Haïti : la révolution du web est-elle en marche?

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 Formation au web-journalisme. © Claude Gilles
Formation au web-journalisme. © Claude Gilles

« Partir à la conquête des internautes », la formule s’impose dans le paysage médiatique haïtien où journaux, radios et télévisions passent progressivement au web. Épiphénomène ou véritable tendance de fond dans la moitié-île caribéenne ?

« Malgré l’extrême précarité des conditions de vie des Haïtiens et le coût relativement élevé pour une connexion internet, le nombre de client n’a cessé d’augmenter chez les fournisseurs », s’étonne Jhonny Célicourt, gérant responsable de Kitelmache.net, un magazine culturel en ligne. Dans le bouillonnement qu’est la Toile, les médias traditionnels haïtiens passent progressivement au web. Un virage stratégique pour les journaux, radios et télévisions. Cette ruée vers les nouvelles technologies est particulièrement motivée par la diaspora haïtienne qui représente plus de 2 millions d’habitants majoritairement concentrés aux Etats-Unis et au Canada, avec un accès plus garanti à Internet. « C’est une clientèle non négligeable pour les médias traditionnels, analyse Célicourt, pianotant sur un Mc book-pro. Cela a donc provoqué un engouement, d’abord, chez les stations de radio, ensuite, les journaux, à se frayer une place sur la Toile ».

Cet engouement, poursuit l’expert en communications technologiques, s’explique aussi par le fait de que les médias veulent se mettre au diapason pour ne pas rater le train du futur. Ils se rendent compte que la morosité de la situation économique ne ralentit nullement l’essor du Web chez nous.

Les nouvelles technologies ont été introduites, il y a une décennie, dans les médias haïtiens. « Au début des années 1990, les médias haïtiens étaient encore confinés à l’utilisation intensive du papier, de cassettes audio et de mini-disques dans leur fonctionnement quotidien », selon une étude menée par le groupe Medialternatif pour le compte de Panos Caraïbes. « Force est de constater qu’une révolution s’annonce avec l’insertion progressive des ordinateurs, courriels, accessoires et autres gadgets électroniques dans les réalités médiatiques, qu’il s’agisse des publications écrites, des stations de radio et de télévision, mais bien sûr des médias électroniques/Internet qui diffusent de l’information et annoncent des produits commerciaux exclusivement en ligne », note Medialternatif dans son rapport.

« Les avancées technologiques risquent fort de devenir plus rapides dans les médias en Haïti que dans d’autres pays de même niveau économique », prédit ledit groupe dans les conclusions de l’étude sur la situation et les relations objectives entre les médias et les technologies de l’information.

Ce n’est pas le directeur général de Radio Télé Caraïbes, Patrick Moussignac, qui dira le contraire. Le Prix Découvertes RFI en 2006 a été remporté par le jeune chanteur Jean Bélony Murat, alias BélO, grâce aux internautes haïtiens, souligne-t-il dans le rapport que Panos Caraïbes s’apprête à publier. Le vote sur Internet lui a donné une avance considérable sur ses deux concurrents. Le Cameroun et les autres pays africains ont aussi accès à l’Internet, mais, suivant l’hypothèse de Moussignac, les Haïtiens utilisent beaucoup plus l’Internet, comme en témoigne la fréquentation des cybercafés toujours remplis. En 2008, sur 1000 habitants, 12 personnes possédaient une ligne téléphonique fixe, 354 personnes disposaient d’un téléphone mobile, tandis que 110 personnes ont eu accès à Internet, d’après le Document de stratégie nationale pour la croissance et la réduction de la pauvreté (Dsncrp).

Considéré comme le Berlusconi haïtien en raison du nombre de médias dont il est propriétaire ou copropriétaire, Patrick Moussignac pense que l’Internet, initié entre 2001 et 2002 à Radio Caraïbes, a favorisé l’expansion d’une communication interne entre les journalistes en mesure, désormais, de transmettre leurs textes, via le réseau interne, au directeur de l’information. « Même les régisseurs doivent savoir comment utiliser l’Internet. Le pré requis, pour trouver aujourd’hui un emploi comme opérateur, est de savoir manipuler un ordinateur. Toute la musique est concentrée maintenant dans un hard drive, l’opérateur doit être en mesure de ‘clicker’, de se rendre dans un dossier pour chercher facilement la chanson désirée cataloguée, suivant sa spécificité, dans un registre déterminé », avertit-il.

