« En 2050, le Bangladesh comptera 26 millions de migrants climatiques »

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Ce bidonville construit le long de la voie ferrée est l'un des plus connus à Dhaka. Il accueille en continu des nouveaux migrants fuyant les campagnes, en quête de nouvelles opportunités économiques en ville. © David Méchin.

Alice Baillat participe à l’Atelier Migrations de l’EHESS, animé par Lila Belkacem et auquel Grotius International et l’Institut Panos se sont associés. Elle est doctorante en 2e année de doctorat de Relations Internationales à Sciences Po Paris et c’est pour effectuer des recherches de terrain qu’elle est actuellement au Bangladesh pour une période de 4 mois.

Alice Baillat : Je suis au Bangladesh pour collecter des données dans le cadre de ma thèse. Dans ce cadre, je suis accueillie  en tant que chercheuse invitée par un centre de recherche, le Center for Sustainable Development, à Dhaka, la capitale du Bangladesh [1].

Mes recherches portent sur ce que l’on appelle aujourd’hui les « migrants climatiques » ou « migrants environnementaux ». Je m’intéresse plus particulièrement à la construction de ce problème public dans les discours scientifiques, politiques médiatiques etc au Bangladesh depuis les vingt dernières années et à la manière dont ces discours influencent la formulation des politiques publiques pour y répondre.

Alice Corbet : Qu’entendez-vous par migrations climatiques ou environnementales?

Alice Baillat : Depuis les années 1990s et sous l’influence des travaux du GIEC [2], la question des impacts du changement climatique sur les hommes et leurs modes de vie occupe de plus en plus l’attention des États et des chercheurs. Les « migrants climatiques » [3] apparaissent alors comme la face la plus visible des impacts humains du réchauffement de la planète.

Selon l’OIM [4], on entend par « migrants environnementaux », “les personnes ou groupes de personnes qui, essentiellement pour des raisons liées à un changement environnemental soudain ou progressif influant négativement sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont contraintes de quitter leur foyer ou le quittent de leur propre initiative, temporairement ou définitivement, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur de leur pays ou en sortent.”[5]. Pour le GIEC, la planète comptera 150 millions de migrants environnementaux d’ici à 2050.

Il s’agit donc d’individus auxquels on attribue la décision de migrer principalement au facteur environnemental, bien que l’on reconnaisse assez généralement aujourd’hui que ce dernier n’est jamais l’unique facteur à l’origine du déplacement. En effet, on observe souvent une imbrication de facteurs environnementaux, politiques, économiques, culturels ou sociaux expliquant la décision de migrer d’un individu.

Alice Corbet : Qu’en est-il des migrants climatiques au Bangladesh et de leurs déplacements?
Peut être plutôt une formulation du type : « Pourquoi le Bangladesh est-il particulièrement concerné ?

Dans la région de Lalmonihrat, au Nord-Est du Bangladesh, l'érosion fluviale pousse chaque année des communautés entières à se déplacer, suite à la destruction de leurs maisons emportées par le fleuve. ©David Méchinpar ces migrations climatiques? »

Alice Baillat : Le Bangladesh est un pays surpeuplé [6], avec un niveau de pauvreté très élevé et considéré comme l’un des plus vulnérables au monde aux effets du changement climatique. 26 millions de personnes pourraient être déplacées au Bangladesh à cause des effets du changement climatique[7], ce qui place ce pays dans les premières places du classement des pays potentiellement « producteurs » de migrants climatiques.

Le Bangladesh fait face à de multiples vulnérabilités environnementales, à commencer par le plus visible dans les médias, l’exposition aux cyclones et aux inondations. Les zones affectées par les deux derniers gros cyclones (Sidr en 2007, Aila en 2009) montrent encore aujourd’hui de nombreuses traces de leur passage et si beaucoup de personnes déplacées sont revenues s’installer dans les zones affectées, plusieurs milliers d’autres ne sont jamais revenus. Fuyant vers les villes voisines, la capitale, ou de façon plus marginale à l’étranger – essentiellement en Inde et dans les pays du Golfe – ces individus partent en quête de nouvelles opportunités économiques et d’un environnement plus sécurisant.

