Proche-Orient : entretien avec Stéphane Hessel

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UN JOUR VIENDRA…

«Nicolas Sarkozy n’a pas de position  claire sur le Proche-Orient» affirme M. Stéphane Hessel, dans cet entretien. Co-rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme,  il regrette amèrement que l’Europe ne fasse pas entendre sa voix pour dire le droit. Barack Obama ? «Il est mou et timide». Israël ? «L’Etat d’Israël n’a aucune envie de faire la paix»… Pourtant Stéphane Hessel porte en lui la conviction que cette paix désirée par les Palestiniens et tant d’Israéliens, un jour, se fera : «je serai sans doute mort, mais c’est une conviction. Je ne suis pas un idéaliste, le vieux bonhomme que je suis tire les leçons de l’Histoire et de sa propre expérience».

Jean-Jacques Louarn : Sous la présidence de Jacques Chirac, les observateurs parlaient volontiers de la politique arabe de la France. Ce vocabulaire n’est plus employé aujourd’hui, notamment par les médias. Comment qualifier la politique de Nicolas Sarkozy au Proche-Orient ?

Stéphane Hessel : J’ai dû mal à la qualifier parce qu’elle change. Je crois qu’au début de son quinquennat Nicolas Sarkozy avait le sentiment que son rôle était de replacer la France aux côtés des Américains. C’était à l’époque de  George W. Bush. Il a fait de gros efforts pour dire que la politique française, notamment au Proche-Orient, n’était pas différente de la politique américaine.

Le discours était celui-là : «nous aussi nous souhaitons une solution au conflit israélo-palestinien mais nous sommes très fortement liés à Israël …». Son prédécesseur, Jacques Chirac avait plutôt insisté sur ce qui nous séparait de George W. Bush, concernant l’Irak notamment… Jacques Chirac insistait sur les positions pro-arabes de la France qui remontent au général De Gaulle. Le sentiment était qu’il fallait rester ferme sur ces positions. Jacques Chirac à cet égard a été plutôt positif. Nicolas Sarkozy, lui, a voulu dans un premier temps marquer sa différence et s’aligner sur George W. Bush. Depuis les choses ont évolué. Actuellement Sarkozy n’a pas pris de position bien claire sur le Proche-Orient. Il a nommé comme ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner, et comme véritable ministre des Affaires étrangères Jean-David Levitte, lequel est auprès de lui.

L’un et l’autre sont plutôt liés un peu sentimentalement, mais aussi politiquement à Israël. «Il ne faut pas faire de peine à Israël… Bien sûr nous savons qu’Israël exagère… Nous avons trouvé que leur attitude à Gaza a été affreuse lors de l’opération Plomb durci mais nous ne voulons pas le rapport Goldstone complique les choses…». Voilà ce qu’on peut entendre. Je tiens à dire ici que le rapport Goldstone est excellent, impartial. La politique de Nicolas Sarkozy, s’il y en a une, est donc fluctuante et en aucun cas encore, il ne veut se mettre mal avec le président Obama. Aujourd’hui, au Proche-Orient, la France n’a pas de politique propre.

JJ.L : Cette absence de ligne clairement établie de Paris brouille d’une certaine façon, aussi, le discours de l’Europe sur le Proche Orient…

Stéphane Hessel : L’Europe actuellement est une entité bien compliquée ! Qui représente l’Europe aujourd’hui ? Est-ce Herman Van Rompuy ? Madame Catherine Ashton ? Est-ce les deux ou trois Etats qui comptent, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne ? Il n’y a pas une voix européenne et c’est ce qui nous a particulièrement chagriné quand nous avons tenu la première session du tribunal  Russell sur la Palestine  les 1, 2 et 3 mars à Barcelone et où nous prenions pour cible plus particulièrement l’Union européenne. Que peut-on reprocher à l’UE sur le Proche-Orient ? D’abord de ne pas tenir compte des données élémentaires du droit international. Il existe un droit international, il existe une instance chargée de poser un avis sur le respect de ce droit international, c’est le Conseil de sécurité. Le Conseil de sécurité a dit clairement ce qu’il fallait faire pour trouver une solution. Les résolutions sont là, adoptées.

