La Fondation Hirondelle, ou le journalisme indépendant comme combat…

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Radio-OKAPI ©Lam-Duc-Hien-Fondation-Hirondelle
Radio-OKAPI ©Lam-Duc-Hien-Fondation-Hirondelle

Il existe peu d’organisations spécialisées dans l’appui aux médias des pays en guerre, en conflit violent ou soumis à des régimes dictatoriaux. A ma connaissance, la Fondation Hirondelle est la seule qui ait été créée par des journalistes, la seule également qui fonde son existence et son travail sur le droit à l’information.

La Fondation Hirondelle a lancé et dirigé, en quinze ans, une dizaine de projets, presque toujours des radios de dimension nationale. Trois de ses radios assurent aujourd’hui l’essentiel de l’information des populations de la République Démocratique du Congo, du Sud Soudan et de la République centrafricaine, couvrant une trentaine de millions d’auditeurs réguliers.

Ce n’est pas une démarche intellectuelle qui nous a conduits, en 1994, à créer notre première radio, destinée au Rwanda d’après le génocide. C’est notre malaise, confrontés à cette souffrance-là, dans l’exercice de notre métier. Nous avions témoigné qu’un génocide avait lieu, nous en avions décrit des épisodes, rapporté des images. Puis nous allions passer à la suite, à un autre pays, à une autre scène d’épouvante. Il était admis que secourir, aider, reconstruire impliquait d’autres compétences que les nôtres: celles des médecins, des humanitaires, des politiques, mais pas celles d’un acteur médiatique. Reporters, notre travail était d’informer, d’alerter l’opinion publique internationale.

Journalistes, nous n’avions sur place aucun autre rôle à jouer. Au Rwanda, la radio des Mille Collines avait moralement armé les génocidaires; pour les gouvernements, était question des moyens de combattre les médias de la haine, mais en les bombardant ou en les brouillant par exemple. L’on n’admettait pas – et cela n’a guère changé – que les médias exercent une fonction sociale majeure à l’intérieur d’un pays en crise, au moins au même titre que les institutions législative ou judiciaire, et qu’il y ait donc là un enjeu central et une action nécessaire.  Or, bien des journalistes sur place, dans les zones de crise, de conflit violent, d’autoritarisme, se trouvent dans l’impossibilité d’exercer leur métier, comme ils le souhaitent, avec rigueur et impartialité. Non qu’ils ne sachent le faire, ni surtout qu’ils n’aient le courage de le faire: mais il est interdit, souvent même rigoureusement impossible, de créer ou de faire vivre des médias indépendants.

Une organisation internationale de journalistes peut, mieux que les journalistes du pays, agir pour créer ou soutenir de tels médias. Elle est d’autant plus fondée à le faire, à mes yeux, que le combat pour l’indépendance et la crédibilité des médias ne concerne pas seulement les zones de crise, mais aussi nos propres entreprises de presse et nos propres pays, en Europe ou aux Etats-Unis.

Lorsque l’on parvient à proposer une information accessible, crédible et indépendante, les auditeurs la plébiscitent. Radio Okapi en RDC, Radio Miraya au Soudan, Radio Ndeke Luka en République Centrafricaine sont en tête des sondages. Elles occupent ces fonctions que l’on prête génériquement au « quatrième pouvoir »: forum public, agora démocratique, qui s’incarnent et s’exercent comme jamais nous ne pouvons le mesurer en France ou en Suisse par exemple. Pour porter plainte contre trois militaires qui l’ont violée,  pour dénoncer la fraude électorale dont il est victime, pour faire pression sur le gouverneur de province qui ne lui fournit plus d’électricité, la jeune femme, le candidat malheureux, le directeur d’hôpital vont à la radio.

Les média privés nationaux recréent une société

A la fois poste de police, juge de paix, médiateur politique, le média indépendant change les règles du jeu et devient ferment d’une évolution sociale. En des lieux où les pouvoirs autoritaires rêvent d’être absolus, les médias privés nationaux – radio, télévision, réseaux sociaux, peu importe – recréent une citoyenneté.

Or, si les gouvernements occidentaux disposent de fonds et de structures pour contribuer à la paix et au développement, ils ne misent pas encore sur les médias indépendants. Les médias locaux, lorsqu’on les prend en considération, devront appuyer les campagnes de communication sociale ou politique, par exemple avant des élections. Les financements les plus importants viennent des États-Unis. Leur raison d’être est définie par le gouvernement, en fonction de ses objectifs politiques – sans surprise, c’est en Afghanistan et en Irak qu’ont été versées ces dernières années les sommes les plus significatives pour les médias. Fondamentalement, au Nord comme au Sud, au niveau global comme au niveau local, la tendance est la même: utiliser les médias, le cas échéant les contrôler, éventuellement donner un coup de pouce aux radios communautaires ou rurales, mais rarement encourager des médias forts et indépendants à un niveau plus large.

A l’heure où l’on s’extasie sur le rôle des réseaux sociaux dans les révolutions d’Afrique du Nord, l’on pourrait aussi constater que l’on n’a presque rien fait, au cours des dernières décennies, pour soutenir les médias indépendants dans ces mêmes pays.

Il est urgent de rendre aux médias leur place dans la construction des sociétés paralysées ou mutilées par les guerres, ou par des régimes dictatoriaux et corrompus. Cela passe en Europe par des prises de conscience politiques et par des arbitrages budgétaires. Mais cela passe aussi par un questionnement professionnel chez les journalistes.  Nous ne pouvons asseoir notre crédibilité et donc notre succès qu’en revenant aux fondamentaux du journalisme: l’exactitude pointilleuse des faits, la défiance à l’égard des partis-pris;  une sélection rigoureuse en fonction des intérêts du public; un minimum de maîtrise des dossiers; la mise en contexte; un regard critique, et non déférent, sur les puissants du moment.

Et reste encore, parmi d’autres défis, celui, crucial, de l’indépendance économique des médias, de la propriété des médias. Indépendance mise à mal en Europe, et si difficile à construire en zones de crise. Si le journalisme est un combat, c’est un combat planétaire.


Jean-Marie Etter

Jean-Marie Etter

Jean-Marie Etter, Directeur de la Fondation Hirondelle.

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