Les Roms : quand l’humanitaire s’impose en France

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Fanny Bozonnet, Justine Briaux, Bénédicte Cabrol, Chloé Lorieux, sous la direction de Pierre Micheletti, co-directeur du master  Organisations internationales», Institut d’Etudes Politiques de Grenoble (1)…

Lors du discours dit de Grenoble, Nicolas Sarkozy a montré une nouvelle fois combien la question des Roms en France, et en Europe en général, est profondément liée à la dimension sécuritaire. Le Président de la République a ainsi opéré une confusion entre délinquance, sécurité et Roms. Loin d’être un problème récent, la question de la situation des Roms dans l’Europe du XXIe est alors réapparue avec force dans les médias et les discours politiques. Tandis que se multipliaient les approximations et les méprises sur cette communauté, la médiatisation de la question rom a tout de même permis aux associations et collectifs tels que Médecins du Monde (MdM), Romeurope ou la CIMADE d’alerter de nouveau opinion publique et décideurs sur cette véritable crise humanitaire au cœur de l’Europe. Crise humanitaire, le terme peut surprendre, voire choquer, utilisé dans le contexte européen, néanmoins il n’est pas galvaudé comme l’avaient montré les présidents de MdM, du Secours Catholique et de la Fondation Abbé Pierre dans leur tribune «Roms : une crise humanitaire en France» publiée le 28 juillet 2009 dans Libération.

Roms : une longue histoire de stigmatisation

Ni nomades, ni gens du voyage, 97% d’entre eux seraient sédentaires (2). Au sens générique, le terme Rom regroupe sous une même appellation des groupes très différents (Roms «orientaux», Sintés et Manouches, Gitans et Kalés). Au sens strict, il désigne un groupe présent dans les Balkans et en Europe centrale estimé à environ 10 – 12 millions de personnes. Ils constituent l’une des minorités les plus importantes d’Europe mais aussi l’une des plus discriminées. Une partie d’entre eux a émigré dans les pays d’Europe de l’Ouest dont la France où ils seraient 10000 à 15000. C’est de ce groupe restreint dont il sera question dans cet article.

L’étude de la linguistique a démontré que le Romani dérive du sanskrit, et que le point de départ des Roms se situe au Nord-Ouest de l’Inde, au Xe siècle. Différentes hypothèses ont émergé concernant les causes de la migration, la plupart mettant en avant le caractère contraint du départ, lié à des troubles politiques ou à des persécutions et discriminations. Dès cette époque, la mobilité semble subie. Le nomadisme n’est pas une composante de la culture rom (3).

Par-delà les frontières et les siècles, les réactions vis-à-vis de cette communauté ont oscillé entre exclusion (bannissement, esclavage, galères) et intégration autoritaire, généralement violente, dans la société qui les entoure (interdiction du romani, «sédentarisation»), sans oublier l’extermination de 400 à 500 000 Roms et Sintis pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans l’Europe communiste, cette tension a persisté avec, d’un côté, une approche étatique visant à intégrer les minorités au prolétariat national et à casser les aspirations et spécificités minoritaires, et d’un autre côté une tendance à l’exclusion des Roms, avec des pratiques telles que la ségrégation dans les écoles. En Europe occidentale, les politiques développées ont surtout été orientées vers un contrôle de ces populations, jugées dangereuses, niant généralement tout aspect culturel ou ethnique. Ainsi en France, ils sont assimilés aux gens du voyage dans la loi de 1969 (4) qui leur impose de détenir un livret de circulation.

Après la chute de l’URSS, les Roms ont commencé à émigrer à nouveau en direction de l’Ouest. Ce phénomène a été renforcé par une recrudescence des tensions inter-communautaires dans l’ex-URSS, ainsi qu’en ex-Yougoslavie. Plus récemment, l’accession de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union Européenne a augmenté la conscience du phénomène dans la sphère politique en Europe occidentale, avec la crainte d’un afflux brutal et massif de Roms.