L’Union européenne – qui est elle-même constituée sur la base des valeurs juridiques et des valeurs de droit et qui s’est fondée sur un Traité et sur des Conventions, aurait la responsabilité de dire à ses interlocuteurs quels qu’ils soient : «Si vous ne respectez pas les droits de l’homme, nous sommes obligés d’en tenir compte dans nos rapports avec vous.» Il serait élémentaire que l’Union européenne dise à Israël : «Vous ne respectez pas les droits de l’homme donc notre accord commercial avec doit être suspendu puisque cet accord indique que les partenaires doivent respecter les droits de l’homme.»

Demain l’Europe sera peut-être plus énergique, peut-être sous l’impulsion du Parti socialiste européen dont le président – Poul Nyrup Rasmussen, a déjà dit tout le mal qu’il pensait de la position d’Israël…

JJ.L : Barak Obama peut-il infléchir la politique américaine au Proche-Orient ?

Stéphane Hessel : Barack Obama est le problème essentiel à mon avis… Il est primordial que les Etats-Unis changent leur position à l’égard d’Israël et ne se contentent pas de réclamer à corps et à cris le gel des colonies, comme si les colonies une fois gelées étaient acceptables. Il ne s’agit pas de geler les colonies mais de les retirer, c’est encore autre chose. Pour le moment le président Obama n’a pas eu la politique que nous espérions… Il a mal reçu Nathanyaou récemment, certes, c’est déjà quelque chose… Il n’est pas satisfait d’Israël, il a été choqué comme nous tous par les destructions récentes de maisons par Israël à Jérusalem-Est…

Nous avons des raisons de penser qu’Obama ne peut pas demeurer longtemps trop mou ou trop timide par rapport à ce pays qui a besoin de lui. Le  jour où Barack Obama en aura assez – ce jour viendra peut-être, et où il appliquera à l’égard d’Israël une politique aussi sévère que celle que James Baker avait appliqué à un moment donné, alors là, on peut penser que quelque chose changera.

JJ.L : Mais Israël, état puissant, a les moyens de dire «non» aux Américains…

Stéphane Hessel : Les moyens de pression que les Etats-Unis ont vis-à-vis d’Israël ne sont pas très importants, c’est vrai. On peut dire que Washington donne beaucoup d’argent à l’Etat d’Israël. Washington pourrait diminuer ce soutien mais Israël a un budget assez solide… Ce ne serait pas efficace. On peut dire que Washington vend beaucoup d’armes à Israël, mais Israël possède un grand stock d’armes, donc même une baisse des ventes américaines ne les gêneraient pas trop… Les moyens de pression existent cependant, même s’ils ne sont pas énormes. Si l’on revenait au droit et si l’on revenait à l’organisation des Nations unies… Il existe un Conseil de sécurité qui a été jusqu’ici rendu impuissant par les vétos successifs de Washington. Supposons que demain les Américains n’opposent plus leur véto et que les autres Etats, notamment européens, mais aussi la Russie et la Chine, soient exaspérés par l’absence de volonté d’Israël d’aller vers des négociations, que va-t-il se passer alors ?

Que pourrait-il advenir – et ce jour viendra, quand une Amérique décidera de jouer la partie du Conseil de sécurité ? On peut penser que des casques bleus seront alors déployés pour veiller à la mise en œuvre des résolutions qui existent depuis 40 ans.

JJ.L : Lointaine perspective…

Stéphane Hessel : Exactement. C’est la raison pour laquelle j’essaye d’abord de mobiliser  l’opinion publique. Ce n’est pas impossible car il y a un peu d’exaspération dans cette opinion publique à l’égard de la politique d’Israël. Regardez, les deux personnages principaux, Nathanyaou et Liberman…Ils ne sont pas populaires dans la presse et dans l’opinion publique !

