Les stratégies antiterroristes face aux « racines du mal » ?

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Très récemment, il a été démontré que les services de renseignement américains, en l’occurrence la CIA, avaient utilisé comme prétexte le lancement d’une campagne de vaccination humanitaire pour introduire un médecin pakistanais dans la tanière de Ben Laden. A juste titre, et de manière bien trop isolée à mon goût, MSF a réagi publiquement à cette information, dénonçant l’instrumentalisation de l’humanitaire ainsi que la confusion et les dangers à venir qui en résultaient.

Ces pratiques d’instrumentalisation ne sont pas nouvelles, la preuve étant la persistance des équipes de reconstruction provinciale (PRT) en Afghanistan ou en Irak, associant civils et militaires pour des tâches d’assistance mais aussi de renseignement. Largement dénoncées par une majorité d’ONG présentes sur ces terrains, les PRT n’ont jamais pu démontrer leur efficacité réelle, ni en terme d’aide aux populations civiles, ni en terme de stratégie contre-insurrectionnelle dans les endroits où il le fallait.

Par contre, il est avéré que leur présence a contribué à l’insécurité grandissante des ONG qui ont continué à mener leurs activités dans ces zones de conflits. En générant de la confusion et la perte de confiance envers ceux dont le seul mandat est de porter assistance aux plus vulnérables, et en induisant une suspicion – devenue légitime – envers tout ce qui s’apparente à une aide occidentale, les donneurs d’ordres de ces stratégies obliques ont perdu sur tous les tableaux. Je ne doute pas que des « réalistes » purs et durs, adeptes d’un devoir d’ingérence à géométrie variable, me traitent – ainsi que mes collègues de MSF – de « naïf » et d’ « idéaliste ». Je voudrais leur dire qu’ils se trompent lourdement et que les humanitaires, bien que s’appuyant sur des principes forts, sont devenus extrêmement pragmatiques. Lorsque, pour répondre à une catastrophe naturelle ou à une épidémie, nous définissons une stratégie d’intervention, celle ci est évaluée a posteriori, et peut être modifiée voire arrêtée, si elle ne permet pas de répondre à nos objectifs. Cette application de l’« evidence-based » peut relever à la fois du simple bon sens et de la preuve scientifique. Si les « réalistes » qui plébiscitent les stratégies contre-insurrectionnelles s’étaient donnés la peine d’en voir les résultats réels et non leurs propres espérances, il est probable que les PRT auraient depuis longtemps cessé d’exister.

Concernant l’instrumentalisation d’une campagne de vaccination humanitaire à visée antiterroriste, plusieurs réflexions s’imposent. Sur le plan des conséquences immédiates, la médiatisation de cette affaire risque d’empêcher les humanitaires d’accéder aux populations vulnérables en Afghanistan et dans les zones tribales du Pakistan, et ce de façon durable, alors que le taux de mortalité des enfants en bas âge reste conséquent. Ainsi, pour un bénéfice à très court terme, les dommages sur le long terme risquent d’être humainement considérables.

De façon plus distanciée, on revient à la question de fond suivante : « La fin justifie-t-elle tous les moyens ? ». Il est bien évident que la fin de Ben Laden était une priorité politique pour les Etats-Unis, et la coopération officielle des services de renseignement pakistanais (ISI), soutiens voire donneurs d’ordres de certains groupes talibans, très peu probable. Néanmoins, l’utilisation d’un médecin et le montage d’une prétendue campagne de vaccination étaient-elles les seules options opérationnelles à disposition ? Ou bien a-t-on utilisé l’argument médical humanitaire, porteur d’une symbolique forte – celle de l’allègement des souffrances (réelles) des populations – parce qu’il était celui qu’on savait le plus convaincant, et finalement le moins compromis, dans cette guerre des ombres livrée sur le territoire pakistanais ?

Toujours est-il que ceux qui en ont décidé ainsi ont joué aux apprentis sorciers car, au delà de la victoire tactique, ils ont essuyé une défaite stratégique. Voulant la vengeance et non la justice, malgré les déclarations du Président Obama, ils ont perdu dans cette bataille un repère majeur : celui de la capacité à différencier le moyen acceptable et le moyen inacceptable. A l’éthique efficace (relire « Les Racines du mal » de Maurice Dantec…), ils ont préféré l’efficacité à tout prix, quelles qu’en soient les conséquences pour les humanitaires maintenant décrédibilisés et pour les populations qu’ils soignent.

Dans une période où les approches intégrées des gouvernements occidentaux font aujourd’hui figure de dogme, mais où ces derniers tiennent à se rapprocher de « leurs » ONG, des clarifications sont à exiger des politiques comme des Etat-majors. Comme pour Guantanamo, la violation délibérée de l’éthique médicale à des fins purement politiques ne peut être admise, et ses conséquences passées à pertes et profits. La justice n’est pas la vengeance, comme l’humanitaire – et encore moins la médecine – ne peuvent être un instrument politique. Si ces barrières tombent, cela n’affectera pas seulement l’Afghanistan ou le Pakistan, mais ce sont les principes mêmes des sociétés dans lesquels nous vivons qui seront remis en cause. Un jour ou l’autre.

 

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.