Trois heures du matin, 19 avril, c’est le réveil : avec ma fille Manon, nous sommes allés rendre un dernier hommage à un homme d’exception, Raymond Aubrac. Depuis des années, je voulais que mes enfants rencontrent les Aubrac. Et puis le temps a passé, avec sa gamme de pressions, de missions…
La mort de Lucie avait été un premier signal. J’avais revu Raymond il y a deux ans à Avignon et il m’avait dis « oui, reviens me voir, soit à Paris soit dans les Cévennes ». Dans le froid du matin drômois, dans une nuit noire en route vers Avignon, ma fille de 9 ans me demandait : « pourquoi tu ne nous as pas amené le voir, ce monsieur dont la mort t’a fais les yeux tout brillants, comme si tu allais pleurer ? ». Ne pas avoir su organiser cette rencontre entre mes enfants et ces deux géants qu’étaient Lucie et Raymond sera un de mes plus grands regrets.
Les Aubrac sont entrés dans ma famille bien avant ma naissance. Il y a plus de 70 ans, l’institutrice de ma mère, élève à Lyon, disparaissait du jour au lendemain et toute l’école bruissait de rumeurs sur son départ dans les maquis : elle s’appelait Lucie. Les batailles de la résistance, Caluire, l’épopée du départ sur Londres, beaucoup a été déjà écrit. C’est sur un autre registre, beaucoup moins connu, de la vie de Raymond Aubrac que j’ai eu à le rencontrer, lui et Lucie et pu échanger avec ces gens parmi les plus lumineux que j’ai eu à rencontrer : celui de l’Asie, du développement et des échanges scientifiques et techniques.
Raymond avait en effet un démon du voyage et développé un vrai tropisme sur l’Asie : l’entendre raconter son voyage en Chine populaire en 1954, envoyé par De Gaulle, était une merveille. « A l’époque, ca prenait un peu plus de temps que maintenant » disait-il, racontant les litres de thé du samovar russe, puis les paysages incroyables vus du train en Chine. Mais c’est sur le Vietnam et le Cambodge que nous avons le plus échangé. Dans le milieu des années 80, assistant technique du Représentant spécial des Nations Unies pour l’aide au peuple cambodgien, j’ai eu la tâche à plusieurs reprises de tenir le poste du Cambodge, laissé vacant par la guerre en cour, au Comité du Mékong.
C’est là que j’ai rencontré pour la première fois le nom de Raymond Aubrac. Au milieu des années 60, lors de la création du Comité du Mékong, institution réunissant la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Sud Vietnam devant à la fois gérer le cours inférieur du Mékong à sa sortie de la Chine mais aussi isoler le Nord Vietnam, Raymond, alors à la FAO avait été visionnaire : il voyait à la fois venir la réunification des deux Vietnam et l’enjeu fondamentalement porteur de paix qu’est la gestion longitudinale d’un grand fleuve : les sciences de l’ingénieur doublées de la générosité et de la vision. 20 ans après, je vivais, dans ces sessions annuelles du Comité à Cheng May, à Vientiane et à Saïgon, son rêve devenu réalité. En 1987, je suis alors allé le voir pour discuter de tout ça. Je suis rentré dans l’appartement de la rue de la Glacière, j’ai rencontré Raymond et Lucie, et ma vie n’a plus été la même.
Mais l’histoire a continué. Raymond venait de lancer avec le Groupe de Recherche et d’Echanges Technologiques (GRET) un travail sur la restitution des archives scientifiques et techniques au Vietnam. Très vite est venue l’idée de faire la même chose pour le Cambodge. Car Raymond Aubrac, peu de gens le savent, a été un des pionniers des systèmes d’échange d’information, c’est à lui qu’on doit les premiers grands systèmes de gestion de la connaissance, avec le réseau AGRIS à la FAO et un système similaire à l’UNESCO. « L’information, disait il, c’est ce truc génial, plus tu la partages, plus tu en as ». Cette philosophie, c’est bien le précurseur d’internet, de Wikipédia et des systèmes « open source »…
Mais Raymond était un visionnaire mais aussi un homme pratique. Il mit en marche une armée de retraités et les fit mettre sous forme de micro-fiches des milliers de documents. A l’époque, c’était la seule solution pour dupliquer, transporter et organiser les masses de connaissances à transmettre. Combien de kilos de ces micro-fiches ai-je eu dans mes bagages entre Paris et l’Indochine, à l’époque!
