La Traque, les criminels de guerre et moi

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Couverture du livreCe livre est passé inaperçu lors de sa publication. Aucune publicité ou presque, la majorité des gens n’en ayant pas entendu parler, qu’il s’agisse de l’ouvrage voire même de son auteure. Dire que l’auteure, justement, « balance » relève de l’euphémisme. Ancienne Procureure du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le Rwanda (TPIR), Carla Del Ponte n’y va pas avec le dos de la cuillère lorsqu’elle décrit les tergiversations diplomatiques et bureaucratiques (dit autrement : comment ses « adversaires » lui mettent des bâtons dans les roues…) auxquelles ses collaborateurs et elle-même sont quotidiennement soumis afin que… justice ne puisse être faite.

Certains passages, édifiants, devraient impérativement être lus dans certains cours magistraux de Sciences Politiques ou des Facultés de Droit. Non pas pour le plaisir de flageller un tel ou un tel, mais au contraire pour donner une vision beaucoup plus concrète et réaliste, une image par conséquent moins fantasmée ou angélique du domaine de la Justice Internationale.

« Au début de ma carrière, je m’étais heurtée (…) à ce mur de silence et j’avais parfois dû essuyer des formes de résistance plus rudes, voire des menaces physiques. J’avais rencontré – et je rencontrerai encore – ce mur de silence au cours de réunions avec beaucoup de gens puissants, depuis des financiers de la mafia jusqu’à des banquiers et des politiciens suisses, en passant par des chefs d’Etat comme George Bush et des Premiers Ministres comme Silvio Berlusconi, des bureaucrates de l’administration publique et de divers services des Nations Unies et, vers la fin de mon mandat, des ministres européens des Affaires étrangères qui semblaient prêts à accueillir la Serbie dans le giron de l’Union européenne, alors même que les dirigeants politiques, la police et l’armée de Serbie s’obstinaient à protéger des hommes qui avaient abattu de sang-froid des milliers de prisonniers sous les yeux du monde entier. Je ne connais qu’un moyen de briser ce mur de silence et de servir les intérêts de la justice : affirmer ma volonté, avec constance et opiniâtreté ». Ce passage, mentionné à la page 17, a le mérite de la clarté.

Evidemment, ce n’est pas le seul. Lorsqu’on milite pour la défense des Droits de l’Homme, en considérant ces Droits non pas comme une « religion » ou comme un aspect « secondaire » ou « mineur » comme on l’entend souvent mais comme la défense légitime de la dignité de l’être humain comme acteur de la Société, on ne peut qu’être touché (le terme « brassé » conviendrait même mieux) par la force de certains propos. Et rien que pour ces passages, ce livre devrait être diffusé beaucoup plus largement, notamment lorsqu’est évoqué ce « combat qui repose en premier lieu sur la volonté humaine, et accessoirement, sur des clauses secondaires de statuts et de conventions ou des alinéas de règles de procédure. Emprisonner les criminels de guerre tient à la volonté d’hommes et de femmes – et notamment d’hommes et de femmes de loi – de s’opposer à la loi du plus fort, d’aller à contre-courant du consensus, d’exiger toujours et encore la justice, quitte à risquer le ridicule et à passer pour un Don Quichotte luttant contre les moulins à vent. » Quand on milite, quand on tient des stands ou qu’on en discute autour de nous, combien de fois ne s’est-on pas posé ces questions ? Et combien de fois n’a-t-on pas entendu des remarques du même acabit ?

Militer, se battre pour plus de justice, ne signifie pas seulement militer pour le plaisir de militer ou de se faire entendre, pour le plaisir d’être perçu comme un marginal ou pour « faire le beau », c’est aussi une façon d’aborder concrètement des réalités qui laissent rarement de marbre. Madame La Procureure l’évoque dans un passage relatif au conflit rwandais. Un passage, disons-le clairement, difficile mais certainement aussi l’un des plus forts: « Il m’imposait d’affronter la réalité glaçante du génocide et des crimes contre l’humanité : la puanteur des charniers, le regard  vide des victimes de viol, le désespoir de millions de déracinés, le spectacle bouleversant de villages entièrement rasés. Des crimes de cette ampleur n’ont jamais une simple portée locale. Ils touchent chacun d’entre nous, où que nous vivions. Ils violent des principes sacrés et piétinent les droits et la dignité de l’être humain. Dans les faits, il arrive trop souvent que les dirigeants nationaux n’aient pas la volonté de poursuivre les personnalités les plus haut placées qui sont à l’origine de ces actes, et que les tribunaux n’en aient ni la compétence, ni le courage. La Justice internationale constitue l’unique alternative à l’impunité. » (p. 20) Une phrase qui résume à elle seule notre combat et qu’on aimerait (presque) voir figurer dans les manuels d’histoire ou sur les frontons des mairies.

