Par Karim Emile Bitar
Pendant la quinzaine d’années qui a suivi l’émergence de la grande vague de «l’humanitaire», il était peu aisé de critiquer cette mouvance. Il était même difficile d’en établir un bilan objectif. Dans un monde désenchanté, les French Doctors et autres travailleurs humanitaires étaient en quelque sorte devenus les derniers des héros romantiques.
Non pas des romantiques à la Werther, mais des romantiques engagés, donnant le meilleur d’eux-mêmes, se dépassant au quotidien et donnant l’exemple de l’action citoyenne et du don de soi. Ils réussissaient à concilier le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté, selon l’heureuse formule de Romain Rolland.
Désabusées suite à l’effondrement des idéologies holistiques et totalisantes, mais refusant pour autant de céder complètement au cynisme, les opinions publiques occidentales ont trouvé dans « l’humanitaire » l’espace idéal dans lequel elles pouvaient projeter leurs espérances et leur soif d’idéal.
Certaines réussites furent incontestables. Les images d’Epinal de ces jeunes médecins français, moines-soldats de cette nouvelle ferveur humanitaire, sont apparues sur les écrans de télévision du monde entier et ont fait couler beaucoup d’encre. Selon l’historien britannique Theodore Zeldin, Médecins sans frontières et les French Doctors ont constitué l’une des meilleures publicités pour la France à l’international.
Quelques centaines d’hommes avec de faibles moyens ont réussi, avec l’aide des médias, à renforcer considérablement l’image, le capital de sympathie, l’influence géopolitique et le soft power dont dispose la France en dehors de ses frontières. Ce n’est pas un mince exploit. Mais, assez vite, les désillusions furent nombreuses, et d’autant plus douloureuses qu’elles succédaient aux espoirs les plus fous et venaient écorner un mythe. Après avoir été porté aux nues, le secteur de l’humanitaire dut subir des critiques cinglantes.
Les témoignages les plus accablants, les plus durs et les plus déroutants, à l’encontre de ces organismes, sont souvent ceux d’anciens membres ou d’anciens dirigeants, qui n’ont pas hésité à affirmer que l’obsession médiatique de certaines personnes s’était faite au détriment des associations et des populations sinistrées, et qu’il était désormais nécessaire de « désoccidentaliser les pratiques » et de faire émerger un nouvel humanisme mondial.
D’où la nécessité de repenser aujourd’hui l’humanitaire, en revenant brièvement sur les conditions idéologiques qui ont permis son émergence, notamment l’effondrement des métarécits, puis en évoquant les relations passionnelles et tumultueuses entre l’humanitaire et les médias, ainsi que le risque principal auquel est confrontée l’action humanitaire, celui de son instrumentalisation à des fins géopolitiques dans le cadre du sempiternel jeu des puissances.
L’humanitaire, substitut des métarécits ?
En 1979, le philosophe et critique littéraire Jean-François Lyotard publiait son célèbre ouvrage sur « la condition postmoderne » . Il soutenait que l’ère des « métarécits », ces grands récits de libération, d’émancipation, des Lumières, était aujourd’hui révolue et avait laissé la place à une ère de l’incrédulité générale. Cette thèse fut âprement discutée et très contestée.
On lui reprocha notamment son eurocentrisme et son cynisme. Elle faisait fi du fait que dans de nombreuses parties du monde, surtout en dehors de l’occident, des millions de personnes continuaient de lutter pour leur émancipation, pour la justice, pour la liberté, et avaient donc besoin de métarécits susceptibles de les mobiliser et de donner un sens à leur combat.
Lyotard, ainsi que quelques autres philosophes comme Derrida et Baudrillard, furent accusés d’avoir mis leur grande érudition au service d’une grande reddition, d’avoir cédé à la facilité, oublié les souffrances humaines, effectué une sortie du politique et abandonné le champ de bataille du progressisme pour se réfugier dans un nihilisme postmoderne, en considérant que seuls comptaient désormais les « micro-récits » et les « compétences techniques », en estimant qu’une fois que tout était déconstruit, ne restaient plus que spectacle, simulation et simulacre.
