L’impuissance des dispositifs de lutte contre la précarité

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« Précarité », « pauvreté » et « exclusion » représentent trois situations différentes : la précarité est la situation d’une personne incapable d’assumer ses responsabilités élémentaires et de jouir de ses droits fondamentaux. La pauvreté concerne une personne dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (actuellement fixé à 950 € par mois en France). L’exclusion sociale est la situation d’une personne ne bénéficiant pas des droits attachés à sa situation sociale, parce qu’elle n’en a pas le droit, ou parce qu’elle ignore ses droits, parce qu’elle n’a même plus l’énergie de faire les démarches nécessaires pour obtenir des aides en matière de revenu, logement, école, santé.

Depuis plusieurs années, l’Etat français a mis en place des dispositifs pour tenter de lutter contre la précarité et l’exclusion sociale, tels que les minimas sociaux pour fournir un revenu minimum,la CMUet l’AME pour garantir l’accès aux soins, et adopte des lois et règlements pour protéger les droits fondamentaux de l’homme (droit au logement ou à l’éducation par exemple).

L’INSEE rend compte d’un accroissement de la précarité, à travers la baisse des salaires, du niveau de vie, des retraites, de la protection et des aides sociales, des dépenses de santé et des personnels et équipements de santé, et la hausse corrélative des inégalités de patrimoines et du chômage.

Le Secours catholique réalise tous les deux mois une enquête, « le baromètre crise-pauvreté » auprès de ses équipes locales réparties sur l’ensemble dela France, qui indique que le nombre de personnes accueillies a augmenté de 15,5 % entre août et octobre 2011. Les demandes les plus fréquentes portent sur l’alimentation, les vêtements, et l’aide au paiement des factures d’énergie. Les demandes nouvelles concernent les frais d’accès à l’AME et les soins de santé non remboursés, les fournitures scolaires et les frais de transport scolaire. Les ¾ des bénévoles interrogés s’attendent à une augmentation des sollicitations dans les mois qui viennent, et presque personne ne croit à une diminution. Un accueillant sur six n’a pas confiance dans les dispositifs publics pour améliorer la situation des demandeurs. Les publics particulièrement touchés par la pauvreté restent les familles monoparentales, les étrangers, les jeunes et les personnes âgées et retraitées.

La mauvaise élaboration
des dispositifs de lutte contre la précarité

Les dispositifs à cheval entre la précarité et la santé mentale mis en place depuis les années 1990, tels que les lieux d’écoute, offrent des services qui obscurcissent la distinction entre le secteur sanitaire et le secteur social. Il est difficile de déterminer s’il s’agit de soins, d’accompagnements sociaux, ou de soutiens psychologiques, ce qui est problématique pour organiser les remboursements. En 2003, Dominique Versini, secrétaire d’Etat et Défenseur des enfants, associa les trois actions dans une même formule : « l’alliance du soin et du social, premier impératif de la lutte contre la précarité et les exclusions », et recommanda que « les professionnels des secteurs psychiatriques aient leur place dans les structures d’accueil des personnes en grande difficulté […] et [qu’ils aillent] apprivoiser ces personnes et les aider ». Or, une telle recommandation semble en partie inadaptée : les attentes vis-à-vis du 115 (numéro d’urgences sociales) portent davantage sur le nombre de lits et la qualité d’hébergement que sur l’écoute.

D’après l’INSEE, 30% des SDF ont un emploi, parfois en CDI, à temps plein, et ne trouvent pas de logement, ce qui illustre la difficulté réelle d’accéder aujourd’hui à un logement même avec une insertion sociale et professionnelle avérée. Les dispositifs en cause stigmatisent les individus et favorisent une dévalorisation de leur demande d’emploi et de logement, qui se heurte à l’exigence d’une prise en charge psychologique au préalable. Pour les pratiques des professionnels, l’écoute intervient comme une modalité originale de prise en charge, nécessitant des compétences spécifiques, entre le domaine social et le domaine du soin, ce que ne satisfait pas le phénomène de psychologisation de l’intervention sociale, ni les nouvelles formes de prise en charge médico-psycho-sociale.

L’inefficacité des hébergements d’urgence 

Henri Peltier, vice-président régional dela Fédérationnationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), déplore la juxtaposition des dispositifs de lutte contre la précarité rendus de fait incohérents : créer des places d’hébergement d’urgence ne permet pas de répondre au problème des sans abris, car cela ne leur donne pas accès à la citoyenneté. Une place d’hébergement est insuffisante pour cela, car toute insertion nécessite un logement et un travail.

