Action Contre la Faim : Leila, le retour?

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La campagne (cliquer sur ce lien) de retargeting d’Action Contre la faim [1] orchestrée par le groupe 1000mercis à partir de la base email attitude est avant tout une affaire de spécialistes. Pour les néophytes qui s’intéressent à ce type de techniques, il est indispensable de s’immerger un tant soit peu dans ce sujet assez complexe de la gestion, l‘exploitation et la commercialisation industrielles de bases de données informatiques ultra ciblées…

Mais ce n’est pas l’objet de notre réflexion ici, même si ces outils hyper marchands soulèvent de nombreuses interrogations sur leur utilisation par des ONG. En revanche, la création que nous propose ACF, à cette occasion, mérite que l’on s’y arrête, tant le procédé ressemble à la fameuse campagne « Leila » tant décriée à son époque par les ONG elles mêmes.

 Pour parler franchement, votre argent m’intéresse

Cette campagne continue d’être une référence en la matière. Certains lui trouvent tous les défauts du monde tandis que d’autres la considèrent comme un point d’orgue de la communication humanitaire justifiant l’idée que, sans les dons, l’association ne peut rien faire et, qu’en fin de compte, ce type d’intervention met en exergue la finalité, l’ambition associative tout autant que son efficacité. Réalisée en 1994 par l’agence DDB&Co, elle hante, depuis 18 ans maintenant, les esprits à tort ou à raison.

A l’évidence, cette prise de parole d’ACF avait rompu en France la loi du silence sur la relation entre une ONG et ses donateurs (l’argent reste un sujet tabou tout autant que l’efficacité des ONG). Malgré des communications qui ont pour but de désamorcer les ambiguïtés sur l’utilisation des fonds comme celle de MSF en son temps, le rapport des ONG à l’argent est-il à rapprocher de celui qu’avaient les banquiers, comme ceux de la BNP avec leurs clients, et qui fut mis en scène dans cette campagne réalisée par Publicis. Elle resta d’ailleurs longtemps, elle aussi, un modèle. Bien que les techniques de diffusion et de récolte de fonds aient changé, que l’on soit passé du Franc à l’Euro et qu’il suffit désormais d’un clic pour sauver un enfant, les interrogations illustrées par ACF aujourd’hui semblent rester les mêmes que celles de « Leila » il y a près de 20 ans. Mais est-ce bien le cas ?

 Le principe du « avant-après »

Bien que datée,  le principe du « avant – après » en publicité est une technique toujours utilisée qui a le mérite de bien fonctionner si tant est que l’on reste dans les limites de l’acceptable. Son principe du « raccourci elliptique » laisse ici sous-entendre que le sort de l’enfant mis en situation est entre vos mains, que sa vie dépend de votre décision. Il n’est pas du ressort de l’ONG qui n’est en fait que l’instrument de votre volonté. C’est vous qui voyez, c’est vous qui décidez mais c’est nous qui faisons.  S’il a définitivement prouvé son rendement, il n’en reste pas moins que lorsqu’il est utilisé par une ONG, il suscite de nombreux griefs. D’une part sur le rôle totalement amenuisé de l’ONG qui réduit son action, son expérience et l’ensemble de ses compétences, mais surtout la vie, aux limites d’un don pécunier et, d’autre part, il laisse envisager que la problématique de la malnutrition, dans le cas présent, se réduit aussi tout simplement à votre donation.

Ce qui se passe entre vous et l’enfant n’est que d’ordre émotionnel et financier certainement pas politique. Il ne s’agit ni du partage des richesses, de la décroissance ou de l’on ne sait quel autre topique mais de l’efficacité de votre don. Les limites de l’ellipse en publicité confinent toujours à la caricature. Il est même décrié pour les publicités des produits qui garantissent des musculatures surhumaines, des dents parfaitement blanches, la disparition de l’acné, la repousse des cheveux etc. Mais ce procédé est-il applicable aux ONG sans risque de tromperie? Quoi qu’il en soit, il soulève inévitablement la question de la publicité mensongère spécifique à ce type de technique – si souvent décriée par les organismes de défenses du consommateur – et de la représentation de la personne humaine dans la publicité – si souvent décriée par les associations.

