Séisme de L’Aquila : le procès en inquisition de l’expertise

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L’énoncé du verdict a été brutal et sans appel. Six ans de prisons pour les scientifiques italiens censés avoir sous-estimé les risques avant le séisme meurtrier de L’Aquila, en 2009. Ce procès entendait déterminer la responsabilité des experts dans la prévision de cette catastrophe naturelle, qui avait été précédée de signes avant-coureurs.

Ce verdict sans précédent a causé un véritable traumatisme dans la communauté scientifique, tant par sa sévérité que par ses conséquences à venir, en relançant le débat sur la place de l’« expertise », véritable action de médiation entre science et décision, dans nos sociétés de plus en plus confrontées à l’évaluation des risques.

 Un contexte sismique connu

La région des Abbruzes est une zone à haut risque sismique, bien connue en Italie. Les secousses observées peu avant le séisme du 6 avril 2009 permettaient de dire que la probabilité d’un séisme à grande échelle s’accentuait. Mais rien, à priori, ne permettait d’en déduire ni la force réelle ni la date exacte de sa survenue. Telle était en substance le message donné par le groupe d’experts incriminé (et condamné). En fait, c’est la situation habituelle pour la prédiction des forts séismes qui se sont produits par le passé, et qui se produiront à nouveau. Des villes comme Tokyo, Los Angeles ou Istanbul sont situées sur des failles, et seront donc sujets, à un moment donné, à de forts séismes. Les prévisions à court terme pour ces derniers ne s’envisagent que lorsqu’il se produit des crises micro-sismiques, qui permettent alors d’augmenter la probabilité de leur survenue, comme cela fut le cas pour L’Aquila.  L’analyse plus systémique des tremblements de terre apporte de plus l’enseignement suivant : le nombre de victimes est plus lié aux conditions socio-économiques des populations (et donc aussi de leur préparation à ce type d’évènement), que la magnitude du séisme en elle-même. Dans le cas de L’Aquila, la plupart des habitations étaient anciennes, faiblement rénovées, et assurément pas aux normes anti-sismiques…

 Un verdict « de vengeance » pour les victimes

Plusieurs extraits de paroles de victimes ou de proches de victimes ont été diffusés dans les médias, saluant la plupart du temps l’exemplarité du verdict et de ce procès qui a su faire payer les responsables. Certaines personnes pensent que le séisme de L’Aquila est un « massacre commis par l’Etat », et que la condamnation prononcée assurera des « vies plus sûres » aux enfants de la région… Quand on sait que la commission d’experts n’a été réunie qu’une seule fois par la Sécurité Civile, et seulement six jours avant le drame, on est en droit de se demander qui a été réellement jugé. L’Etat et son incapacité de décision politique, ou l’expertise scientifique incapable (en Italie comme partout ailleurs aujourd’hui) de faire des prédictions fiables sur la survenue de ces catastrophes naturelles ? Il ne s’agit donc pas de contester, d’une manière ou d’une autre, la douleur et le deuil des familles de victimes. Il s’agit de savoir si la recherche – à tout prix – d’une victime expiatoire est le rôle du système judiciaire. Et ce d’autant plus lorsque la victime expiatoire n’est pas, de facto, l’instance décisionnelle ?

L’indignation et l’inquiétude soulevées par l’ensemble de la communauté scientifique à l’issue de ce verdict sont donc à la hauteur des enjeux futurs sur la place de l’expertise scientifique.

 L’expertise, au cœur des relations entre science et société

Compte tenu de la place occupée aujourd’hui par l’évaluation des risques, qu’ils soient d’ordre sanitaires, géologiques, ou météorologiques, les besoins en expertise se sont considérablement accrus ces dernières années. Le schéma le plus fréquent d’analyse des risques comprend l’évaluation et la gestion des risques, suivis par la communication sur ces risques. Ce modèle classique correspond en fait à l’exportation de la connaissance scientifique dans le champ social, sur lequel prendra corps la décision politique. Un second modèle tend à se dessiner, plus particulièrement dans le champ de l’environnement, car les connaissances scientifiques ne donnent souvent que des réponses partielles aux questions posées. Dans ces cas-là, il faut déplacer la légitimité de l’expertise, où la science se révèle impuissante à tout révéler, vers une légitimité des procédures qui aboutissent à l’appréciation portée sur les risques à évaluer. En clair, cela revient à faire appel à une expertise collective, contradictoire (où les avis minoritaires sont aussi mentionnés), transparente, traçable et la plus indépendante possible. A la différence du premier modèle d’évaluation, celui-ci tend non pas à réduire mais à définir le périmètre d’incertitude du risque soulevé.

La construction d’une norme du risque « acceptable » relève in fine de la décision politique, rôle auquel ne peuvent ni ne doivent se substituer les experts. Cet arbitrage du ratio risques / bénéfices appartient à la sphère décisionnelle, qui ne peut se cacher derrière des conclusions d’experts.

Le procès de L’Aquila constitue malheureusement un cas d’école en la matière. La décision d’évacuer préventivement plusieurs dizaines de milliers de personnes était-elle facile à prendre par les autorités italiennes ? Sûrement pas… Cette décision relevait-elle de la compétence et de la responsabilité des experts ? Encore moins… Ainsi, pour avoir utilisé un modèle d’analyses des risques qui ne visait pas à définir l’incertitude, mais à dicter une décision publique, les experts se sont faits littéralement piéger par ceux qui les avaient mandatés. Se priver de l’apport des experts serait une perte sèche pour les pouvoirs publics qui seraient toujours tenus de prendre des décisions, mais cette fois en l’absence totale d’éléments éclairants. Cette hypothétique réalité future n’est pas à exclure si d’autres signaux négatifs sont envoyés à la communauté scientifique, et si le jugement de ces scientifiques italiens n’est pas modifié. Cette mésaventure italienne doit également agir comme un avertissement sans frais à ceux qui pensent que le modèle classique d’évaluation des risques est encore valide pour la complexité et l’interdépendance des enjeux auxquels nous avons à faire face dorénavant. La légitimité de l’expertise a besoin d’intelligence collective, et doit faire le choix des incertitudes réalistes plutôt que des certitudes erronées. Cette éthique renouvelée dépendra de l’intégrité et des procédures mises en place par les experts, comme de la capacité des pouvoirs publics à jouer leur rôle décisionnel. Les médias, qui « consomment » et diffusent les avis d’experts, à la légitimité parfois contestable, ont aussi leur responsabilité engagée dans ce débat crucial.

 

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.