Quand Phan Van Dong, ancien combattant de la résistance anti-française et anti-américaine, ouvrit les boites contenant l’ensemble des profils en long du trajet du train Hanoï Saïgon, il avait la larme à l’œil… C’était des années d’études géologiques et topologiques d’un seul coup restituées. Raymond est venu plusieurs fois me soutenir dans ses programmes et animer la formation des cadres sur la gestion de l’information scientifique technique. Ce fut chaque fois des moments incroyables.
En 1989, alors que la négociation pour la paix au Cambodge progressait, j’ai pu, grâce à Danielle Mitterrand, organiser la visite en France du vice Ministre cambodgien d l’Agriculture. Il avait deux noms en tête : Celui de Raymond Aubrac, pour ces travaux sur le Mékong et celui de René Dumont, mon ancien prof, pour sa vociférante évaluation de l’agriculture du Cambodge de 1964 et pour sa conférence l’Université agricole de Chamkar Dong, quand il avait interdit au ministre de l’Agriculture de pénétrer dans l’amphi « car vous voyagez en Mercédes et menez une vie luxueuse alors que vos paysans sont dans la misère et soumis aux usuriers ». Nous avons réussi à monter un déjeuner, à la Tour Effeil, entre ces deux géants et la délégation cambodgienne. Instant magique : le temps de l’histoire s’était arrêté un instant…
J’ai eu ensuite à travailler en 1990 sur le problème des mines au Cambodge, dans le cadre de la préparation du retour des réfugiés cambodgien. Là encore, je suis venu à la source de savoir que représentait Raymond. Chargé du déminage de la France dans le ministère de la reconstruction, il avait eu à gérer un dossier sensible (faire revenir de Moscou et de Berlin les plans de minage des côtes françaises) et mettre en place les équipes de démineurs, en utilisant de nombreux prisonniers de guerre. « C’était contre la Convention de Genève de 1921 sur les prisonniers de guerre, je le sais bien, rappelait il, mais eux au moins connaissent leur techniques de pose de mine. Il y a eu des pertes, mais bien moins que si j’avais envoyé au casse pipe des hommes ne connaissant pas la technologie utilisée… Mais cette histoire me réveille parfois la nuit…». Son conseil ? « Essayes toujours de comprendre à quelle logique sont soumis les poseurs de mine » et tu trouveras toujours des « patterns » intéressantes : les mineurs ne fonctionnent jamais au hasard… Cet axiome d’Aubrac m’a souvent servi par la suite quand j’ai eu à travailler sur la question de la relation « agriculture – mines anti-personnels » pour le CICR en Afghanistan, en Abkhazie, dans les Balkans, en Angola…
Mais l’autre rencontre fut évidemment Lucie, cette femme au grand cœur et à la grande gueule. L’institutrice qui avait fait défaut à ma mère était de tous les combats, celui de la mémoire du passé comme celui des combats du futur. Toutes les exploitations la mettaient hors d’elle et son appel à la résistance était permanent. Combien de jeunes comme moi sont sortis bouleversés et différents de la rencontre avec cette femme si incroyable d’énergie!
Il y a – et j’ai cette impression que c’était hier, ce souvenir… Lors d’une visite dans leur maison des Cévennes, j’avais dit : Raymond, il faut écrire tout ca ! Et si vous ne pouvez, moi, je prends une année sabbatique et je vous accouche !». Il m’a regardé en agitant sa pipe et en levant les yeux aux ciels. Et Lucie d’éclater de rire : « Ah toi aussi tu t’y mets !!! Ses petits enfants n’arrêtent pas de le tarabuster là-dessus, il faudra bien qu’il s’y mette ». Quelques semaines après, Raymond entamait, grâce à ces petits carnets, comme il aimait le dire, le chantier qui allait conduire à « Là où la mémoire se pose ».
Lundi, dans la cour des Invalides, la mémoire s’est posée. Dans le froid soleil, la main de deux géants humbles et généreux a caressé l’assistance. Ma fille s’est serrée contre moi quand le Chant des Partisans a résonné. « Ami si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place. » Raymond, Lucie, rassurez-vous : par l’engagement de votre vie, pour la résistance, pour la solidarité, pour le développement des peuples, vous avez montrez combien riche et belle pouvait être la vie. Toute une foule d’amis continueront et porteront votre héritage.
François Grünewald
Derniers articles parFrançois Grünewald (voir tous)
- Charlie : Pour en finir avec quelques dichotomies mortelles – 2 février 2015
- Risques sanitaires passés, présents et à venir : sur la piste d’Ebola – 6 janvier 2015
- Gaza, chronique d’un désastre annoncé – 1 septembre 2014