Christian Maton,  maire de Capinghem, dénonce le manque d’hébergement d’urgence dans la métropole, qui se répercute sur la santé : 30% des SDF présentent des troubles anxieux ou des troubles importants du comportement. Des indicateurs permettent de mesurer la pauvreté (estimée à environ 10% de la population française). Mais le taux d’exclusion reste méconnu, ce qui empêche d’estimer le nombre de  personnes qui vivent en marge du système, et qui échappent de ce fait aux possibilités d’aide et de soins.

François Soulage, Président du Secours Catholique, dénonce la persistance de la situation du mal-logement en France.  Le Secours Catholique est engagé depuis 1954  aux côtés des mal-logés et des sans-abri. Aujourd’hui, cette situation de mal-logement perdure faute de volonté politique. Depuis des années, certaines délégations du Secours Catholique sont sollicitées par la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) pour augmenter les horaires d’ouverture des accueils de jour ou pour les transformer en accueils de nuit. Ces mises à l’abri dans des lieux inadaptés ne répondent pas au véritable besoin de vivre dans un logement. 

Le désengagement de l’Etat en matière
de logement et d’hébergement

François Soulage qualifie les plans hivernaux de cas de conscience saisonniers, qui ne permettent pas de respecter le droit fondamental au logement. Le Secours catholique demande la mise en œuvre effective de la loi Molle qui affirme que toute personne sans abri doit avoir accès à un dispositif d’hébergement d’urgence et doit pouvoir y demeurer, dès lors qu’elle le souhaite, jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée. Le 16 juin 2010, le Collectif des Associations Unies a adressé au gouvernement une note pour relancer la politique du logement en faveur des sans-abri et des mal-logés.

Christophe Robert, dela Fondation AbbéPierre, a dénoncé le décalage entre les ambitions lancées début 2008 avecla Loi DALO, permettant aux personnes sans domicile de recourir auprès des autorités pour faire appliquer leur Droit Au Logement Opposable à l’amiable ou de manière juridictionnelle, et le repli observé aujourd’hui dans certains services de l’État : le 30 novembre 2011 fut publié le rapport annuel du Comité de suivi du Droit au logement opposable, montrant une situation toujours anormale pour le relogement des familles prioritaires : 12 300 ménages prioritaires ont dépassé les délais d’attente légaux sans recevoir aucune proposition des préfets, et 27 500 décisions favorables des commissions DALO n’auraient pas été suivies d’un relogement en temps utile. Christophe Robert a également insisté sur la nécessité de créer des moyens appropriés pour prévenir la mise à la rue et les expulsions. Selon Pierre Henry, de France Terre d’Asile,  le véritable problème vient d’un manque de gouvernance qui se répercute jusqu’au niveau des collectivités territoriales. 

Le désengagement de l’Etat en matière
de réduction de la pauvreté

Le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) et l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) ont dénoncé l’incapacité du gouvernement à réduire la pauvreté d’un tiers d’ici à 2012, comme il s’y était engagé en début de mandat. Les deux institutions accusent l’inadéquation des dispositifs en place. Selon Jérôme Vignon, président de l’ONPES, le fonctionnement du marché du travail est très défavorable aux jeunes: en 2009, les moins de 25 ans représentent moins d’un tiers de la population, mais plus de 42% de la population pauvre. La faible revalorisation de certains minima sociaux (Allocation adulte handicapé et minimum vieillesse) a laissé de côté les bénéficiaires du RSA et des prestations familiales. Le travail social d’accompagnement des bénéficiaires du RSA est insuffisant.

Présentation du RSA 

Le revenu de solidarité active (RSA) est une allocation ayant pour triple objectif d’inciter à l’activité professionnelle grâce à une meilleure articulation entre prestations sociales et revenus du travail, de faciliter une insertion durable dans l’emploi, et enfin de lutter contre la pauvreté. L’idée est donc de lutter contre la pauvreté par l’insertion dans l’emploi, et de pouvoir cumuler revenu d’activité et revenu de solidarité. En cas de retour à l’emploi, une partie des prestations du RSA sont maintenues. Il remplace le revenu minimum d’insertion (RMI), l’allocation de parent isolé (API), et certaines aides forfaitaires temporaires comme la prime de retour à l’emploi. Il est versé par les Caisse d’allocations familiales (Caf) ou les Mutualité sociale agricole (MSA), et s’élève à 410 € pour une personne seule, sans activité et sans revenus.

