La RDC dans la mire…

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Par Philippe Lavat

Les discours courants concernant la télévision tendent assurément, et souvent sans remettre en question ce présupposé, à en faire « un objet à la fois gigantesque et uniforme » (J.P. Esquenazi). Ce gigantisme et cette uniformité que l’on attribue, peut-être à tort, à la télévision ont pour conséquence de réduire les messages de toutes sortes qu’elle diffuse à l’indifférenciation, et d’assimiler le flux de cette étrange lucarne à une incessante, traumatisante, cascade visuelle ! Notre intention n’est pas de demeurer en ce niveau de généralité, comparable au « flottement terminologique » (R. Rieffel) auréolant les médias.

Afin de parer ce reproche selon lequel un discours généralisant serait tenu à l’encontre (rarement à son égard) de la télévision, on a cru pouvoir penser le médium sous une forme dichotomique, voire dualiste, opposant une télévision messagère (celle des premiers temps) à une télévision relationnelle (contemporaine, ou actuelle). Cette opposition, entre une télévision visant à transmettre un message, à délivrer des connaissances, et une télévision qui ne jouerait que sur les registres émotionnel et affectif, visant à établir un rapport de convivialité avec le téléspectateur, peut certes aider à affiner l’appréhension du médium, mais s’avère un obstacle dans la construction raisonnée d’une histoire de la télévision (J. Bourdon). La rengaine nostalgique d’un âge d’or définitivement perdu ne doit et ne peut constituer ici le cadre de notre pensée.

Nous nous sommes donc attachés, sans espoir et sans haine, à la lecture d’un reportage saisi au sein du flux de diffusion d’un Journal Télévisé de la chaîne TF1. Attardons-nous  sur les images dont la télévision se fait le support de diffusion.

L’Est de la RD Congo (lire aussi le dossier de Grotius.fr dans le cahier central) : la crise humanitaire, la rébellion, une forêt dense, des grands singes… Sur place, un reporter, les mots choisis, les images envoyées…

En allumant le poste ce soir-là, il est possible de découvrir au premier plan de l’image, cadrée en buste, la présentatrice du Journal Télévisé, Laurence Ferrari, habillée d’un vêtement rose qui souligne sa féminité. A l’arrière-plan, dans un flou qui n’est pas sans rappeler le sfumato des tableaux de l’époque Renaissance, on devine des murs d’écrans. Au-delà de cette image, interprétable de bien des manières, prêtons attention aux mots qui sont prononcés. Ceux-ci déterminent en effet le cadre du reportage qui va suivre : «Les combats se sont un peu calmés en République Démocratique du Congo, le gouvernement et les rebelles sont en train de négocier à la même table. Tout l’est du pays est désormais aux mains des rebelles, et c’est là que vivent les derniers gorilles des montagnes, une espèce menacée par la guerre des hommes… Nos envoyés spéciaux sont partis à la recherche des derniers grands singes du Congo. C’est l’enquête de ce 20h, elle est signée Liseron Boudoul, David Salmon et Didier Legendre.»

Nous pouvons souligner, dans ce discours introductif de la présentatrice, la factuel de l’information : « les combats se sont un peu calmés » (dimension factuelle qui véhicule le présupposé selon lequel la RDC est une zone de conflit armé). Nous pouvons également noter l’emploi du terme «rebelles», et renvoyer à la grammaire africaine de Roland Barthes. Nous pouvons signaler l’emphase dans le ton de Laurence Ferrari, accentuant le terme «guerre» lorsqu’elle parle d’«une espèce menacée par la guerre des hommes». Nous pouvons enfin repérer la qualification de ce reportage comme «enquête », et rappeler qu’en son sens antique le terme désigne l’élaboration d’une forme déterminée de découverte judiciaire, juridique de la vérité.

