Thomas Fouquet, lauréat du prix de la recherche du Fonds Croix-Rouge

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Thomas Fouquet, lauréat du Fonds Croix Rouge
© Virginie Troit

Thomas Fouquet, anthropologue et chercheur affilié à l’Institut des Mondes Africains (EHESS-CNRS), est l’un des deux premiers lauréats du Prix de la Recherche attribué par le Fonds Croix-Rouge.

Grotius International : Que va apporter selon vous le Fonds Croix-Rouge à la recherche dans le secteur humanitaire ?

Thomas Fouquet : Le Fonds de la Croix-Rouge française (FCRF) s’attelle à une tâche à la fois difficile et très importante selon moi : favoriser le dialogue entre les mondes de la recherche et de l’humanitaire. Force est de constater que ces univers entrent peu en résonance les uns avec les autres, alors même qu’ils partagent souvent des terrains, des outils (méthodologiques et théoriques), sinon toujours des objectifs. L’apport du Fonds, non seulement en tant que financeur de la recherche mais aussi à travers la création d’espaces de dialogue et d’échange formel (dans ses séminaires singulièrement), est donc susceptible à terme d’encourager des collaborations, ne serait-ce qu’en mettant en lien des acteurs (chercheurs et humanitaires) qui, le plus souvent, ne se rencontrent pas ou bien peu.

En outre, le positionnement thématique et problématique du FCRF me paraît très fécond, puisqu’il entend accompagner des recherches qui s’intéressent avant tout aux dynamiques contemporaines qui traversent le secteur humanitaire et participent ainsi de sa reconfiguration. Le champ des recherches ainsi concernées est de facto très vaste, et c’est cette diversité qui, potentiellement, en fait la richesse. À cela, s’ajoute la volonté d’empirisme du FCRF, c’est-à-dire l’attention qu’il porte au fait de documenter les transformations en cours au plus près des réalités de terrain – et non pas seulement à travers un discours théorique ou plus surplombant. Du reste, le fait que le Fonds finance en majorité de jeunes chercheurs issus de sociétés et d’institutions de recherche des Suds me paraît traduire cette volonté de saisir un point de vue endogène – de l’intérieur – et impliqué.

GI : Le prix récompense les recherches considérées comme « novatrices »… Dans quelle mesure vos travaux ont-ils été jugés innovants ?

TF : Si je me place du point de vue de mes propres travaux, j’ajoute aux vertus du FCRF une certaine audace. En effet, les recherches que je mène en Afrique de l’Ouest, et particulièrement au Sénégal, ne rejoignent pas les canons de l’anthropologie du développement ou de l’humanitaire. En réalité, en repartant d’une approche d’anthropologie plus urbaine et culturelle – dans laquelle la question des rapports de pouvoir est fondamentale –, j’ai d’une certaine façon rencontré la question humanitaire : elle est venue à moi via mon expérience ethnographique, apparaissant un peu en filigrane d’autres questionnements, bien plus que je ne suis allé à elle (en ce sens que j’en aurais fait formellement et a priori l’objet de mes recherches).

S’il y a une forme d’innovation dans mes travaux de recherche, c’est notamment à travers ma manière de départiculariser ou de décloisonner les thèmes du développement et de l’humanitaire, en montrant qu’ils participent de configurations sociohistoriques bien plus générales ; ils sont pris à l’intérieur de rapports sociaux et politiques, d’imaginaires et de discours (notamment populaires) plus englobants. Après tout, si, comme je le fais, on s’intéresse aux aspirations des jeunesses urbaines du continent africain, les objets auxquels se consacrent classiquement les opérateurs du développement et de l’humanitaire surgissent à un moment ou à un autre : désir d’un meilleur lendemain, de plus de justice sociale, d’un meilleur accès aux soins et à l’éducation, d’une situation économique viable, d’institutions politiques plus démocratiques, etc. C’est ce « programme minimum de la modernité » (cf. JP Warnier) qui, dans une large mesure, occupe les travailleurs humanitaires ; or, ce programme minimum est également au cœur des revendications des populations elles-mêmes…

À travers mes travaux actuels auprès du collectif sénégalais Y en a marre en particulier (voir infra), je m’intéresse aux nouvelles négociations dont le champ de l’humanitaire fait aujourd’hui l’objet au Sénégal. J’interroge pour cela l’émergence d’initiatives et de prises de parole populaires situées à l’interface du politique, du social et de l’action humanitaire. Ces configurations donnent à penser de nouveaux modes populaires d’action politique, dont l’intervention de type humanitaire constitue à la fois l’arène et le révélateur sociologique.