Selon l’article L 262-4 du Code de l’action sociale et des familles, pour bénéficier du RSA, il faut être français ou titulaire, depuis au moins cinq ans, d’un titre de séjour autorisant à travailler, avoir plus de 25 ans, ne pas être détenu. Le bénéficiaire doit prendre l’engagement de rechercher activement un emploi. La loi de finances pour2010 aélargi le bénéfice du RSA aux jeunes de 18 à 25 ayant travaillé l’équivalent de deux ans sur les trois dernières années.

Le calcul du RSA est basé sur 2 notions : les revenus issus du travail (ou souvent absence de revenu), et l’ensemble des revenus et des aides perçus par les familles.

Le montant maximal du RSA est calculé à partir du montant forfaitaire, auquel on rajoute éventuellement des revenus issus du travail. Ensuite, sont déduits toutes les aides déjà versées parla CAF, ainsi qu’un montant forfaitaire pour le logement. Le montant restant est versé au titre du « solde » du RSA.

 L’effet pervers du RSA sur les étrangers

Antoine Math, chercheur spécialisé en politiques sociales et militant au Groupe d’Information et de Soutien aux Immigrés (GISTI), a comparé point par point les conditions d’accès au RSA à celles qui prévalaient jusque-là pour le RMI, dénonçant le désavantage pour les étrangers. La loi instituant le RMI en 1988 ne précisait pas de durée de séjour minimale pour être éligible. Le RMI pouvait être accordé à un étranger extracommunautaire s’il avait une carte de résidant de dix ans, ou s’il cumulait trois conditions : posséder un titre de séjour d’un an ouvrant droit au travail ; être en France de manière régulière depuis le temps nécessaire pour demander une carte de résidant, et avoir bénéficié d’un permis de travail sur cette période. Or le RSA impose cinq ans de résidence en France pour tout le monde. Si cette condition était remplie, le RMI pour le foyer était majoré pour prendre en compte la présence d’une deuxième personne. Or le RSA étend pour les conjoints, concubins ou pacsés, l’exigence d’un titre de séjour de cinq ans, qui doit en plus ouvrir un droit au travail.

 Les effets pervers du RSA sur les ménages pauvres

Hélène Périvier, économiste àla Fondation Nationaledes Sciences Politiques, dénonce dans le RSA l’insuffisance de la rémunération, le manque d’emplois, le sous-emploi, et les difficultés multiples que rencontrent les personnes sans emploi.

Le RSA vise les ménages pauvres dans lesquels les personnes en âge de travailler sont jugées aptes à le faire, et ne concerne ni les retraités (les plus pauvres d’entre eux sont couverts par le revenu minimum vieillesse), ni les personnes handicapées (qui perçoivent l’allocation adulte handicapé).

Un actif pauvre correspond au modèle familial traditionnel où  le salaire de l’homme est trop faible pour subvenir aux besoins de sa famille s’il a trop de personnes à sa charge, et cette famille est pauvre parce que la femme ne travaille pas à cause de l’organisation sociétale qui la pousse à être inactive. Le RSA aidera ces familles qui ont incontestablement besoin d’un soutien monétaire, mais il ne s’attaquera pas directement au mal, seulement à son symptôme.

Un actif pauvre peut aussi avoir un emploi à temps plein mais instable, alternant les CDD et les périodes de chômage. Ou bien avoir un emploi toute l’année mais à temps partiel, ou être un indépendant dont les revenus sont aléatoires. Le RSA leur permettra d’augmenter leurs ressources en cumulant leur revenu avec l’allocation de solidarité active, il soutiendra ces ménages, mais n’agira pas sur la qualité des emplois occupés par ces travailleurs pauvres dont les conditions de travail sont souvent difficiles (cf. Jean Luc Outin ci-dessous).

Parmi les actifs pauvres, les chômeurs qui ne perçoivent pas d’allocation au titre de l’assurance chômage parce qu’ils n’ont pas suffisamment, ou pas du tout cotisé, ne perçoivent pas de revenus du travail, et le RSA ne change rien directement : ils resteront pauvres et dépendront des derniers filets de sécurité.