Une errance perpétuelle et nuisible

Dans un contexte général de durcissement des politiques migratoires, les Etats d’Europe occidentale envisagent la question des Roms migrants comme un problème de politique nationale des pays d’origine qui doivent s’efforcer d’intégrer les Roms. Cela se traduit par des politiques très strictes d’accueil des Roms migrants : conditions drastiques pour le droit au séjour de plus de trois mois, expulsions, «retours humanitaires»… Ces considérations politiques rendent d’autant plus difficile l’accès durable à la santé, à l’éducation ou au logement qu’elles sont responsables d’une instabilité chronique, soit parce que les personnes sont effectivement expulsées soit parce qu’elles entrent dans des cycles de forte mobilité pour y échapper.

Aujourd’hui, les Roms sont dans une situation de vulnérabilité extrême : état de santé alarmant, espérance de vie bien plus faible que les moyennes européennes, faible taux de scolarisation. Cette précarité est attestée par des indicateurs et des témoignages d’acteurs de terrain (5) qui insistent notamment sur la précarité des conditions de logement (habitations de fortune, isolées ou en bidonvilles, squats) ainsi que sur la ségrégation et les discriminations dont les Roms sont victimes.

Quand les difficultés se cumulent

La population ROM en chiffres

Chiffres provenant de sources croisées : Une urgence sanitaire: Médecins du Monde auprès des familles Rroms, Médecins du Monde, juin 2009. Health and the Roma Community, Analysis of the situation in Europe, Fundacion Secretariado Gitano, 2009, http://www.gitanos.org/european_programmes/health/

Les différents statuts administratifs dont relèvent les Roms en France sont largement responsables de la fragilité de ces populations. Administrativement, une distinction s’opère entre les Roms citoyens européens et les Roms non-communautaires, qui viennent généralement des Balkans. Les premiers ont le droit de séjourner en France pendant 3 mois à quelques restrictions près. En revanche, le droit de séjourner plus de trois mois est assorti de sévères conditions (ressources, emploi, assurance maladie etc.) que les Roms ne peuvent généralement pas remplir, ce qui les rend, en pratique, expulsables à tout moment.

Quant aux Roms des Balkans, la plupart arrive en France pour y demander l’asile. Un grand nombre d’entre eux est placé en procédure prioritaire, faite pour être brève et permettant une expulsion dès le rejet de leur demande d’asile par l’OFPRA (6). Dans les deux cas, les droits économiques et sociaux accordés aux Roms sont très limités en particulier en matière de santé : excepté ceux qui sont en procédure normale pour une demande d’asile, ils ne bénéficient pas de la Couverture Médicale Universelle (CMU) mais uniquement de l’Aide Médicale d’Etat (AME), dont les conditions d’application viennent d’être durcies par les députés français. Les statuts administratifs dont relèvent les Roms contribuent donc à leur précarisation, à leur fragilisation et à leur instabilité.

Les difficultés d’accès à la santé sont exacerbées par le faible degré d’information des familles roms sur leurs droits et les structures à même de les aider, comme en témoignent acteurs de terrain et enquêtes (7). Ainsi, 90% de la population n’aurait pas ouvert de droits à l’AME (8) et ce pour différentes raisons : faible éducation formelle, problème linguistique…

Les Roms rencontrent aussi de grandes difficultés dans l’accès à l’emploi, que ce soit pour des raisons légales dans les pays où ils émigrent (pour les citoyens roumains, bulgares, liste de professions accessibles et taxe à acquitter par l’employeur), ou par manque de qualification, ou encore du fait des discriminations dont ils sont victimes partout en Europe. Ceci a des conséquences lourdes sur la satisfaction des besoins de base par les familles.

Enfin, les représentations véhiculées sur les Roms sont très négatives à leur égard, que ce soit dans leurs pays d’origine ou dans les pays où ils immigrent. Plus problématique encore, dans une dynamique sécuritaire, le discours politique use des amalgames entre migrants en général, Roms en particulier, et criminels. Le discours de Grenoble en fournit un exemple notoire. Non seulement, cela contribue à renforcer les préjugés anti-roms, mais les traductions politiques concrètes de ces discours participent à la fragilisation des populations roms en France. Et même si des lois nationales et des réglementations européennes contre les discriminations existent, leur application réelle fait très souvent défaut du fait même que ces préjugés perdurent.