GI : Pouvez-vous nous parler de votre projet ? 

TF : Comme je viens de le souligner, mon travail de recherche n’est pas formellement consacré aux questions humanitaires ou de développement stricto sensu.

J’ai réalisé ma thèse en anthropologie sociale à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (sous la direction de Michel Agier, soutenue en 2011). J’ai intitulé ce travail « Filles de la nuit, aventurières de la cité. Arts de la citadinité et désirs d’Ailleurs à Dakar ». Il portait donc sur de jeunes femmes sénégalaises qui négocient leur pouvoir de séduction dans des établissements de nuit. Par une enquête longue à Dakar – plus de 40 mois –, j’ai montré, notamment, que les actrices conçoivent la ville nocturne comme le lieu d’un exil au sein de leur propre société. Elles conçoivent l’univers noctambule comme un « ailleurs social » à défaut de pouvoir réaliser leurs aspirations à une migration vers le Nord (un ailleurs géographique). Mais, dans le même temps, ces trajectoires traduisent une volonté d’échapper à certaines assignations sociales et identitaires locales, qui sont jaugées et souvent dénoncées à la lumière d’autres existences, modélisées notamment dans les médias globaux et les récits migratoires. En ce sens, j’ai voulu éclairer des capacités d’agir qui émergent y compris face à des situations de contraintes importantes. Dans ce travail, mon analyse du politique propre à ces configurations s’est focalisée sur des expressions implicites ou détournées.

Les recherches que je conduis aujourd’hui prolongent et enrichissent ces travaux initiaux. Elles consistent à examiner plus nettement les modes d’intériorisation du global parmi les jeunes citadins d’Afrique de l’Ouest, en regard notamment de récits concurrents sur la place de l’Afrique et des individus africains dans le monde. Voilà en substance ce que je nomme des débats contradictoires de la modernité et de l’africanité. C’est à travers ce prisme que j’ai commencé un travail d’enquête auprès du collectif sénégalais Y en a marre (YEM) en 2012, dans le cadre du Joint African Studies Program (JASP) qui réunit l’université Columbia à New York et l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne.

Le mouvement YEM a été créé en janvier 2011, dans un contexte politique marqué par le rejet de plus en plus massif du président Abdoulaye Wade et de sa gestion des affaires nationales. Parmi ses membres fondateurs et/ou ses principaux leaders, on retrouve notamment des journalistes et des artistes de rap, autour desquels gravitent un nombre toujours croissant de citoyens – jeunes pour beaucoup, et issus des périphéries urbaines ou rurales.

Or, la nature et le sens des différentes initiatives aujourd’hui portées par YEM rejoignent dans une large mesure les prérogatives des opérateurs de l’Aide. Afin d’encourager et d’accompagner l’implication des populations dans le développement du Sénégal, YEM mise sur son ancrage local. Il porte son attention aussi bien aux grands problèmes qui sévissent et mobilisent à échelle nationale, voire internationale, qu’aux petites difficultés quotidiennes. Outre des prises de position fréquentes, notamment par voie de presse et de communiqués officiels, son action se structure concrètement sur un ensemble de « chantiers citoyens ». Citons entre autres : mobilisation en faveur de la transparence des instances représentatives et des services publics (lutte contre la corruption, les dysfonctionnements et les abus au sein de l’administration et de la classe politique) ; dénonciation des coupures d’électricité et de l’insalubrité (problème de la collecte des ordures, etc.) ; soutien aux populations victimes d’inondation, de déguerpissement et de mal-logement ; réhabilitation de bâtiments d’utilité publique (écoles, dispensaires, etc.) ; plaidoyers divers et advocacy en faveur de l’accès aux soins des populations et de l’éducation pour tous, de la paix en Casamance, de l’amélioration des conditions de détention et de la réinsertion des populations carcérales, du soutien économique et logistique aux petites activités agricoles et à la pêche artisanale, de la sauvegarde environnementale, etc.

À travers ce collectif, je m’intéresse ainsi à des initiatives populaires allant dans le sens d’une prise en charge d’actions humanitaires et de développement par certains acteurs issus de ladite « société civile ». En ce sens, je m’attache à interroger l’Humanitaire « par le côté » tout autant que « par le bas », à l’aune de sa constitution en enjeu politique local/national.

La trajectoire de YEM – à la fois du mouvement lui-même et de certains de ses membres – témoigne de la plasticité nouvelle des domaines d’intervention ainsi considérés (subsumés sous l’expression d’action humanitaire) et, en particulier, de leur porosité accrue à d’autres champs de la vie sociale.

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