 Des victimes triplement victimes

Des critiques s’élèvent toujours sur l’utilisation de cette mécanique. Ici, il s’agit d’un enfant noir malnutri dans l’avant et d’un enfant noir potelé dans l’après, que l’on suppose tous les deux Africains. Nombreux sont ceux qui se demandent s’il est acceptable de jeter en pâture aux donateurs, même pour la bonne cause, des images d’enfants décharnés, malnutris, affamés (et tandis que le visage de l’adulte n’apparaît pas et l’enfant dans ses mains offert comme sur un présentoir). Se posent ici deux questions récurrentes.

La première est que dans un pays comme la France où le droit à l’image est l’un des plus sinon le plus strict au monde, l’on utilise celles de victimes « étrangères » sans garde-fous et sans pour autant savoir si ces dernières sont au courant et d’accords de l’utilisation qui en sera faite. C’est vrai que l’on imagine mal des Chinois faire des photos de malades Français pour récolter des fonds afin de leur venir en aide sans qu’ils n’aient donné au préalable leur autorisation – surtout s’il s’agit d’enfants ou de vieillards. Mais, si les victimes le sont tant par leur situation que par l’exploitation qui en est faite, on peut estimer qu’elles le soient aussi de la construction iconographique que produisent les ONG à propos de certains pays ou continent. Précisément l’Afrique, dont la représentation n’est jamais positive, enfermant inexorablement leurs populations maudites dans une prison piteuse et imaginaire dont se délecte le Nord.

C’est aussi le cas pour de nombreuses minorités victimes de clichés comme les Rom [2]. Certes les situations sont effroyables pour ces populations, mais n’est-ce pas une raison de plus pour exercer sa plus grande vigilance. C’est à dire, à minima s’interroger sur le vécu des personnes dont les ONG gèrent autoritairement l’image ou bien encore, tenter de s’engager vers une communication responsable qui tient compte du sujet mis en image.

Ces questions ne concernent pas qu’ACF au demeurant. Elles s’imposent désormais à tout un secteur d’activités solidaire et citoyenne qui ne veut pas trop en entendre parler sous prétexte de travailler pour la bonne cause.

Mais en utilisant toutes les techniques de marketing et communications marchandes les ONG humanitaires et de solidarités internationales ne pourront éviter de tomber dans les travers et les usages de certaines marques ou entreprises sans scrupules et qui obligèrent, grâce à la pression de la société civile, à la refonte du Bureau de Vérification de la Publicité en Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité, à la création d’un Conseil d’Ethique, et à l’élaboration d’une charte sur le respect de la personne humaine dans la publicité.

Si l’on constate encore ici, que les questions soulevées par cette communication d’ACF ne concernent pas l’ONG en particulier, elles sont révélatrices d’une situation bien plus globale contre laquelle les plus grandes ONG devraient lutter, devenir moteurs exemplaires d’une communication responsable et dénoncer les pratiques publicitaires abusives dans leur domaine tels que l’ethicalwashing, le racialwashing ou en soulevant collectivement ces questions qui désormais se posent au grand jour. C’est incontournable.

Mais cela ne suffit pas à répondre à la question que tout bon publicitaire ou responsable de campagne se pose et pourquoi il est mandaté. C’est à dire faire des campagnes qui marchent et soient publicitairement très efficaces, financièrement rentables. Ce qui soulève bien sûr la responsabilité des ONG mais aussi celle de leurs donateurs.

 

[1] Cette campagne de sensibilisation a suscité un vif débat au sein d’Action Contre la faim. Le plan de communication prévu au départ a été révisé et certains supports comme le métro parisien ont été abandonnés.

[2] « Non, les Tsiganes ne sont pas des nomades » Henriette Asséo, Historienne, Professeure à l’EHESS in Le monde Diplomatique Octobre 2012 P.14 et 15.

Bruno David

Bruno David

Bruno David, président fondateur de l’association Communication Sans Frontières, a enseigné en Master II des universités de Evry, Créteil (Paris XII), Paris Dauphine, l’IEP de Grenoble, Oxford Brookes.