Quand les acteurs humanitaires pratiquent la surenchère…

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J’ai un jour rencontré un juge de la Haute Cour de Londres qui se plaignait du fait qu’à mesure qu’il voyait défiler devant lui des criminels commettant de plus en plus d’actes violents, il avait de plus en plus de difficulté à exprimer son indignation quand le temps était venu de les condamner. « Qu’est ce que je suis supposé faire ? » demanda-t-il.

« Si je voulais être honnête, je devrais dire quelque chose comme : c’est le crime le plus horrible que j’ai jamais rencontré depuis, eh bien… mardi dernier. Évidemment, je ne peux pas dire ça. Mais trouver l’hyperbole adaptée au cas qui se présente à moi est parfois un peu difficile. »

Les acteurs de l’aide humanitaire doivent souvent avoir le même sentiment. Du moins, espérons-le. Voici le discours d’Elisabeth Byrs, porte-parole du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), juste après le tremblement de terre qui a dévasté Port au Prince en Haïti le 12 janvier 2010. « C’est une catastrophe historique », dit-elle. « Les Nations Unies n’ont jamais été confrontées à un tel désastre. Il ne ressemble à aucun autre. »

Le problème avec ce genre de rhétoriques excessives, c’est qu’elles impliquent une acceptation délibérée des contradictions qu’elles génèrent et un degré d’amnésie historique relativement important. Le séisme d’Haïti était-il vraiment un plus grand défi et une tragédie plus profonde que l’urgence des réfugiés juste après le génocide rwandais de 1994 ou les famines des années 90 dans la Corée du Nord, sachant que les deux ont nécessité le soutien humanitaire des Nations Unies ? Peut-être qu’un moraliste pourrait émettre un jugement sur la hiérarchie de ces horreurs, mais cela coûterait évidemment plus cher qu’un salaire  de fonctionnaire international comme Byrs ou encore celui d’un écrivain comme moi.

Prises individuellement, de telles affirmations sont assez néfastes. Pire encore, dans presque tous les désastres naturels, famines, urgences humanitaires ou déplacements forcés de population, il y a toujours un humanitaire, journaliste, officiel de l’ONU, ou certaines personnalités politiques pour dire que ce qu’il se passe dans le pays A, B ou C est la pire catastrophe de ce type que le monde ait jamais connu. Généralement, le terme « biblique » est un signe qui ne trompe pas  (employé métaphoriquement de préférence plutôt que de façon littérale comme le font les chrétiens fondamentalistes en évoquant la manifestation de la colère de Dieu). Il fut utilisé par un journaliste anglais, Michael Buerk, dans son reportage sur la famine en Éthiopie en 1984, et repris plus tard par la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton pour décrire Port au Prince en 2010, ainsi que de nombreuses fois entre ces deux événements.

Mais même l’utilisation d’une hyperbole doit être justifiée par quelque chose. Dans le domaine que l’on appelle conventionnellement, quoique de façon un peu trompeuse, les urgences humanitaires, c’est presque toujours avec l’appui de chiffres bruts concernant le nombre de personnes tuées, de foyers détruits, de services indisponibles et le constat d’une disparition des moyens de subsistance.

Ce fut  certainement le cas en Haïti, où on a estimé que le séisme avait tué entre 200 000  (selon la plus basse estimation des ONG) et 318 000 personnes (les chiffres du gouvernement officiel haïtien) et laissé 1,5 million de personnes sans abris, parmi lesquels au printemps 2011, environ 680 000 étaient toujours dans des camps provisoires.

C’est sans doute pourquoi les révélations issues d’un rapport mettant en doute tous ces chiffres (réalisé par le cabinet de conseil et développement de Stratégies LTL) ont causé une grande consternation à Washington, au sein des ONG travaillant à Haïti aujourd’hui, ainsi que dans le gouvernement haïtien. Celui-ci estimait le nombre de morts entre 46 000 et 85 000, 895 000 personnes déplacées et 375 000 personnes vivant encore dans les camps.  L’ironie est que ce rapport avait été demandé par l’Agence Américaine pour le Développement International (USAID), bien que pour le moment, celle-ci ne souhaite pas s’en porter garant. Ce qui a conduit Timothy T. Schwartz, l’auteur principal du rapport, à parler sur son blog de « la tentative du gouvernement américain de discréditer une étude qu’il avait commandée et pour laquelle il a revu et approuvé la méthodologie. »

