donnerait à tout un chacun des leçons de courage, de ténacité face aux difficultés. Oui, nous avons beaucoup à apprendre des familles pauvres.

Comment se fait-il qu’un tel peuple intéresse si peu les médias ?

C’est là une question qui taraude ceux qui ont approché ce peuple, qui ont décidé de partager son combat, pour constituer ensemble ce «quart-monde» qui a tant de difficultés à faire entendre sa voix même… On compte aussi quelques journalistes…

La grande pauvreté n’a jamais été très « médiatique ». Elle a pu servir de thème ou de décor à des chefs d’œuvre de littérature ou du cinéma : elle n’en est pas moins très mal connue.

Après l’avoir longtemps niée pour des raisons idéologiques plus que sociologiques, dans le monde occidental comme dans les pays ex-communistes jusqu’à la chute du Mur, elle a été ensuite admise comme une fatalité dans les sociétés modernes de l’hémisphère Nord: on découvrait  alors que la pauvreté n’était pas l’apanage des seuls pays du Sud. C’est alors qu’on ajouta au vocabulaire social le mot «exclusion» et que les médias découvrirent les « nouveaux pauvres ».

Considérée comme un fait établi, voire un mal nécessaire, on pansa donc cette « plaie » en lui administrant un régime spécifique à base de minima sociaux, et socialement en faisant appel périodiquement aux dons, à la générosité publique, alimentant les circuits de distribution avec les excédents de la société de consommation.

Le don, la générosité, la compassion : voilà qui est médiatique !

Plus fort que la dénonciation des injustices, en période de forte concurrence entre médias, la compassion fait grimper en flèche les indicateurs d’audience presque autant que cet autre filon que représente « la peur de l’autre » ou la crainte de basculer soi même dans le manque de biens de consommation. Mais, faut-il le rappeler, la compassion n’est pas la solidarité…

Observée comme un travers de l’économie, la grande pauvreté n’était pas considérée comme une atteinte aux droits de l’homme. Il a fallu attendre les années 80 pour que la voix qui l’affirmait soit entendue, et pour que cette affirmation soit gravée dans le marbre du parvis des droits de l’homme et des libertés au Trocadéro à Paris. Enfin, en 1998, sous la poussée d’un front uni d’organisations civiles et du Conseil économique et social, dans un dialogue constructif avec les politiques, était enfin érigée en principe «l’égale dignité de tous» dans le premier article de la première loi contre les exclusions votée en France et dans le monde.

Dix ans plus tard, malgré de réelles avancées dans le champ de l’accès aux soins (Couverture maladie universelle) ou du logement (Droit au logement opposable) il reste encore un long chemin à parcourir pour que ces droits soient effectifs. Ce long parcours a bénéficié certes d’un traitement particulier dans les années 90, années où l’on s’inquiétait encore de la «fracture sociale». Avec les années 2000, c’est de la «facture» sociale que l’on se préoccupera davantage. Le système anglo-saxon du welfare s’imposa peu à peu dans les mentalités de nos gouvernants au nom de la solidarité «active» imprégnée de la doctrine du «marché».

Les médias eux, n’ont guère évolué dans leur traitement de la grande pauvreté. Certes, périodiquement, surtout à l’approche des grands froids ou des vagues de générosité hivernales, les colonnes de nos journaux reproduisent d’année en année les mêmes reportages en suivant les maraudes nocturnes des organismes venant en aide aux personnes vivant dans la rue. Incompréhensible d‘ailleurs que celles-ci dédaignent l’offre des centres d’hébergement d’urgence!

Une variante quand même est survenue depuis deux ans – crise oblige, et une nouvelle catégorie a été inventée : les « travailleurs pauvres ». Oui, affirme un grand quotidien : on est pauvre avec 1.400 euros par mois et deux enfants… puisque l’on a droit à aucune aide.  Voilà qui est journalistique : avoir un travail et pas de chez soi ! Par contre, avoir moins de 500 euros par mois – entre 1,5 et 5 euros…par jour et par personne, cela serait-il plus «normal»?

Les codes journalistiques ont leur propre échelle de valeur, on le sait, et pas seulement dans les faits divers où un mort près de chez soi «pèse» autant que mille morts à des milliers de kilomètres…

Avec la pauvreté c’est un peu la même chose : un travailleur pauvre… c’est bien plus intéressant à raconter qu’un pauvre sans travail, surtout s’il est chômeur depuis plusieurs années ! Et c’est ainsi que les très pauvres sont un peu plus enfouis dans l’anonymat d’une banalisation. Et la banalisation de la grande pauvreté contribue plus à son maintien qu’à son éradication. On peut s’interroger d’ailleurs sur le sens profond de cet engouement médiatique pour les travailleurs pauvres qui ne cultive d’autre intérêt que celui d’émouvoir et donc d’être vu.