Un reportage télévisé obéit à certaines règles de construction, certaines conventions implicites, qui assurent sa structuration : le reportage est introduit en studio par l’instance de présentation ; il se compose d’images vidéo qui établissent la véracité de la scène ou du lieu ; un montage sélectionne ou ôte certains détails de la scène ; un commentaire en voix over agrémente ces images ; une conclusion est effectuée par le reporter, debout, et l’on revient vers le studio et l’instance de présentation (A. Mercier).

Bienvenue au parc de Virunga !

Essayant d’aller au-delà de cette structure classique du reportage télévisé, nous allons maintenant nous efforcer de ralentir encore le pas, et de revenir sur certaines des images qui le composent, des images susceptibles d’amorcer quelques interrogations…

Les huit premiers plans du reportage (qui en comporte au total 45) peuvent être caractérisés comme une séquence d’introduction. Le premier plan est filmé depuis l’intérieur d’une voiture en marche, ce qui lui confère le statut d’un travelling avant. On peut ensuite voir, en plan fixe, des singes (des babouins) sur une route, tandis qu’apparaît le titre du reportage : «Les derniers grands singes – 20h L’enquête». Le plan suivant, probablement filmé depuis une voiture (où n’apparaît plus le pare-brise, ce qui rend l’image plus transparente), nous montre des camions chargés de militaires (…soldats? … »rebelles »?…). On peut ensuite voir un militaire au seuil d’une habitation (image de belle composition), puis un autre militaire, de dos au premier plan, tandis que le second plan s’étend sur une plaine et des collines. Les derniers plans de cette séquence introductive présente à nouveau des militaires, deux, dans un environnement verdoyant, qui regardent vers la droite de l’écran. Le commentaire, énoncé par Liseron Boudoul, évoque une réserve naturelle extraordinaire en plein milieu d’une zone de guerre : «Pour y accéder, il faut passer plusieurs barrages. Le parc est désormais aux mains des rebelles munis de kalachnikovs. Cela fait dix ans que des groupes armés se battent dans cette région. Ces derniers temps, les combats se sont un peu calmés, alors les gardiens reviennent, même s’ils ne sont pas très rassurés.» Illustrant la fin du propos de la journaliste, nous pouvons voir un individu civil, portant un T-shirt jaune, passer le seuil d’une habitation ; entrant quelques secondes plus tard dans le cadre de l’écran, un militaire le suit. Le plan suivant est filmé à l’intérieur du bâtiment, et l’on peut entendre en off cette question : « Où c’est parti ? », question à laquelle l’individu civil répond : «On a volé tout».

La seconde séquence du reportage (6 plans) contribue à installer la situation. On peut d’abord y voir une jeep chargée de militaires avançant et sortant du cadre ; le caméraman effectue alors un zoom arrière, laissant apparaître la population civile. Au plan suivant, une statue de gorille ; une jeep chargée de militaires passe à l’arrière-plan. Les trois plans suivants nous montrent des singes. Cette séquence s’achève l’image d’une montagne au sommet embrumé. En commentaire : « Difficile de savoir qui a pillé. Difficile aussi de protéger ce parc qui possède des espèces que l’on ne trouve nulle part ailleurs au monde, comme ces singes, les colobes de Guéréza , des rhinocéros blancs, ces familles de babouins, et surtout les derniers gorilles des montagnes. »

Voix et masques…

La troisième séquence (4 plans), dans le découpage arbitraire que nous avons pratiqué, est une séquence d’interview. Le directeur du parc, Emmanuel de Mérode, nous dit en substance que beaucoup de gardes « ont perdu leur vie en essayant de protéger ce parc… euh… donc on ne peut pas dire que c’est facile mais… ils y arrivent, surtout par rapport aux populations de gorilles des montagnes ». Le discours du directeur n’est pas isolé au sein du reportage. Avant qu’il ne s’adresse à la caméra, deux plans le montrent parlant en anglais à son téléphone portable, et un plan (de coupe ?) présente un militaire armé d’un lance-roquette. Sa voix s’enchâsse dans celle du commentaire de Liseron Boudoul : «C’est lui qui est chargé de veiller à toute cette richesse. Contraint de travailler avec les rebelles et de faire face aux braconniers : cette année vingt-cinq éléphants ont été abattus».