JJ.L : Diriez-vous que la position d’Israël sera tôt ou tard intenable?

Stéphane Hessel : On peut se laisser facilement décourager. L’Etat d’Israël est, comme vous le disiez, puissant et n’a aucun désir de faire la paix. Ce non-désir de faire la paix s’applique à qui ? Il s’applique certainement aux dirigeants actuels, il s’applique encore aujourd’hui à une majorité de la population israélienne qui en somme ne subit pas beaucoup d’ombrage du fait que la paix n’est pas faite, il n’y a plus beaucoup d’attentats, leurs adversaires palestiniens n’ont pas beaucoup de puissance, le monde arabe ne soutient pas les Palestiniens autrement qu’en parole…

On pourrait donc dire que pour les Israéliens cette situation est tenable et qu’ils n’ont pas envie que cela change. En fait ce n’est pas tout à fait aussi simple. Au sein d’une partie de la population israélienne – et même chez certains sionistes, on considère que la situation ne peut rester figée et qu’à long terme cette situation n’est bonne pour un Etat juif qui voudrait être essentiellement maitre d’Israël en tant qu’Etat juif. Israël peut avoir un jour un véritable problème démographique à gérer.

Et notez qu’aujourd’hui il y a une émigration juive, qui commence à être importante, notamment vers l’Europe… Donc certains Israéliens se disent qu’à long terme il faudra trouver une solution et que cette solution ne peut pas être un Etat pour tout le monde. Ils se pensent donc qu’il est préférable d’avoir un territoire restreint et être en paix dans ce territoire, un territoire qui sera toujours dominé par les Juifs.

JJ.L : Vous pensez donc que l’on revenir sur tout ce qui est fait actuellement et revenir sur le passé… Briser un jour le cercle infernal haine-humiliation…

Stéphane Hessel : C’est moins difficile que l’on ne le pense. L’Histoire de nos sociétés a quelques caractères communs. Par exemple, la colonisation n’est plus acceptée internationalement. Décoloniser c’est ce que nous avons tous fait et que nous continuerons à faire. Nous Français, nous avons été lents mais nous l’avons fait. Les Anglais l’ont fait un peu plus tôt. Les Soviétiques ont fini par le faire.

Israël sera soumis à la même pression internationale, sous-jacente, non pas dans un contact diplomatique ouvert mais dans une non-acceptation souterraine. Or il suffirait qu’un gouvernement israélien dise «nous retirons l’armée de Cisjordanie». Elle n’est déjà plus à Gaza où elle a fait des massacres affreux. Sans la protection de l’armée les colonies ne pourront pas subsister. Et une décolonisation s’opérera.

Là voyez-vous vous interrogez un très vieux bonhomme qui a vu des problèmes paraissant insolubles se résoudre. Je suis convaincu que tôt ou tard – après ma mort mais quand même un jour, il y aura une décolonisation d’Israël par rapport à la Palestine. Ce schéma que je vous présente est aujourd’hui totalement utopique, il faut le reconnaitre, mais il n’est pas impossible à imaginer et il n’est même pas improbable. Je fais toujours la différence entre le probable, l’improbable, le possible et l’impossible. A mon avis c’est possible et ce n’est pas totalement improbable.

JJ.L : C’est à la lecture de l’Histoire et de votre expérience que vous affichez non pas cet idéalisme mais cette conviction…

Stéphane Hessel : Oui, l’idéalisme est inutile. Ce qui en revanche est à mon avis nécessaire – et puisque nous parlons sur Grotius, c’est de dire : nous sommes enfants du droit, nous les Européens en particulier et les Américains aussi et nous avons une responsabilité historique fondamentale qui est de dire : le droit doit prévaloir sur la force. La force doit être au service du droit. C’est ce qui constitue notre civilisation.