La situation intolérable dans laquelle vivent les Roms dans l’Europe du XXIe siècle a poussé des associations à intervenir suivant des logiques humanitaires et réactualise la question des pratiques humanitaires au sein des Etats de droits et des sociétés développées. A cet égard, un certain nombre de points méritent d’être soulignés.

Questionnements humanitaires et enjeux

Une crise durable marquée par l’urgence… En mai 2009, Médecins du Monde intervint à Bobigny, après l’incendie d’un hangar occupé par des familles roms et qui a coûté la vie à un enfant. 500 personnes se retrouvaient alors sans solution de relogement, et Médecins du Monde installait un camp de «déplacés», aux portes de Paris, avec du matériel habituellement mobilisé pour les urgences internationales. L’ONG a alors clairement placé la «question rom» dans le champ humanitaire, renversant ainsi le modèle préétabli de l’action humanitaire Nord/Sud. Médecins du Monde notait à l’occasion de cette crise que, d’une façon plus générale, «la multiplication des expulsions, la précarité des conditions de vie, les refus de soins ajoutés à des événements traumatisants comme les violences (…) engendrent une dégradation de l’état de santé sur le plan physique et psychologique»(9). Une crise d’urgence durable, telle est donc la situation dans laquelle se trouve la population rom en France. Comment peut-on alors mettre en place des actions dans une perspective de long terme ? Qu’il s’agisse de la santé, de l’éducation-scolarisation, ou de l’insertion sociale et professionnelle, de nombreuses initiatives existent mais se heurtent à la forte instabilité du contexte : les situations d’urgence rendent difficile d’envisager des actions sur le long terme, la mobilité subie entrave la continuité des actions, l’insertion est limitée par les contraintes légales concernant l’accès à l’emploi.

Une nécessaire coordination des acteurs… L’intervention est complexe et se met en place à différents niveaux impliquant une multitude d’acteurs – associations, ONG – intervenant dans des champs différents et complémentaires (santé, logement, scolarisation, etc.). Si cette parcellisation des activités et cette multiplicité d’organisations permettent de tenir compte de la diversité des parcours empruntés par les Roms, elles risquent également d’engendrer un certain nombre de dysfonctionnements : chevauchement ou délaissement d’activités, lisibilité réduite des actions entreprises qui entravent l’émergence d’une vision globale de la situation des Roms. Se pose alors la question du type d’aide apportée par les humanitaires : faut-il faire du «cas par cas», mettre en œuvre un traitement différencié ou au contraire envisager la population Rom dans son ensemble, en tant que communauté homogène, malgré notamment les différences de statut ? La coordination – des activités et des organisations – sans nier la singularité de chacun, les différences de parcours, de situation ou de statut, est donc un enjeu de taille. Y parvenir permettrait de mutualiser les moyens disponibles afin d’optimiser l’aide aux populations roms.

En outre, l’intervention devrait être envisagée à l’échelle du continent européen et en particulier dans le cadre de l’UE. Celle-ci compte en effet environ 80 % de la population rom d’Europe et est dotée de solides compétences sur les questions de discrimination et d’exclusion sociale (10). Néanmoins, à l’échelle européenne, la lutte contre les discriminations, bien que présentée comme une approche complémentaire des politiques migratoires, est marquée par un manque de stratégie et de réelle volonté (11).

Les ONG : outils de contre-pouvoir démocratique… S’agissant des Roms, la politisation de la question et l’instrumentalisation à des fins sécuritaires ne peuvent être ignorées. Les décisions prises au niveau politique influencent – et même entravent – clairement l’action des humanitaires. Face à l’action des gouvernements, la question du positionnement des associations et/ou ONG est essentielle. Comme dans d’autres crises, advocacy et dénonciation sont des dimensions clés de l’intervention des acteurs humanitaires. Certes, l’impératif de neutralité est crucial mais pour être efficace, l’action humanitaire doit s’attaquer aux racines du problème. Or, la situation de vulnérabilité et de marginalisation des Roms, aujourd’hui, est le résultat de violations généralisées et systématiques de leurs droits et de préjugés, liés à des siècles de discriminations. C’est aussi le rôle des ONG de dénoncer cet état de fait et d’incarner un contre-pouvoir au sein des démocraties.