Nous sommes ensuite emportés par des rythmes musicaux, mais la quatrième séquence (7 plans) débouche également sur une interview, sur l’expression d’une voix distincte de celle de la journaliste. Les quatre premiers plans, accompagnés de musique, nous présentent des hommes en train de danser et de battre le rythme. Le commentaire nous en explique la raison : « Aujourd’hui justement, les gardiens dansent pour leurs gorilles. Hier, ils ont repéré une famille là-haut dans la colline. Mais il y a peut-être eu des massacres durant les combats. » L’image suivante nous montre trois hommes. Celui qui se trouve à la gauche de l’écran porte une chemise blanche, et les deux autres sont vêtus de costumes traditionnels. L’homme qui est au centre s’exprime solennellement : « Nous ne voulons plus la guerre. Nous voulons conserver nos gorilles ensembles, parce que eux aussi ils ne sont pas contents d’entendre à tout moment les coups de feu. » Ce temps durant lequel cet homme s’exprime au nom des gardiens, est entrecoupé par un gros plan sur le visage de l’individu situé à droite de l’écran, le temps d’un hochement de tête approbateur.

Les trois plans qui suivent visent à nouveau à asseoir la situation. Des militaires se tenant devant un bâtiment. Le plan large d’un militaire s’asseyant derrière un rocher. Un véhicule blanc passant de la droite vers la gauche de l’écran, la plateforme arrière chargée de militaires. Accompagnant ces images, qui ne parlent pas d’elles-mêmes, ce commentaire : «Ici, on dit même que certains groupes armés font du trafic de gorilles. Un petit gorille se vend 5000 euros.»

L’ aventure c’est l’aventure

La sixième séquence (14 plans, que nous ne décrirons pas dans le détail afin de ne pas décourager le lecteur) est celle où l’on peut estimer que la promesse énoncée par Laurence Ferrari dans le lancement du reportage, «Nos envoyés spéciaux sont partis à la recherche des derniers grands singes du Congo», va enfin pouvoir être tenue. Nous tenons à souligner ici deux points importants, au sein de ces images d’une jungle où l’on s’aventure en dégageant les branchages à la machette et de celles des gorilles que l’on aperçoit enfin. Il y a tout d’abord le début de la séquence, les quatre ou cinq premiers plans dont la durée n’excède pas une dizaine de secondes… Il y a là une contraction temporelle extraordinaire (une ellipse, pour emprunter le terme exact aux théories du cinéma), puisque ces plans illustrent précisément ces mots du commentaire, que nous soulignons : « Après plusieurs heures de négociation avec les rebelles, nous voici sur la piste des grands singes. Une demi journée de 4×4. Cinq heures de marche dans la forêt. » Ensuite, passé l’étonnement suscité par la rapidité avec laquelle nous est présenté ce long périple, c’est l’apparition (tant attendue) du premier gorille qui a retenue notre attention… « Et tout à coup, dans son nid de feuilles, un jeune gorille. » Lorsqu’il apparaît à l’image, ce gorille n’est pas nonchalamment avachi sur un lit de feuillages. Il nous apparaît derrière un rideau de lianes, un rideau dont l’interposition par rapport à l’animal, ainsi que la verticalité, ne sont pas sans évoquer les barreaux d’une verte prison.

Trois plans composent la séquence de conclusion du reportage : un plan large où l’on voit une femme précédée de deux enfants ; un plan où l’on voit les enfants courant vers une modeste habitation ; Liseron Boudoul en plan moyen, debout, marchant vers la caméra, tandis que l’on aperçoit au second plan un village et des civils. Que nous dit-elle ? Ceci : « L’objectif des rebelles est de faire revenir les touristes ici dans ce parc. Les gorilles pourraient alors devenir une source de revenus importante pour ces habitants. Par exemple en face, au Rwanda, il faut payer 450 euros pour passer une heure avec les grands singes. »

A côté de la plaque ?