JJ.L : Les grands médias français éprouvent des difficultés à aller au-delà du pur factuel, des « simples » bilans, tant de raids israéliens contre tant de roquettes lancées, tant de victimes d’un côté comme de l’autre etc.

Stéphane Hessel : Ces grands médias, c’est vrai, sont un peu mous, comme gênés et tombent donc facilement dans du « politiquement correct », sauf certains journaux comme L’Humanité, lequel fait ce que j’appellerais du bon militantisme. Nous avons besoin d’une presse libre et indépendante. C’est très important. Une société se fonde d’une part sur l’éducation, de l’autre sur les médias… Dans le monde actuel, les médias jouent un rôle prépondérant.

Or il est tout à fait exact que dans la plupart des pays du monde occidental et en tout premier lieu dans notre pays, les médias n’exercent pas le rôle qu’ils pourraient exercer. Ils sont intimidés, ils rendent compte mais ils ne font pas vraiment de militantisme. Les journaux n’entonnent pas ce qui devrait être une mobilisation de l’opinion publique pour dire enfin « non » à la situation insupportable faite à la Palestine.

JJ.L : Votre parole est souvent sollicitée dans ces grands médias. Navez-vous pas l’impression d’être la bonne conscience de ce que vous appelez le «politiquement correct» des journalistes ?

Stéphane Hessel : J’espère que non. Maintenant quand on m’invite, je dis ce que j’ai à dire, on m’écoute. Certainement certains se disent après : «c’est bien, il a dit des choses importantes…» Et puis on en reste là. Sans doute. Mais que puis-je faire de plus que de pousser tous ceux qui comme moi pensent qu’il faut mobiliser et se mobiliser ?

JJ.L : Vous comprenez la révolte quand le droit est bafoué…

Stéphane Hessel : Je comprends parfaitement la révolte et je suis de ceux qui disent qu’on ne peut pas en vouloir aux Palestiniens d’utiliser la violence quand ils en ont les moyens parce qu’on les a tellement mis en position d’infériorité et d’oppression qu’ils font ce qu’indique d’ailleurs le troisième paragraphe du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme – il se trouve que j’ai contribué à la rédaction de ce très beau texte comme vous le savez, à savoir que face à un Etat qui ne reconnait pas les droits fondamentaux des personnes, il existe un devoir de résister.

Maintenant nous devons dire que la violence est évidemment presque toujours mauvaise conseillère. L’action non-violente est préférable et c’est ce que les Palestiniens commencent d’ailleurs à faire de façon de plus en plus généralisée à partir de cette ville de Bil’in où chaque vendredi il y a une manifestation non-violente. D’autres villes ont emboité le pas tout au long de cette fameuse barrière qui a été jugée et condamnée comme illégitime par la Cour internationale de justice. Si j’avais 20 ans aujourd’hui je serais plus souvent là-bas. Mais 20 ans ou 92 ans, cela ne fait pas beaucoup de différence. J’y suis allé il y a deux ans et j’y retournerai le cas échéant. Parce-que je parle d’un âge très avancé, je peux envoyer un message d’espoir en disant : «ne croyez pas que c’est fichu, sachez que tout est lent, que les sociétés humaines ne franchissent pas vite les étapes nécessaires mais elles finissent par les franchir». J’en suis le témoin.

Ce message là, je peux le donner parce que j’ai 92 ans. Si j’en avais 20, je n’aurais pas de message, mais je pourrais être dans l’action. Que peut faire un petit français de 20 ans si ce n’est se rendre sur place ? J’ai beaucoup d’amis, jeunes et moins jeunes, qui vont à Gaza et reviennent avec ce message : «c’est insupportable». Une paix qui ne serait pas fondée sur le droit international et donc sur une justice voulue par ce droit international ne serait pas une vraie paix. Ce qui m’exaspère, c’est le déni du droit. Lorsque le droit est bafoué nous ne pouvons pas, nous ne devons pas l’accepter. En Palestine comme ailleurs dans le monde.

(Entretien réalisé le 3 avril 2010)

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn est journaliste à RFI.