La « brutalisation du monde » ou le combat perdu d’Alétheia contre Thanatos

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La Brutalisation du monde, par Josepha Laroche

Chers lecteurs de Grotius International, cet éditorial m’a donné des sueurs froides… En effet, je dois bien avouer que de multiples sujets m’ont interpellé ces dernières semaines, qu’il s’agisse du retrait accéléré des troupes françaises en Afghanistan, de la poursuite des massacres de civils en Syrie, des manifestations anti-Poutine en Russie, ou même des reculades du ministère de l’Intérieur sur le sort réservé aux étudiants étrangers. Finalement, tous ces sujets –et bien d’autres que je ne peux citer – ont un point commun qui est la confrontation avec un ennemi, réel ou construit, palpable ou fantasmé.

Comme l’a écrit Freud, « les choses s’effacent devant leurs représentations »[1], et la perception, que l’on peut comparer à un mécanisme de défense psychique permettant à chacun d’éviter culpabilité et remise en cause internes, prend le pas sur la réalité. La réalité devient donc fabriquée, et son ennemi le devient aussi[2]. Ces mécanismes, qui relèvent à la fois de choix individuels et qui ont (et qui sont aussi) une traduction collective et sociale, deviennent des enjeux transversaux pour la compréhension de la genèse – voire de la sociogenèse – des conflits. Des clés de compréhension s’offrent à nous pour appréhender la construction, voire même l’extension, d’un certain dérèglement du monde.

« La brutalisation du monde » : d’abord une réflexion épistémologique

Dans son dernier ouvrage, paru aux Editions Liber, Josepha Laroche, Professeur de Science Politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice de Chaos International, nous interpelle avec ce titre évocateur : « La brutalisation du monde : Du retrait des Etats à la décivilisation ». En mobilisant les ressources et les concepts de la psychanalyse, de l’histoire et de la sociologie, elle introduit de la pensée complexe, transdisciplinaire, et pose un cadre original d’analyse des reconfigurations sociopolitiques à l’œuvre dans le monde contemporain.

Ce croisement des disciplines est non seulement original mais se révèle extrêmement pertinent. Cette démarche épistémologique peu orthodoxe risque, certes, de devenir objet de polémique mais la richesse et l’agencement des ressources mobilisées pour un dialogue cohérent entre psychanalyse et science politique, en font aussi un indéniable objet scientifique. Or l’objet de la science, et notamment de la science politique, n’est il pas d’amener des éléments supplémentaires de compréhension, poser de nouveaux cadres, sans pour autant gommer les doutes et les incertitudes ? Cette interrogation collective, d’ordre épistémologique au sein d’une discipline, n’est-elle pas aussi une interrogation individuelle sur notre regard au monde ?

La première partie de l’ouvrage est consacrée au refoulement de la pulsion de mort, tandis que la deuxième traite du retour du refoulé. Chacun des chapitres est construit sur un discours dialectique entre apports psychanalytiques, historiques et politistes. Le moi côtoie le surmoi, comme le micro jouxte le macro, l’individu la société et le national l’international. L’auteure souligne notamment qu’on ne peut opposer individu et société. Comme l’a en effet écrit Norbert Elias[3], «  la société n’est pas simplement un objet face aux individus ; elle est ce que chaque individu désigne lorsqu’il dit nous ».

Une « décivilisation » à l’oeuvre    

Si la fin de la guerre Froide a vu diminuer le nombre global de conflits, de nouveaux conflits interétatiques ont émergé, mettant en lumière l’action déterminante de nombreux groupes non étatiques infra et transnationaux. Dans un processus qui s’est accentué ces dernières années en raison de la crise financière globale qui concerne les Etats, et notamment les Etats occidentaux, on peut noter un nouveau basculement de l’Histoire sur la place et le rôle des Etats. L’idée d’Etat-nation sécularisée qui s’était imposée avec les traités de Westphalie en 1648 perd peu à peu son périmètre d’influence au profit de groupes communautaires, qui lui reconnaissent de moins en moins d’autorité et de légitimité. La diplomatie, monopole des Etats, et la judiciarisation des relations internationales (dont la création de la Cour Pénale Internationale est un exemple concret) avaient ainsi permis jusque là un refoulement de la pulsion de mort, c’est-à-dire la prééminence du principe de réalité sur le principe de plaisir.

Le monopole de l’Etat à exercer la violence physique légitime, comme l’a théorisé Max Weber, relevait de fait d’un processus civilisationnel, et sa mise à mal actuelle s’accompagne désormais d’une « brutalisation du monde ». En effet, pour Josepha Laroche, « avec la mondialisation des violences non étatiques et des communautarismes, les sociétés doivent faire face à la brutalisation du monde – affrontements identitaires, destruction du lien social et des solidarités, exclusion de la communauté nationale d’individus lentement réifiés avant d’être socialement néantisés ».

Une psychanalyse politique des conflits

Mais ce livre n’est pas seulement politiste ; il est également politique. Pour que l’ « économie psychique » des individus appartenant à une société soit préservée, « l’instance étatique est en effet apparue comme le rempart à «la guerre de chacun contre chacun[4] », le seul espace politique de régulations et d’échanges capable d’engager les sociétés dans le processus civilisationnel si bien mis en relief par Elias ».

La dimension historique et l’évolution de nos sociétés face au contrôle exercé sur les processus de violences sont étudiées dans une perspective de « temps long », chère à Fernand Braudel et qui, tout en relativisant l’écume des micro-(r)évolutions, illustre avec acuité les vrais temps de rupture. On peut discuter pour savoir s’il s’agit plus d’une rupture ou d’un glissement, mais Josepha Laroche s’engage pour nommer ce qu’elle appelle un processus de décivilisation. Elle rend l’argumentation crédible, en s’appuyant à la fois sur les construits théoriques de Pierre Bourdieu ou René Girard, mais aussi sur des réalités tangibles comme l’action terroriste et la menace qu’elle fait peser sur les Etats de droit, en les poussant soit à sur-réagir (avec le danger de « compromettre leur identité institutionnelle ») soit sous-réagir (affaiblissant alors leur légitimité).

Dans une période socialement et économiquement tendue, où des pays européens commencent à être mis sous tutelle[5], et où la place centrale de l’Etat dans la société est ouvertement discutée pour cause de déficits budgétaires, ce livre désenchanté recèle de nombreuses pistes à méditer. Pour ne pas oublier d’où nous venons et pour réfléchir où nous allons… Intéressante clé de lecture pour comprendre les violences du monde d’aujourd’hui, cet ouvrage nous rappelle que l’homme est avant tout un animal social, dont la nature contradictoire lui fait souvent détester l’étranger proche. Celui dont les différences n’arrivent pas à gommer les ressemblances.

Ainsi, il semble bien que la dialectique entre principe de réalité et principe de plaisir fonctionne en permanence, et que les fragiles équilibres édifiés par les individus pour pacifier leurs sociétés n’aient rien d’acquis. La réalité dévoilée (alétheia) ne combat pas nécessairement à armes égales avec la pulsion de mort (thanatos). Pour s’éclairer dans le brouillard d’un monde présent qui se brutalise, le livre de Josepha Laroche est indiscutablement une lanterne bien utile…

[1] S. Freud, Totem et tabou
[2] P. Conesa, La fabrique de l’ennemi, Ed R. Laffont 2011
[3] N. Elias, La société des individus
[4] T. Hobbes, Leviathan
[5] rappelant les programmes d’ajustement structurels mis en œuvres par les institutions de Bretton Woods, et dont on connait le franc succès…

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.