Il nous faut bien entendu admettre que ces images ne soulèvent pas nécessairement une question d’ordre humanitaire. Bien que la situation dans cette région de l’est de la République Démocratique du Congo soit une situation de conflit et de crise, ce reportage se focalise essentiellement sur le sort des gorilles, sur la quête de la journaliste, et non sur les situations humaines complexes qui se trament en ces lieux.

La guerre (presque omniprésente à l’image, où l’on aperçoit énormément de militaires), les conflits armés qui opposent ces peuples et génèrent des situations de crise humanitaire, sont relégués à l’arrière-plan, maintenus dans le flou pourrait-on dire. Ce n’est pas là une faute que l’on pourrait imputer à la chaîne TF1 ou aux médias en général, mais la conséquence d’un angle de reportage, d’une « enquête », focalisé sur le sort des gorilles des montagnes.

L’information, narrée sous la forme épique d’une quête plus que d’une enquête, fait l’objet d’une construction. Pourquoi ne peut-on voir à l’image de rhinocéros blancs ? Pourquoi ménage-t-on tant de suspense avant de nous monter les gorilles ? Pourquoi, lorsque ceux-ci apparaissent enfin, nous sont-ils présentés comme déjà captifs d’un écrin de verdure ? Et quel sens peut revêtir cette image d’un sommet de montagne embrumé ? Que dire de la diffusion d’un tel reportage sur une chaîne dont l’ancien président se targuait de vendre du temps de cerveau disponible à des annonceurs publicitaires ? Nous laisserons pour le moment ces questions en suspend.

Nous en arrivons à un point où il pourrait s’avérer éclairant d’évoquer la blessure d’information que décrit Jacques Gonnet, cette césure douloureuse entre le fait d’être informé et la capacité à agir. Face à tous ces malheurs du monde que nous jettent quotidiennement à la figure les journaux télévisés, la solution ne consiste peut-être pas en un refus catégorique de les regarder… Notre propension à agir, certes limitée, fragile, peut parfois être simplement celle de mettre des mots sur des images, d’accepter de ne plus être seulement spectateur de ce monde cruel, et de diriger librement notre action vers le champ où celle-ci doit s’exercer. Nous devons prendre acte de nos responsabilités face à ces médias qui font désormais partie de ce monde.
Le 27 janvier 2009, une dépêche de l’AFP indiquait que d’après une étude de la WWF, contre toute attente, les populations des gorilles de montagne vivant dans l’est de la République Démocratique du Congo s’étaient accrues. Le chiffre n’est pas significatif, et ne nous permet pas d’accuser les journalistes de TF1 de mensonge. Ce reportage, pourtant, ne cesse de nous interroger de façon lancinante. Lorsqu’on nous dit en substance, dans la conclusion, qu’il faut payer 450 euros pour passer une heure avec les grands singes, et que ceux-ci pourraient devenir une source de revenus… Ne dispense-t-on pas de façon simpliste une néfaste vision, à la fois réductrice et insidieusement post-colonialiste, du continent africain ?

Références bibliographiques :

– Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957

– Bourdieu, Pierre, Sur la télévision, Paris, Liber, 1996

– Bourdon, Jérôme, « L’archaïque et la postmoderne – Eléments pour l’histoire d’un peu de télévision », in Penser la télévision (dir. J. Bourdon, F. Jost), Paris, Nathan/INA, 1998

– Esquenazi, Jean-Pierre, Le pouvoir d’un média : TF1 et son discours, Paris, L’Harmattan, 1996

– Jost, François, Comprendre la télévision, Paris, Armand Colin, 2005

– Mercier, Arnaud, Le journal télévisé. Politique de l’information et information politique, Paris, FNSP, 1996

– Rieffel, Rémy, Que sont les médias ?, Paris, Gallimard, 2005

– Ryfman, Philippe, Une histoire de l’humanitaire, Paris, La Découverte, 2008

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