L’intérêt se trouve également dans sa façon de travailler sur des sujets complexes et dont elle n’est pas forcément familière, ce qui témoigne à la fois de son intégrité, de sa volonté et de l’investissement personnel qu’elle est prête à donner pour répondre à une certaine idée de Justice : « Pendant des semaines, je me suis plongée dans les derniers rapports en date sur la situation politique, j’ai étudié l’état d’avancement des procès et des dossiers d’instruction en cours dans les deux tribunaux, et je me suis efforcée d’assimiler les mécanismes et intrigues internes de mon nouveau lieu de travail et les méthodes byzantines propres à la bureaucratie onusienne. J’ai dévoré tout ce que je trouvais sur l’histoire de la Yougoslavie et du Rwanda, consciente que je ne pourrais comprendre les crimes de guerre qu’en les replaçant dans leur contexte historique et social. Tous les soirs, je lisais jusqu’à en tomber de sommeil, passant d’ouvrages sur les conflits en Yougoslavie aux rapports de Human Rights Watch sur la génocide rwandais. Dans un premier temps, je me concentrais sur les affaires yougoslaves, qui m’étaient plus familières. Mais par la suite, le génocide rwandais m’émut encore plus et ne fit que renforcer ma volonté de justice. » (p. 68)

Outre son approche de ces sujets, ses recherches l’amènent aussi à une réflexion sur ces violations des Droits de l’Homme que sont les crimes sur lesquels elle est amenée à enquêter, battant en brèche certaines idées reçues : « Mes lectures m’avaient toutefois confirmé ce que je soupçonnais : à savoir qu’en dernière analyse, ni les conditions sociales ni la culture ne provoquent des crimes de guerre. Ce sont des individus qui commettent des crimes de guerre, des individus exaltés par des dirigeants politiques ou militaires. » (p. 70) ou encore : « Les briefings de Catherine Cissé, la conseillère juridique franco-sénégalaise du Tribunal pour le Rwanda, la lecture d’ouvrages de fond sur le Rwanda et son génocide, et surtout des rapports compilés par Alison Des Forges, m’ont confirmé que, comme je le soupçonnais, le contexte était autrement compliqué. Les « haines ataviques » ne sont pas plus à l’origine du génocide en Afrique qu’en Europe. Là comme ailleurs, les génocides sont inspirés et organisés par des individus. Au Rwanda, un cocktail explosif de pauvreté, de surpopulation, de détresse économique, d’anarchie, de fanatisme, de jalousies et d’autres facteurs ont certes posé les conditions du génocide ; mais ceux qui l’ont déclenché étaient des chefs militaires et politiques déterminés à s’accrocher au pouvoir et à faire main basse sur les richesses du pays. » (p. 115)

Les exemples pour étayer la qualité de l’ouvrage sont légion. On pourra toutefois reprocher par moments une énumération de faits qui peut sembler rébarbative, mais ces passages ne sauraient justifier à eux seuls de passer à côté de cette autobiographie. Précisons au passage que cette critique ne prétend aucunement se substituer à une critique littéraire au sens plus « classique » et néanmoins professionnel du terme. Cela va de soi. En guise de conclusion, on ne pourrait faire mieux qu’en reprenant une partie de l’épilogue et, donc, en laissant la parole à celle qui est la mieux placée pour cet exercice, Carla Del Ponte elle-même : « Ce que j’ai appris, ce que je me suis efforcée de dépeindre dans ce livre en présentant les succès et les échecs de mon équipe et moi-même, c’est que la victoire sur la culture qui permet aux gens de pouvoir, du capo dei capi de la mafia aux dirigeants politiques et militaires, de commettre tous les délits sans rendre de comptes, cette victoire est une question de volonté pour laquelle il faut plus souvent se montrer impatient que patient, une question de soutien, une question de pression, de prise de risque, de rectification des erreurs. Il s’agit de briser le mur du silence, d’ignorer critiques et menaces et, parfois, d’accepter de perdre des amis et des collaborateurs. Endosser le rôle de procureur dans un jugement pour crimes de guerre n’a rien d’un quelconque jeu intellectuel inoffensif.

Les deux derniers siècles ont montré que l’homme est capable d’aller jusqu’à entasser des millions d’enfants, avec leurs parents, leurs grands-parents et leurs frères et sœurs dans des chambres à gaz et des fours, de massacrer à la machette des centaines de milliers de personnes, de torturer et d’exécuter des prisonniers, d’encercler et de bombarder des villes entières en direct à la télévision, d’utiliser les viols de masse et l’esclavage sexuel comme des armes de guerre et de terreur, d’expulser des populations entières de leurs terres ancestrales. Ces siècles sanglants ont montré que les victimes ont un courage, une force et une résistance extraordinaires, et qu’elles méritent que justice soit rendue pour les crimes absurdes et impitoyables dont elles ont fait l’objet.

Ces siècles ont en outre montré que bien trop souvent, diplomates, dirigeants mondiaux, généraux et chefs des services de renseignement, banquiers et hommes d’affaires, et même les représentants des Nations Unies sont prêts à considérer de tels criminels comme des interlocuteurs, des partenaires légitimes. Si l’on veut que les victimes de crimes aussi massifs aient un jour droit à la justice, si l’on veut que la société humaine parvienne à limiter de telles violences, les risques à prendre, la volonté qui doit s’affirmer et les efforts à accomplir doivent dépasser les risques pris, la volonté affirmée et les efforts entrepris par les pires d’entre nous, par ceux qui voudraient nous faire croire qu’ils sont au-dessus des lois. » (p. 620-621)

La Traque, les criminels de guerre et moi de Carla Del ponte, Chuck Sudetic, et Isabelle Taudière (Broché – 2009).

Jerôme Diaz

Jerôme Diaz

Jérôme Diaz est journaliste, chercheur-associé à Grotius.fr.

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