Martin Hirsch a précisé que le RSA permettait aux personnes qui travaillent de bénéficier d’un surcroît de prestations par rapport à la situation actuelle, afin d’augmenter le pouvoir d’achat des travailleurs pauvres. Mais en cumulant revenu d’activité et revenu de la solidarité, on augmente le minimum perçu qui donne droit aux minimas sociaux. En cela, le RSA dissocie la pauvreté méritante (qui affecte ceux « qui travaillent et se lèvent tôt »), et la pauvreté qui serait « méritée ». En refusant de rehausser les niveaux des minimas sociaux, les individus qui constituent le « noyau dur » de la pauvreté, ceux pour lesquels une insertion immédiate dans l’emploi apparaît peu crédible, sont sacrifiés sur l’autel de l’incitation au travail. 

Les effets pervers du RSA sur le marché du travail

Jean-Luc Outin, économiste, chargé de recherches au CNRS, membre de l’Observatoire National dela Pauvretéet de l’Exclusion Sociale, Directeur de l’équipe MATISSE du Centre d’Economie dela Sorbonneet Directeur du Centre associé Céreq pourla Région Ilede France, envisage les effets  dérégulateurs sur le marché du travail de la fusion du RMI et de l’API pour former le RSA de base, qui se traduirait par le maintien des ressources à un niveau bien inférieur au seuil de pauvreté, des personnes ayant le moins de chance de voir leur situation évoluer (du fait de leur âge, de leur état de santé ou de leurs contraintes familiales).

Le RSA affiche l’objectif d’améliorer les trajectoires professionnelles de ses bénéficiaires, en combinant incitation et compensation, mais le RSA à court terme sur les conditions de travail n’a aucune incidence. À moyen terme, il peut même inciter les entreprises à ne pas les améliorer : l’étude de l’ANPE a démontré que les entreprises utilisaient des critères de sélection discriminatoires. Les enquêtes du Céreq démontrent que la stabilisation dans l’emploi diffère selon les niveaux de formation des individus d’une même génération, et peine à se réaliser pour les moins diplômés, entre l’aboutissement à des carrières promotionnelles, et à des situations de précarité durable.

Selon Hélène Périvier, l’incitation financière du RSA n’apparaît pas comme la clé du problème des chômeurs pauvres. CAR, dès que le marché du travail se dynamise, ce sont les personnes les plus employables qui voient leur situation s’améliorer. Il serait donc plus judicieux de renforcer leur accompagnement vers l’emploi, en augmentant le budget français consacré par chômeur, et en augmentant  le nombre de contrats aidés à destination des allocataires de minima sociaux, et donner du travail à des personnes sans qualification ou déqualifiées.

Concernant les inactifs pauvres, la recherche d’un emploi est une démarche coûteuse, Une fois l’emploi obtenu, ces dépenses persistent : transports quotidiens, habillement, garde des enfants. Ces personnes ne peuvent tout simplement pas travailler, avec ou sans RSA. La pauvreté est le fruit de multiples handicaps combinés qui empêchent la recherche active d’emploi : bas salaire, précarité de l’emploi, manque de qualification ou déqualification, problème de logement, de mode de garde, problèmes familiaux et sociaux, un état de santé médiocre.

Cette idée est reprise par Dominique Méda, Directrice de Recherches au Centre d’Etudes de l’Emploi, Inspectrice Générale des Affaires Sociales, pour qui le RSA est nécessaire mais insuffisant pour résoudre les problèmes liés à l’enfermement des allocataires de minima sociaux dans le non emploi ou les faibles durées d’emploi. Il est urgent que le gouvernement mette en place des moyens qui permettront à ces personnes de surmonter leurs contraintes familiales qui les empêchent de retrouver un emploi. Il s’agirait notamment de mettre en œuvre un véritable service public de la petite enfance, de développer des postes de travail susceptibles d’accueillir les personnes présentant des problèmes de santé, de faire bénéficier les allocataires non inscrits à l’ANPE et susceptibles de travailler, des services personnalisés, et sans doute pour partie renforcés, de celle-ci, y compris de prestations lourdes de formation.

Pour cela, le gouvernement doit accepter une augmentation du nombre de personnes recensées comme demandeurs d’emploi, et doit consacrer les moyens humains nécessaires au renforcement de la capacité d’action de pôle emploi.

Le RSA ne peut donc être vertueux que s’il est inscrit dans un ensemble de politiques sociales propres à lever tous les obstacles à la reprise d’un emploi.

 

Alma Benzaïd

Alma Benzaïd

Alma Benzaïd, responsable de la rubrique Santé Internationale de Grotius, est juriste (Droit public de la santé et Droit international général).