L’écriture web

La frénésie qui s’empare de l’ensemble des médias traditionnels n’oblige pas seulement les régisseurs à s’adapter. Les rédacteurs aussi. « Il n’y a pas d’école de journalisme ou de Facultés en Haïti qui disposent dans leur curriculum de cours visant à inculquer aux étudiants les notions fondamentales relatives à l’écriture du Web », a fait remarquer Jhonny Célicourt, rodé à la faculté des Sciences humaines de l’Université d’Etat d’Haïti, avant une spécialisation aux Etats-Unis. En conséquence, la majorité des textes sur le Web s’apparente à la presse écrite, tant au niveau de la structure (format, sémantique, morphologie) qu’à celui du contenu. « La version sur Internet de Le Nouvelliste aura une certaine autonomie par rapport à la version sur papier avec l’introduction prochaine de portions audio et vidéo dans les prochains mois », promet Max Chauvet, le propriétaire du quotidien plus que centenaire dans le rapport de Panos Caraïbes. Alors que les rues de la capitale haïtienne regorgeaient encore de cadavres en putréfaction, il se démenait comme un diable dans un bénitier pour garder le journal en vie sur le web et arrive même à développer les vidéos… Une bonne manière de pallier les difficultés de distribution de l’information du journal imprimée pendant les trois premiers mois qui ont suivi la catastrophe.

Le web peut être une solution pour acheminer l’information malgré tout croit Solidar-IT, une association française, qui s’associe à l’effort de reconstruction des médias avec un projet sur l’utilisation professionnelle du web et du multimédia. L’utilisation des réseaux sociaux pour s’informer et diffuser l’information, la prise de son, la retouche photo mais aussi la découverte et l’expérimentation de nouveaux formats web, comme les diaporamas sonores étaient au programme des formations organisées du 31 mai au 10 juin 2011 au Centre opérationnel des médias, (www.centrepressehaiti.blogspot.com) à l’attention d’une quinzaine de journalistes. Le projet soutenu par youphil.com, Reporters sans frontières, Fondation de France, Unesco et Medialternatif était accompagnée d’une session de réflexion et de débat sur les nouveaux enjeux éthiques posés par le web.

Jusque-là, certains journalistes s’inspirent de confrères internationaux de la presse en ligne pour se familiariser avec certaines techniques de base (insertion de liens, aération de textes, portfolios sonores, vidéos courts etc.).

Les obstacles au développement des rédactions web sont également liés au nombre de webmasters, essentiels pour le media web, qui se sont délocalisés aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe suite au violent séisme du 12 janvier 2010 qui a fait plus de 200 000 morts dans le pays. La connexion Internet relativement chère en Haïti (une heure dans un cybercafé coûte 1 dollar américain, ndlr) où le taux de chômage atteint plus de 65 % de la population active.

Pour les médias communautaires, établis en des espaces très éloignés des centres administratifs et confrontés à des difficultés de toutes sortes, souligne le groupe Medialternatif, l’Internet aide à sortir de l’isolement en leur donnant accès aux informations nationales et internationales. De même, l’Internet améliore le champ de communication des médias communautaires dont les membres sont en mesure maintenant de conclure rapidement, via le courriel, des rendez-vous de réunion ou de formation, sans avoir à se déplacer. « Dans ce sens, cet outil technologique raccourcit le temps consacré à la préparation et à la mise en œuvre de quelconque activité », s’est réjouit Sony Estéus, directeur des programmes à la Sosyete animasyon ak kominikasyon sosyal (Saks), un réseau de 35 radios communautaires.

L’ère des radio-web

La saturation de la bande FM ouvre la voie aux radio-web à Haïti où le Conseil national de télécommunications (Conatel) autorise le fonctionnement de 251 stations de radio. Trop nombreux pour une demi-île de 27 000 kilomètres carrés. Comme si la prolifération ne suffisait pas, soixante demandes d’autorisation pour de nouvelles stations de radio et dix-huit pour des télévisions attendent d’être analysées par le l’organe régulateur, selon des chiffres cités par AlterPresse. « Cette bande est saturée à 100% dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, à 85% dans le Nord et à 88% dans l’Artibonite », informe le Conseil. En ce qui concerne la télévision, 71 stations ont une autorisation légale et 18 nouvelles demandes ont été reçues par le Conatel.

Quand la bande FM est saturée il ne reste que le portail Web pour créer de nouveaux médias. Directeur de Réseau 21 and Marketing Group, Caleb Desrameaux se rend à l’évidence. « Pas la peine de faire le pied de grue au ministère de l’Intérieur et au Conatel pour obtenir une fréquence en raison de la saturation de la bande FM, se résigne-t-il. Nous travaillons au lancement très bientôt de Fréquence 21, une radio-web dédiée à la culture haïtienne ». Offrir une programmation innovante, est la promesse faite par le jeune entrepreneur rêvant de conclure un partenariat avec des radios traditionnelles.