Lorsqu’en 1992, Francis Fukuyama parla de « fin de l’histoire », les critiques qui lui furent adressées ne vinrent pas sans rappeler celles qui avaient accueilli la publication de l’ouvrage de Lyotard et celles qui visaient les philosophes postmodernes.
Sans nier la grande pertinence des arguments de leurs critiques, il est incontestable que les ouvrages de Lyotard ou de Fukuyama ont touché un nerf sensible. Ils sont venus signaler que pour les classes moyennes occidentales dans leur quasi-totalité, l’heure n’était plus aux tentations révolutionnaires, et la volonté de changer radicalement la face du monde avait laissé la place au souhait de mettre en place des actions plus concrètes et plus modestes qui permettraient, à défaut de mettre un terme aux injustices, d’atténuer dans la mesure du possible certaines afflictions humaines, et de soulager par la même occasion la conscience occidentale.
Ce n’est donc absolument pas un hasard si la montée en puissance de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’humanitaire » a coïncidé avec l’épuisement des métarécits. Depuis la fin des années 1970, l’action humanitaire est donc venue se substituer à l’activisme politico-révolutionnaire.
Ce n’est pas non plus un hasard si les premières figures de proue de l’humanitaire, à commencer par Bernard Kouchner, étaient issues des différentes mouvances de la gauche radicale soixante-huitarde, qu’il s’agisse des jeunesses communistes en rupture avec le Parti, ou des courants maoïstes ou trotskistes.
Médias et humanitaire : attraction fatale et liaisons dangereuses
L’une des premières critiques qu’ils devront affronter sera précisément celle d’avoir entériné et légitimé la sortie du politique. En se focalisant exclusivement sur l’humanitaire, en attirant l’attention des médias sur cet angle particulier, ils permettent, disent leurs contempteurs, d’occulter les aspects géopolitiques ou économiques des conflits, et de dédouaner ainsi indirectement les puissances occidentales de leurs responsabilités.
La géopolitique se retrouve noyée dans la vallée de larmes de la souffrance télévisée. A cette importante critique de fond viennent s’ajouter de nombreuses critiques portant sur la forme de l’activisme humanitaire.
On pourrait en effet se réjouir du fait qu’après la publication de L’archipel du Goulag , certains philosophes ou activistes aient renoncé à leurs velléités d’action violente pour changer la société et aient préféré se focaliser sur l’action humanitaire. Mais s’ils ont changé leur fusil d’épaule, ils ne se sont malheureusement pas débarrassés de certaines de leurs méthodes, et ce sont ces méthodes qui viennent aujourd’hui ternir l’image de l’humanitaire.
D’abord, cette focalisation excessive, permanente, sur la médiatisation et l’agit-prop au détriment de l’action collective et constructive de longue durée. S’il est indéniable que les organisations humanitaires ont besoin du soutien du grand public et donc des médias, l’agitation médiatique et la propagande qui sont au cœur du dispositif des «humanitaires», jusqu’au point de les obnubiler, vient desservir à moyen et long terme leur action.
Ce fut du moins le cas durant les dix premières années de la vague / vogue de l’humanitaire. Ce goût pour l’agit-prop et cette obsession des médias continuent d’animer un certain nombre de personnalités du secteur. Ils donnent ainsi, à tort ou à raison, l’impression d’embrasser la dernière cause à la mode et de s’enthousiasmer pour cette cause tant qu’elle fait la une des journaux, puis de l’oublier sitôt qu’elle n’intéresse plus les médias dominants de la société du spectacle.
Or, l’action humanitaire ne saurait être efficace que s’il s’agit d’une action de longue haleine, conduite de façon désintéressée, loin des caméras et des vicissitudes de l’actualité. Mobiliser l’opinion publique est une chose, faire de l’agit-prop en est une autre.