Schwartz est un expert haïtien et un critique de longue date des ONG – particulièrement des charités chrétiennes, une majorité d’entre elles provenant des États-Unis. Ces ONG confessionnelles gèrent depuis longtemps  un réseau d’écoles et d’orphelinats dans le pays. Au regard du caractère controversé du travail de Schwartz, il faut reconnaitre à l’USAID un certain courage d’avoir financé cette recherche, même si l’organisation fuit ce rapport comme la peste. Schwartz n’a cessé de  répéter et a réaffirmé sur son blog que quelque soit les vrais chiffres, le tremblement de terre a été une grande tragédie. Il écrit « Intellectuellement, je n’en ai rien à faire du nombre de personnes tuées… En terme de tragédie, moins il y en a, mieux c’est ». Ça semble indiscutable. Et pourtant,  le rapport a suscité une vraie consternation à Washington et Port au Prince. La raison à cela est la peur. A une époque où les ressources financières sont limitées, où l’administration Obama est sous la pression intense du Congrès, lequel est très sceptique sur l’utilité de l’aide étrangère, la découverte que les ressources engagées pour soutenir Haïti n’ont peut-être pas été insuffisantes – contrairement à ce que disent beaucoup de représentants d’ONG depuis au moins un an – mais en fait ont été excessives, est un jeu dangereux.

N’importe qui connait les débats engagés sur la place du Capitole saura que de telles peurs sont plus que justifiées, surtout parce que cela renvoie au cliché de l’américain généreux, trompé par des locaux corrompus, image qui n’est jamais loin de refaire surface à Washington. Est-ce une bonne raison pour rejeter les conclusions de Schwartz, c’est une interrogation à part entière. Et en réalité, même si Schwartz est hors de propos, il y a peu de chance que les estimations initiales des morts et déplacés à Port au Prince soit plus exactes que les premières estimations effectuées dans n’importe quel autre désastre naturel majeur des cinquante dernières années.

Même aujourd’hui, nous n’avons qu’une idée assez approximative du nombre de morts lors du tsunami de 2004 dans l’Océan indien, de même il est presque certain que les premières estimations des victimes du cyclone Nargis au Myanmar en 2008 étaient largement surestimées. Dans ce cas précis, l’indifférence supposée de la dictature birmane devant l’état critique de ses propres citoyens et le besoin urgent de secours ont amené Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères français, à proposer que le Conseil de Sécurité des Nations Unies invoque la doctrine de « responsabilité de protéger » pour autoriser l’envoi d’une assistance humanitaire, que les autorités birmanes donnent ou ne donnent pas leur accord. Ce qui voulait dire, une assistance humanitaire délivrée par la force si nécessaire.

Dans la plupart des cas, l’incertitude sur le nombre de morts existe non parce que la vérité est dissimulée mais plutôt à cause de la difficulté d’obtenir des chiffres exacts dans des pays sans administration compétente (la Corée du Nord est cependant une exception flagrante : si nous ne savons pas combien de personnes sont mortes de faim là-bas, c’est parce que Pyongyang ne voulait pas que le nombre de morts soit su). Comme l’a affirmé Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières : les estimations des ONG et des agences des Nations Unies sont presque toujours des suppositions, au moins dans les premiers jours d’un désastre.

Le problème c’est que les agences des Nations Unies, l’USAID, les organismes analogues en Europe (90% des financements de l’aide humanitaire proviennent encore des pays de l’OCDE) et les ONG pensent, dans leur ensemble, que pour que l’on prête attention à une crise, le langage utilisé doit être apocalyptique et que l’on doit surévaluer le nombre de morts, de réfugiés et de dégâts causés. Agir autrement risquerait de ne pas mobiliser le minimum d’aide nécessaire. Appelez ça une déformation professionnelle, ou bien l’une des nombreuses conséquences malheureuses du flux d’informations 24h/24, un évènement remontant à la surface est rapidement supplanté par un autre etc., toujours plus choquant…

Bien sûr, il est compréhensible que les ONG et les agences des Nations Unies ressentent le besoin d’exagérer. Mais à chaque fois qu’elles le font, elles placent la barre de la rhétorique toujours plus haute.

Que se passera-t-il lors du prochain tremblement de terre pour lequel OCHA devra mobiliser des ressources ? Byrs ou un de ses successeurs qualifiera-t-elle ce tremblement de terre de désastre encore plus historique et sans précédent pour retenir l’attention du monde ? Au nom de la mobilisation de la compassion, nous mettons la barre à des hauteurs vertigineuses. A poursuivre sur ce chemin, les estimations de Schwartz sur les 46 000 à 85 000 haïtiens morts dans le séisme en Haïti sembleront bien basses pour vraiment attirer l’attention des donateurs et du public du monde développé. Peut-être est-ce déjà ce qui est en train de se produire. Sans doute est-ce pour cela que le rapport de Schwartz a semé une réelle panique au sein du gouvernement américain. Si c’est le cas, nous sommes vraiment damnés.

(Traduction: Morgane Chatel)

Nous remercions David Rieff qui a autorisé la reprise de cet article publié récemment (September/October 2011) par le Foreign Policy. Foreign Policy is a global magazine of politics, economics and ideas. Foreign Policy is published by the Slate Group, a division of The Washington Post.

David Rieff

David Rieff

David Rieff, analyste politique et grand reporter américain, est l’auteur de « Un lit pour la nuit. L’humanitaire en crise ».

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