Les « Voix de… » ou l’ambiguïté des médias transnationaux

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Par Sidiki Kaba

«Fournissez-moi les photos, je vous fournirai la guerre»: le télégramme mythique attribué à William Randolph Hearst en 1899 n’en finit pas de résonner aujourd’hui à nos oreilles.

Depuis un siècle, le rôle joué par les médias dans les conflits ou dans les endroits de fortes tensions diplomatiques n’a cessé de s’accroître. Celui des chaînes transnationales, particulièrement, est souvent mis en cause, parce que soupçonnées de faire le jeu de telle ou telle puissance étrangère, ou pour le moins de s’inscrire dans le cadre d’une stratégie globale de communication de leur part. Dans le but d’étendre leur influence culturelle ou politique, il est vrai que de nombreux Etats -à commencer par ceux qui ont joué un rôle de premier plan durant la guerre froide – ont développé tout au long du XXème siècle des holdings multimédias, qui se livrent aujourd’hui une bataille de géants au niveau planétaire.

Sphères d’influence culturelle

Le lancement en grande pompe des 10 heures d’information en arabe de la chaîne d’information continue France24, pour «proposer une autre vision du monde, le regard français en langue arabe (voir encart publicitaire publié dans Le Monde daté du 28 avril)», n’est que l’un des nombreux avatars de cette bataille sourde qui fait rage.

Les grandes puissances qui se sont appuyées en leur temps sur des machines radiophoniques ou audiovisuelles telles que Voice of America, ou la British Broadcasting Corporation ont accru depuis, leur influence par le biais notamment du développement d’acteurs privés tels que CNN ou Fox News.

Quoique théoriquement indépendantes, ces dernières ont tout de même souvent été accusées d’être très proches des positions du département d’Etat américain, en particulier si l’on se réfère à la couverture « hollywoodienne » par CNN du débarquement en somalie en 1993, ou encore à l’invasion de l’Irak en 2003.

En réponse, les puissances émergentes ont elles aussi développé ces dernières années de redoutables et très sérieuses chaînes concurrentes telles qu’Al Jazeera, qui a incontestablement permis au Qatar de développer son influence dans la région grâce au succès de diffusion de sa chaîne en langue arabe.

Depuis 2006, le lancement de sa jumelle, anglophone, avait ouvertement pour objectif alors de concurrencer CNN. Lancée en grande pompe par Hugo Chavez en juillet 2005, Telesur était également destinée à garantir aux habitants du continent latino-américain la défense de «leurs propres valeurs (…), débatt(re) de leurs idées et diffus(er) leurs propres programmes, de façon libre et égale».

Là encore, ces nouvelles chaînes n’ont pas été épargnées par la critique, soupçonnées cette fois-ci de faire le jeu de puissances opposées à la politique étatsunienne. Nul besoin de faire une étude approfondie de la couverture médiatique des événements survenus à Gaza ou du mandat d’arrêt international prononcé à l’encontre de Omar el-Béchir par certains de ces médias pour se rendre compte de la frontière extrêmement ténue qui sépare parfois l’information de la désinformation, voire de la propagande.

Au-delà de ces considérations souvent partisanes, la difficile conciliation entre une ambition culturelle et idéologique clairement affichée et la recherche de l’objectivité journalistique est une question qui mérite d’être approfondie.

Dégats collatéraux

Souvent formés à l’école de leurs consoeurs anglosaxonnes, les journalistes des nouvelles chaînes transnationales ont apporté un ton nouveau, particulièrement dans le monde arabe, où la déférence et le traitement lacunaire de certains sujets sensibles était la règle jusqu’alors. Les partis d’opposition, les membres des sociétés civiles, les défenseurs des droits de l’Homme ont ainsi pu trouver de nouvelles tribunes leur permettant de donner un écho à des positions peu partagées par ceux qui avaient jusqu’alors accès aux médias. Ainsi peut-on désormais aborder ouvertement la question de la torture systématique en Tunisie, débattre des décisions de la Cour pénale internationale, ou même critiquer ouvertement des régimes autoritaires comme la Syrie ou la Libye.

Dans l’ensemble, les journalistes faisant partie de ces chaînes d’information transnationales – qu’elles soient publiques ou privées – restent attachés à leur indépendance et font preuve d’un grand professionnalisme dans le traitement de l’information. La multiplication des chaînes d’information continue diffusées par satellite et le travail fourni par ces milliers de correspondants à travers le monde apportent une réelle image de diversité culturelle, voire une forme d’objectivité journalistique qui peut parfois contrebalancer les pouvoirs médiatiques de potentats locaux.

Combien de journalistes ont-ils pu faire passer à l’antenne des sujets qui n’auraient pu trouver d’autre place dans des paysage médiatiques nationaux ? Combien de dissidents Chinois, Iraniens, ou Russes ont su utiliser ces canaux pour faire entendre un son différent de la propagande officielle, et dans une langue directement audible par leurs compatriotes? C’est pour cette dernière raison d’ailleurs qu’aucune justification d’audience ou de réduction des coûts ne devrait selon nous légitimer l’abandon de programmes diffusés en langue vernaculaire, particulièrement lorsque ceux-ci sont destinés à des pays autoritaires.

Mais le professionnalisme des journalistes qui composent ces chaînes, aussi important soit-il ne doit jamais faire oublier que ces chaînes peuvent également être soumises à des pressions, qu’elles soient internes ou externes. Virtuelle, cette bataille médiatique n’en a pas moins en effet des conséquences directes sur ceux qui la vivent au quotidien, et les dégâts collatéraux peuvent parfois être dramatiques pour les journalistes qui font partie de ces entités.

Si Jean Hélène a payé de sa vie sa présence à Abidjan en 2003, c’est en grande partie parce que RFI était nommément désignée par l’ensemble des médias ivoiriens comme la « Voix de la France », et que prévalait alors dans la capitale ivoirienne un fort sentiment anti-Français. A une moindre échelle et dans des circonstances moins connues du grand public, de nombreux correspondants d’Al-Jazeera ont eu maille à partir avec des pouvoirs locaux et ont pu être censurés, interdits d’exercer leurs activités, ou encore bannis à la suite de reportages diffusés sur leur chaîne.

Parfois, les enjeux diplomatiques apparaissent même de façon plus directe, comme le montre le dernier exemple en date en Iran, où une journaliste américano-iranienne, qui avait travaillé notamment pour la BBC et la National Public Radio, a dû faire face à des accusations d’espionnage, et a été condamnée en première instance à huit ans de prison ferme.

Partagées entre la nécessaire liberté d’informer et le statut « quasi-diplomatique » que leur confère leur Etat d’origine, ces chaînes transnationales ont une fonction primordiale dans la transmission d’informations parfois sensibles. Mais elles ne pourront probablement jamais s’affranchir d’être considérées par leurs détracteurs comme les «Voix de…». Seule la multiplication de ces chaînes et le respect par leurs directions de l’indépendance de leurs journalistes, permettra à ces canaux de gagner l’estime du public auquel ils s’adressent. Probablement la seule mesure d’audience qui vaille à long terme.

Sidiki Kaba est président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme

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