Les radios présentes sur la Toile ne sont pas exemptes de critiques de la diaspora. «Si les Haïtiens vivant à l’étranger sont le public cible des médias disponibles sur le web, il faudra forcement recycler les directeurs de programmations transformant ces radios – comme pour se donner de grands airs – en des boites à musique étrangères, se désole Raoul Altidor, coordonnateur de la Fédération américaine des professeurs. Certaines émissions dont la rubrique Invité du jour de Radio Vision 2000 ; Intersection de Caraïbes FM ou Métro-Tempo de Radio Métropole sont très écoutées dans la diaspora. Après les émissions de grandes écoutes, les auditeurs peuvent capter n’importe quelle autre fréquence étrangère, cela ne fera aucune différence». Altidor a gros sur le cœur quand il écoute des animateurs d’émissions à caractère social lisant régulièrement en ondes des versets bibliques dans une société pourtant laïque. «Pire encore, énumère-t-il, dans une même phrase, un animateur peut passer du créole au français ou vice-versa comme si les deux langues sont complémentaires».

 

Six questions à Gotson Pierre


Gotson Pierre et Giordano de Solidar-IT. © Claude Gilles
Gotson Pierre et Giordano de Solidar-IT. © Claude Gilles


Directeur du groupe Mediaternatif, animateur d’une émission sur les nouvelles technologies et correspondant de l’agence EFE, Gotson Pierre suit depuis une décennie l’évolution des médias en Haïti.

Comment analyser cette évolution des médias haïtiens?

Gotson Pierre : Dans plusieurs cas, il s’agit d’un effet de mode, ou bien le web fait «branché». Il ne faut pas écarter le succès des médias exclusivement Internet (les agences en ligne), qui ont montré qu’il y avait une audience sur le réseau. Cependant, pour certains, on sent bien que le web est perçu comme un élément stratégique de leur politique de développement. Dans ces cas-là une démarche d’intégration et de promotion est mise en œuvre et quelques efforts sont faits pour donner au média web sa propre personnalité.

Quels sont les avantages et les inconvénients d’une telle stratégie ?

G.P : Il y a des avantages et des défis. Les avantages, tout le monde les connait et ils correspondent à ce qu’a apporté l’Internet à la communication en tant que moyen global de diffusion et de réception. Un des effets est la présence de la diaspora haïtienne dans les débats médiatiques sur tout ce qui concerne la vie nationale. C’est aussi une vitesse de circulation de l’information et la référence de plus en plus importante à des sources Internet dans les infos. Deux défis majeurs résident dans l’augmentation de la qualité des contenus disponibles sur le web et la rentabilisation des efforts consentis jusqu’à présent.

Est-ce un épiphénomène ou une tendance de fond ?

G.P : Le monde évolue et il est certain qu’Haïti n’est pas en dehors des mutations technologiques observées. Malheureusement aucune politique nationale n’est encore mise en place pour accompagner les bouleversements en cours. Je pense que le rapport de la plupart des Haïtiens aux médias a changé et changera encore dans les années ou décennies à venir. Rien ne sera plus comme avant.

Le web a son écriture, différente de celle des médias traditionnels. Comment créer les ressources humaines appropriées au web ?

G.P : Il faut diffuser les savoir-faire. Il faut sensibiliser les opérateurs de médias à la nécessité de monter des équipes web. Encore qu’il faudra y consacrer des ressources. Les partenaires des médias devront apprendre aussi à valoriser l’Internet médiatique et les journalistes devront recevoir des formations spécifiques.

Et ce constat : les plus anciens dans le métier sont les plus réticents aux nouvelles technologies…

G.P : C’est une tendance qui a été observée dans plusieurs sociétés. Cependant, j’ai vu plusieurs ainés s’approprier totalement de l’Internet et qui ne conçoivent pas aujourd’hui sans un ordinateur branché à Internet.

Quel rôle peuvent jouer les médias dans la reconstruction du pays ?

G.P : Les médias ont un rôle central à jouer en fournissant des informations qui contribuent à la prise de décision, en servant de médiateurs dans le cadre d’un large débat à susciter sur des choix stratégiques et en aidant à la vigilance citoyenne. En dépit de tout ce qu’ils ont déjà eu à faire, les médias ont eux aussi besoin de se refonder pour pouvoir jouer véritablement ce rôle. J’aime à dire qu’il faut réinventer le journalisme haïtien.

Propos recueillis par Claude Gilles

Claude Gilles

Claude Gilles

Claude Gilles est directeur du Centre opérationnel des médias, rédacteur à Le Nouvelliste et correspondant de Reporters sans frontières en Haïti.

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