Le Biafra naguère, le Darfour de nos jours, avaient besoin de personnes sachant tirer la sonnette d’alarme et mobiliser avec responsabilité les opinions publiques. Mais il n’est pas certain que ces deux régions aient profité de l’agitation stérile de certains professionnels de l’indignation et de l’humanitaire, dont les arrières pensées douteuses, ainsi que les propos confus et grandiloquents, sont venus occulter les véritables dimensions de ces conflits tragiques. Le tragique épisode de L’arche de Zoé offre une parfaite illustration des dérives que peut engendrer ce système.
Ensuite, la très contestable sélectivité qui est la leur dans le choix des grandes causes mobilisatrices. L’humanitaire souffre en effet de plusieurs sélectivités qui risquent de lui faire perdre sa crédibilité. La première sélectivité est celle des médias qui sélectionnent les causes les plus télégéniques, les plus à même d’émouvoir la célèbre « ménagère de moins de cinquante ans ».
La deuxième sélectivité, que nous aborderons plus loin, est celle des intérêts politiques et économiques des puissances occidentales dont sont issus la plupart des organismes actifs dans le secteur de l’humanitaire. La troisième sélectivité, plus prosaïque, est celle des moyens disponibles, qui dépendent étroitement des deux premières sélectivités, à savoir de l’intérêt des médias et du jeu des puissances.
Pour ce qui est des médias, nul ne peut contester que ce sont eux qui font ou défont les grandes campagnes de mobilisation à caractère humanitaire. Les épidémies, les vagues de famines, les catastrophes climatiques, les guerres lointaines n’intéresseront l’opinion publique occidentale que dans la mesure où les médias y promèneront leurs projecteurs. Mais naîtra alors une néfaste relation d’accoutumance ou au contraire un phénomène de rejet et de lassitude. Et l’humanitaire ne peut malheureusement se permettre d’être tributaire de pareils phénomènes, aussi compréhensibles qu’ils puissent être.
Quelques responsables humanitaires sont passés maître dans l’usage des médias. On les accable de ce fait et on leur reproche leur nombrilisme, leur soif de célébrité et leur jeu d’acteur face aux caméras. Mais le problème de fond n’est pas celui de certaines personnes et de leurs ambitions. Le problème fondamental, le malentendu qui régit la relation entre les médias et l’humanitaire n’est pas celui du bûcher des vanités, mais plutôt celui du rythme et de la temporalité. Journalistes et travailleurs humanitaires ne vivent pas et ne doivent pas vivre au même diapason.
Les médias reposent sur le choc des photos, sur le spectacle, sur l’urgence, sur l’émotion. Une image chasse l’autre, un drame succède à un autre… Le travail humanitaire digne de ce nom repose au contraire sur la durée, sur une action planifiée et raisonnée, sur la constance des objectifs et la persévérance dans le labeur.
C’est donc indéniablement une relation passionnelle et conflictuelle que celle qui unit les médias et l’humanitaire. Médias et humanitaire sont deux êtres que tout oppose mais qui ont désespérément besoin l’un de l’autre, qui sont mariés pour le meilleur comme pour le pire, et même la mort (les centaines de milliers de morts en l’occurrence) ne les sépare pas, mais vient, bien au contraire, cimenter leur union, la sceller dans le sang.
De l’instrumentalisation de l’humanitaire à des fins géopolitiques
En matière de géopolitique, les théoriciens et les gouvernants se divisent généralement en deux principales écoles de pensée. Les adeptes de la Realpolitik dans la vieille tradition de Metternich et de Bismarck s’opposent à ceux que l’on appelle les « idéalistes », disciples du président Wilson. Pour simplifier, disons que les « réalistes » (Carr, Morgenthau, Kissinger, Brzezinski, Scowcroft…) estiment que dans un système international anarchique, la motivation première des Etats est d’accroître leur pouvoir et de consolider leur sécurité, en faisant abstraction des idéaux et des grands principes éthiques.
Les « idéalistes » (Alfred Zimmern, Keynes, Toynbee, Lester B. Pearson …), estiment quant à eux qu’il est du devoir des occidentaux de construire un nouveau système mondial plus juste, fondé sur des institutions internationales susceptibles de permettre l’accès de tous au progrès, à la paix, à la démocratie, et de lutter ensemble contre les fléaux que sont la pauvreté et les maladies.
