Voyage au pays de l’irréel

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« Les Afars d’Ethiopie, dans l’enfer du Danakil » de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry (Editions Non-Lieu, novembre 2011, editionsnonlieu@yahoo.fr)

 Là-bas, à cheval entre Djibouti, l’Éthiopie et l’Érythrée, se trouve une cuvette infernale, un épouvantable désert raclé toute l’année par des vents brûlants et méphitiques. Sur le sol, au fond de verrues colorées, bouillonne le cœur du Rift africain. Des collines de sel et d’acide brûlent les pieds. Aux vallées de grumeaux de lave succèdent des ravines de poussière, ponctuées de carcasses d’animaux et d’épineux squelettiques. C’est le Danakil, le pays des Afars. Dans ce monde pétrifié vit un peuple de chameliers taciturnes, armés de Kalachnikovs et de poignards, avec leurs femmes splendides et mutilées, et leurs enfants rieurs.

Côté djiboutien, les Afars se tiennent à distance du gouvernement, tenu par les Issas « somaliens » d’Ismaël Omar Guelleh. Côté érythréen, ils sont l’un des peuples les plus rebelles à la dictature d’Issaias Afeworki. Les Afars rencontrés ici vivent du côté éthiopien. Ils se sont inscrits depuis 1991, avec plus ou moins de consentement, dans la fédération des peuples d’Éthiopie voulue par le Premier ministre Meles Zenawi, lui-même originaire du Tigré voisin.

Dans un livre récemment paru, alternant des textes très clairs et de belles photographies, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry explorent et exposent ce pays, dur aux hommes et aux bêtes. En 150 pages grand format, ils déplient les cartes de la région, réputée « la plus chaude du monde », et tentent de rassembler des éléments permettant de faire connaissance avec ce mystérieux territoire de brigands et de sultans. Les Afars d’Éthiopie, dans l’enfer du Danakil, publié par les éditions Non Lieu, est ainsi une géographie physique et spirituelle de ce « triangle afar » empiétant sur trois pays, irréductible aux empires et aux peuples alentours.

Amorcé par une touchante préface du grand reporter Jean-Claude Guilbert, le livre est organisé en grands chapitres historiques bien distincts (géographie, histoire ancienne et présente, sociologie…).  La topographie, les saveurs et les légendes y tiennent autant de place que la description des structures sociales et les mécanismes du commerce — la colonne vertébrale des Afars, ces infatigables transporteurs. On y trouve aussi bien d’impressionnantes prises de vue des confins diaboliques du Danakil que les visages souriants des gens de la zone. S’ils ne s’interdisent pas un côté « Caméra au poing » à la manière de Christian Zuber, les deux auteurs disent sans concession, et sans complaisance paternaliste, que les Afars ne sont pas un peuple du paradis. Ils tentent simplement de cerner, autant que faire se peut, l’un de ces groupes humains de la Corne de l’Afrique qui ont construit leur civilisation et leur monde dans un univers qui ne leur épargne rien. Quelques portraits de chefs de famille donnent une dimension bien vivante à cette terre d’Islam, où se croisent Henri de Monfreid, Corto Maltese et Félix Jousseaume, « pays maudit » que tout bourlingueur un peu sérieux déteste et rêve de traverser tout à la fois.

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry ne négligent pas non plus de montrer que, comme partout ou presque, les enfants afars portent des T-shirts Adidas et suivent les cours en amharique de l’instruction publique éthiopienne. Que les trafics, les crimes d’honneur et les compromissions politiques ne sont souvent, pour leurs chefs, que des outils au service de la souveraineté de leur peuple. Ils permettent ainsi de lire avec un autre regard ces lignes qu’Arthur Rimbaud avait envoyé de Tadjourah : « Ceux qui répètent à chaque instant que la vie est dure devraient passer quelque temps par ici apprendre la philosophie. »

Léonard Vincent

Léonard Vincent

Léonard Vincent est journaliste, ancien responsable du bureau Afrique de RSF.
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.

Léonard Vincent

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