Alors que les «révolutions» du monde arabe, notamment en Libye, continuent de déjouer tous les pronostics des adeptes de la realpolitik, la réponse des Etats occidentaux – et notamment européens – reste mêlée d’indignation (réelle ou feinte) et de prudence calculatrice.
Plusieurs de ces Etats, et notamment la France, sont pourtant depuis des années ceux qui leur ont vendu les armes et les munitions, utilisées aujourd’hui contre les manifestants dans la rue. On ne refait pas l’Histoire mais quand celle-ci s’accélère, on a le choix de monter dans le train du changement ou de s’accrocher aux vieux réflexes.
Paradoxalement, autant l’assertion de Donald Rumsfeld sur notre «vieux continent» était erronée concernant la guerre préemptive en Irak en 2003 et ses prétendues armes de destruction massive, autant elle parait reprendre aujourd’hui de la valeur quand on regarde la réponse européenne face aux soulèvements populaires qui secouent le Proche- et Moyen-Orient depuis deux mois.
La récente volonté de l’Union Européenne d’examiner la possibilité d’une «intervention militaire à but humanitaire en Libye»[1] traduit malheureusement l’incapacité des nations européennes et du nouveau Service Européen pour l’Action Extérieure, placé sous l’autorité de Catherine Ashton, à affirmer une posture politique clarifiée. Encore une fois, l’alibi humanitaire est brandi pour dissimuler une hésitation ou un refus d’engagement diplomatico-militaire lisible face à un pays qui pourrait faire vaciller des intérêts énergétiques, commerciaux, et politiques (comme par exemple la politique de contrôle migratoire et les accords signés avec l’Italie de Silvio Berlusconi).
La réponse européenne, tardive et très peu audible (Mme Ashton en ayant fait une «marque de fabrique» sur des crises précédentes), semble se centrer sur l’évacuation des ressortissants de l’UE et la crainte d’un afflux migratoire massif. Ces préoccupations, pour légitimes qu’elles soient, ne constituent pas une réponse adaptée face aux défis présents et à venir, nés du réveil de peuples qui ont fait sauter le verrou mental de la peur face à des régimes qui avaient depuis longtemps perdu toute autorité crédible à leurs yeux.
L’utilisation du terme «humanitaire» est encore une fois dévoyée de son sens propre, pour gommer les aspérités d’un engagement véritable et de décisions politiques assumés par l’UE. Malgré le gel d’un accord de partenariat UE-Libye, lancé en 2008 par la France, les Vingt-Sept n’ont en effet toujours pas réussi à trouver une position commune concernant des sanctions ciblées contre le pouvoir libyen, comme le gel des avoirs ou des poursuites judiciaires internationales.
Pourquoi l’UE ne peut-elle assumer pleinement, au nom des valeurs qui la structurent, la mise en place d’un dispositif militaro-diplomatique sous mandat des Nations-Unies ? Pourquoi s’abriter derrière la sémantique humanitaire, dont les principes sont d’intervenir auprès des populations vulnérables, mais dont la fonction n’est surement pas de résoudre des crises politiques ? L’ambivalence de l’UE n’est malheureusement pas simplement conjoncturelle. Elle est également structurelle, et ce depuis que les Vingt-Sept ont, quasi-simultanément, validé le Traité de Lisbonne qui consacre l’ «approche intégrée» pour la résolution des crises, et signé le Consensus Humanitaire Européen, qui rappelle les règles d’indépendance, de neutralité et d’impartialité de l’action humanitaire[2].
Cette contradiction interne à l’UE (bien que critiquables, les Etats-Unis ont une position beaucoup plus claire sur le rôle de «multiplicateur de forces» et de levier de la politique étrangère américaine des ONG humanitaires), véritable schizophrénie institutionnelle, est un frein supplémentaire à la lisibilité de la diplomatie européenne. Alignée sur les positions atlantistes et renforcée par le retour récent de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, cette attitude ne correspond pourtant pas à la culture européenne des interactions entre aide humanitaire issue de la société civile et actions diplomatique et militaire.
L’UE de Mme Ashton gagnerait à clarifier sa volonté de rechercher une solution politique à une crise politique en Libye, et non pas à déclencher une énième réponse «militaro-humanitaire», aux objectifs flous et contradictoires par nature.
Probablement perçue par beaucoup comme une réponse incomplète et peu courageuse, elle resterait dans la droite ligne des attitudes de «realpolitik» que les peuples libyens, tunisiens et égyptiens viennent d’infirmer dans leurs rues. Soyez courageuse, Lady Ashton, ne cédez pas à l’alibi humanitaire de la Libye !
[1] http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/02/24/l-ue-examine-la-possibilite-d-une-intervention-a-but-humanitaire-en-libye_1484780_3212.html#ens_id=1481986
[2] Rappelant notamment que l’aide humanitaire n’est pas un « outil de gestion des crises ».
Jérôme Larché
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