Dans l’absolu, la vague « humanitaire » semble s’inscrire tout naturellement dans le courant des « idéalistes » et se conjugue parfaitement avec l’état d’esprit qui considère que le principe de souveraineté des nations ne doit plus faire obstacle aux missions humanitaires menées au nom du bien commun.
La tragédie de l’humanitaire est que, paradoxalement, alors même qu’il est en théorie la parfaite illustration d’une nouvelle approche « idéaliste », il servit très souvent de couverture aux jeux de la Realpolitik la plus traditionnelle, et qu’il permit à des puissances occidentales d’avancer leurs intérêts politiques, stratégiques et économiques dans le Tiers-Monde, notamment en Afrique, en se servant comme alibi de l’argument humanitaire.
Cette dérive a été en partie rendue possible par l’apparition, au sein de l’école wilsonienne et « idéaliste » que nous avons évoquée, d’un sous-courant qui dit souhaiter, lui aussi, répandre la démocratie et les bienfaits de l’occident, mais qui ne préconise pas d’atteindre ce but par le biais du multilatéralisme et des institutions internationales, mais plutôt par l’action militaire, par la coercition et le recours à la force. Il s’agit du courant néoconservateur, qui a commencé à devenir influent précisément au moment où émergeait la vague humanitaire.
Nous retrouvons ici l’importance des brefs éléments historico-idéologiques évoqués plus haut, rappelant que nombre des figures de proue de l’humanitaire étaient préalablement actifs dans des mouvements de gauche révolutionnaire préconisant le recours à la force pour changer le monde et renverser l’ordre établi.
Il faudra un jour que les historiens se penchent sérieusement sur cette école de pensée qui a commencé par soutenir le droit d’ingérence humanitaire au Biafra, et qui a fini par soutenir l’invasion illégale de l’Irak, déclenchée sous des prétextes fallacieux, et qui a fait, à ce jour, plus d’un million de morts. S’agissait-il d’une simple erreur morale, politique et stratégique ?
Mais pour ne point trop accabler cette école, signalons que le prétexte humanitaire est vieux comme le monde et a été fréquemment utilisé à travers l’histoire pour habiller des enjeux géopolitiques et favoriser des intérêts profanes. Les chrétiens qui ont vécu sous le contrôle de l’empire ottoman ont fréquemment fait les frais d’interventions occidentales proclamant vouloir les protéger, mais visant en fait à régler leur compte à des puissances régionales.
Autre point important, les partisans du devoir d’ingérence, ou du droit d’ingérence, feignent souvent d’ignorer que la Charte des Nations Unies, notamment dans ses chapitres VI ou VII, offre plusieurs dispositions permettant, lorsque la situation l’exige, de transcender le principe de la souveraineté absolue des Etats. Mais passer par le système des Nations Unies dérange, car l’ONU, malgré toutes ses imperfections, permet de minimiser les sélectivités, de limiter les interventions injustifiées, et de déceler, sinon de déjouer, les éventuelles visées impériales d’une puissance arguant de la nécessité d’une intervention «humanitaire».
Rappelons pour conclure ces réflexions offertes en vrac, une autre dérive possible. Alors que les conditions économiques actuelles conduisent à un délitement progressif de l’Etat providence, dans la plupart des pays européens, il est à craindre que les valeurs d’égalité et de solidarité ne connaissent un recul significatif au profit de la charité, et que nous assistions à un retour des dames patronnesses qui choisiraient leur «deserving poor».
C’était là une des hantises du regretté Bronislaw Geremek, qui pour avoir étudié attentivement l’histoire du Moyen Age, craignait que nous en revenions aujourd’hui à cette charité sélective et arbitraire, qui est l’exacte antithèse de l’humanisme politique et social.
Karim Emile Bitar est consultant en stratégie et en communication, directeur de la rédaction de L’ENA hors les murs, la revue mensuelle des anciens élèves de l’ENA, et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il enseigne les relations internationales, la philosophie politique et le management dans plusieurs grandes écoles de commerce.
Dernier ouvrage paru : Regards sur la France (Seuil, 2007)
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