Quand l’humanitaire met en tension les politiques publiques et l’Etat de droit… En occupant un terrain de façon illégale pour installer un camp de déplacés roms en mai 2009, Médecins du Monde a pris le risque de la confrontation avec les pouvoirs publics. Ce qui conduit à poser la question de la relation entre Etat de droit et nécessité d’intervention. Le rôle des acteurs humanitaires auprès des Roms pose ainsi l’inévitable question du rôle de l’Etat. Au sein d’un environnement stable qui paraît être à l’abri de conflits et de crises de grande ampleur, est-il normal de voir s’installer un camp de déplacés ainsi que des abris de fortunes perdurer ? Tandis que les acteurs humanitaires viennent pallier l’absence de structure étatique dans les pays dits du Sud, elles viennent également répondre au déficit d’action des pouvoirs publics français. Néanmoins, l’action humanitaire n’a pas vocation à remplacer une politique gouvernementale, seule à même d’apporter une réponse durable et non d’urgence à «la question rom».

Donner la parole aux Roms… La nécessité pour les Roms de participer aux divers processus les visant directement est essentielle. Par exemple, pense-t-on l’intégration des Roms en France ou leur retour dans le pays d’origine ? Cela invite à interroger les volontés individuelles, et à replacer les Roms au centre des interventions qui les visent. Cela renvoie d’abord à des logiques d’acceptabilité des solutions proposées et de respect de la culture et des modes de vie des Roms. Concernant par exemple le relogement, la séparation des familles suivant notre conception occidentale de la famille (famille nucléaire) peut aller à l’encontre de celle envisagée par les Roms (famille étendue). Cela renvoie ensuite à l’enjeu crucial de légitimité des acteurs humanitaires.

Une actualité médiatique trop éphémère… Trois mois après la campagne médiatique de l’été 2010, plaçant les Roms au cœur de l’actualité, rares sont encore les médias qui s’y intéressent. Cette crise durable n’aura occupé le devant de la scène que de façon très éphémère avant de retomber dans l’oubli. Mais ONG et associations continuent d’œuvrer au quotidien aux côtés des Roms, loin aujourd’hui du regard des caméras.

(1) Les positions prises dans le présent article n’engagent que leurs auteurs.
(2)  Jean-Baptiste Duez, « Ces Roms qui font peur à l’Europe », La Vie des idées, 23 octobre 2008, http://www.laviedesidees.fr/Ces-Roms-qui-font-peur-a-l-Europe.html
(3) Jean-Baptiste Duez, Ibid.Rapport sur la situation des Roms migrants en France, 2009-2010, Collectif National Droits de l’Homme Romeurope, sept 2010, http://www.medecinsdumonde.org/fr/En-France/Rroms/Publications/Une-urgence-sanitaire-Medecins-du-Monde-aupres-des-familles-Rroms
(4) Loi n°69-3 du 3 janvier 1969 relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe, disponible à http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006068336&dateTexte=20101029
(5) Rapport sur la situation des Roms migrants en France 2009-2010. Ibid.
(6) Office de Protection des Réfugiés et Apatrides
(7) Enquête de l’Union européenne sur les minorités et la discrimination : Données en bref – 1er rapport : Les Roms, Agence des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, 2009, p.7, http://fra.europa.eu/fraWebsite/eu-midis/eumidis_roma_en.htm
(8) Intervention de B. Moriau, lors du forum du 25 février 2010, La santé des Roms en France : une urgence sanitaire ?  http://www.medecinsdumonde.org/fr/En-France/Rroms/Publications/La-sante-des-Roms-en-France-une-urgence-sanitaire
(9) Une urgence sanitaire : Médecins du Monde auprès des familles Rroms. Ibid.
(10) Laissés pour compte. Violations des droits fondamentaux des Roms en Europe, Amnesty International, octobre 2010, http://www.amnestyinternational.be/doc/article16824.html
(11) «The situation of Roma EU citizens moving to and settling in other EU Member States», Agence de l’Union Européenne pour les droits fondamentaux (FRA), Novembre 2009, p.64, http://fra.europa.eu/fraWebsite/attachments/Roma_Movement_Comparative-final_en.pdf

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