Autre approche journalistique: l’intérêt très exotique du combat des pauvres… certes,  mais pas ici. Les vrais héros des «pauvres» sont ailleurs. Car c’est bien connu, les pauvres ici, chez nous, ne se révoltent plus ! Mais on parlera en revanche – on lira, on verra, on écoutera – les reportages enthousiastes sur ces petits planteurs luttant pour la redistribution des terres en Amérique latine, sur l’enfer des conditions de vie de ces habitants des décharges des mégapoles urbaines lointaines, sur les victimes par millions en Afrique du désordre sanitaire mondial. Et le summum de la communication sera atteint quand par chance, on découvrira un leader au sein de ces populations, susceptible de renouveler la galerie des «people» charismatiques. Chacun y trouvera alors son compte même si tous ces combats sont justes et méritent d’être cités amplement.

Point de vue excessif ? Sans doute. Mais on est en droit de s’interroger : pourquoi ce malaise à l’égard de ceux-là mêmes qui ici sous le périphérique de nos villes connaissent eux aussi la mal nutrition, les mauvais traitements, et se battent jour après jour pour préserver leur dignité ? Qu’est ce qui justifie un tel dédain ? Le désintérêt du public ? Mais comment l’informe-t-on ? La méconnaissance de ces réalités ? Pourquoi une telle ignorance dans les rédactions sur ces combats d’aujourd’hui ?

Et les situations sont de plus en plus complexes. Mais bien visibles. Il aura fallu attendre plusieurs années avant que les « migrants » de la jungle de Calais-Sangatte ne fassent l’objet de reportages. Et contre toute attente, c’est une « fiction » – le film « Welcome » de Philippe Lioret – qui fait davantage l’information du grand public sur cette réalité, en prenant d’ailleurs pour premier héros, non pas un « pauvre » mais un de ses soutiens, un « aidant », maitre nageur, sous les traits de Vincent Lindon.

La fiction serait-elle aujourd’hui la forme
la plus objective de l’information ?

On notera que là encore c’est un « aidant » qui est le héros du film et non l’un de ces milliers exilés qui traversent ces océans de misère à la nage ou sur une coquille de noix…

On soulignera toutefois que dans ce film, ce qui est également mis en évidence trop rarement, c’est la réalité de cette solidarité de proximité qui existe bien, même si elle ne fait pas la « Une » des journaux, sauf quand elle est poursuivie comme un délit par un ministre de la république.

Oui, il  existe bien ici aussi ce peuple courageux de personnes vivant et connaissant la grande pauvreté qui ne demande qu’à s’exprimer pour peu qu’on lui accorde crédit et confiance et qu’on le préserve d’éventuels ennuis administratifs, policiers ou autres. Sans doute faut-il aussi prendre conscience, quand on est journaliste, que lorsque votre interlocuteur est pauvre, il prend un risque réel à témoigner dans un média. Combien de fois, la parole de ces «combattants» n’a-t-elle pas été déformée, caricaturée, exagérée ?

Lorsque l’on vit la pauvreté, on se met en danger à se placer sous la lumière des projecteurs. Un risque de représailles a souvent été constaté. D’où la difficulté réelle d’une approche journalistique dans les délais qui sont généralement ceux des journalistes : c’est à dire l’urgence. La confiance ne s’instaure pas sur un simple coup de fil… Entre journalisme et grande pauvreté, la méconnaissance, le malentendu – au mieux – et le jugement dédaigneux  – au pis –  doivent être combattus. C’est possible. C’est même un devoir.

La connaissance de la grande pauvreté est un formidable projet qui peut être également professionnel. Des rencontres sont possibles. Certaines se produisent. Ce sont autant de moments forts qui marquent et produisent des changements en profondeur chez ceux qui les vivent qu’ils soient professionnels ou non. Mais cela ne s’improvise pas pour les raisons dites plus haut.

Un long et passionnant cheminement est à mener de concert, journalistes et quart-monde. Ensemble. C’est même là un objectif ambitieux et nécessaire, pas seulement pour les médias, mais pour la société entière en cette période de crise économique.

Comme l’écrivait Pierre Saglio, président d’ATD Quart Monde France dans « l’Express » : «c’est d’une vision d’avenir – le vivre-ensemble – et donc de politiques à long terme dont nous avons besoin, en France et partout dans le monde. Pour les penser et les mettre en œuvre, nous ne pouvons nous priver de l’expérience et de la réflexion des plus défavorisés. Eux savent que les réponses d’urgence ne permettent pas d’aller au-delà de la survie quotidienne, qui déshumanise. Eux peuvent nous apprendre ce qu’il est essentiel de bâtir sur le long terme pour être capables de vivre ensemble et pour réduire massivement les distributions et autres réponses d’urgence. Prendre en compte leur point de vue serait une chance non seulement pour eux, mais pour nous tous.»

Pascal Percq est ancien journaliste, aujourd’hui responsable de la mobilisation et communication d’ATD Quart Monde France.

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