Le Bangladesh fait aussi face à des dégradations environnementales plus lentes et donc moins visibles, mais aux effets tout autant dramatiques pour les communautés locales qui vivent notamment de la pêche et de l’agriculture. J’ai eu l’occasion de rencontrer des communautés au nord-est du pays, aux alentours de la ville de Lalmonihrat, victimes de l’érosion fluviale et dont certains des membres avaient déjà migré plus de 5 fois ou 10 fois car leur maison avait été détruite par l’érosion !

Que ce soit au Nord du pays, où certaines régions font face à des périodes de sécheresse de plus en plus longues, ou au Sud du pays, où les zones costales sont particulièrement vulnérables aux désastres naturels, à l’élévation du niveau de la mer, et à la salinisation des terres, des communautés entières sont confrontées à la disparition progressive de leurs modes de vie traditionnels. Ces derniers, largement dépendants de l’agriculture, sont en effet menacés par des moussons de plus en plus imprévisibles et des terres de moins en moins fertiles, ce qui pousse de plus en plus d’individus (principalement des hommes), à quitter les villages pour venir chercher de nouvelles sources de revenus en ville.

Alice Corbet : Existe-t-il une forme de protection pour ces migrants climatiques?

Alice Baillat : A l’heure actuelle, il n’existe aucune protection juridique spécifique pour ces migrants, que ce soit au niveau national ou international. C’est un sujet encore très récent qui commence tout juste à être abordé dans le cadre des négociations sur le changement climatique [8], sous l’égide des Nations-Unies. Des États parmi les plus vulnérables comme le Bangladesh ou les Maldives demandent par exemple à ce que ces migrants soient reconnus par la communauté internationale et que des engagements de la part des États les plus pollueurs soient pris en matière de financement pour l’adaptation et d’accueil de ces migrants climatiques sur leur territoire. Mais pour l’instant, aucune décision n’a été prise en ce sens.

Alice Corbet : Pensez-vous que ces migrations climatiques puissent à terme constituer un nouvel enjeu de sécurité pour les États?

Alice Baillat : Sans tomber dans un discours excessivement sécuritaire, on peut en effet s’attendre à ce que ces déplacements de population, s’ils continuent à faire l’objet d’une indifférence quasi générale de la part des États, aient des répercussions sur la sécurité des États et des individus. Dans les États affectés d’abord, on peut s’attendre à une exacerbation des tensions sociales et à un mécontentement social grandissant. Dans la mesure où les migrants climatiques n’ont pour l’heure droit à aucune forme de protection ni aucun système de compensation pour les pertes subies, ce phénomène migratoire, couplé à une forte pression démographique, un très haut niveau de pauvreté et une instabilité politique,  porte déjà atteinte aux objectifs de développement du Bangladesh. La sécurité de l’État, mais aussi et surtout de l’individu, se trouve ainsi affectée par les effets du changement climatique sur les mouvements de population.

Mais, dans le cas du Bangladesh, les relations diplomatiques avec son voisin indien peuvent aussi se trouver affectés par les migrations transfrontières. Des tensions frontalières existent déjà entre ces deux pays depuis l’indépendance du Bangladesh en 1971, et l’Inde s’est d’ailleurs attelée depuis 2007 à une sécurisation renforcée de sa frontière avec la construction d’un mur et l’accroissement du nombre de gardes-frontières.

Il est fort à prévoir qu’une augmentation du nombre de migrants bangladais illégaux en Inde, suite à des catastrophes naturelles ou des dégradations environnementales, impactera les relations diplomatiques, apaisées mais toujours fragiles, entre ces deux pays voisins. Toutefois, il est nécessaire de nuancer cette idée en rappelant que la très grande majorité des migrations climatiques seront des déplacements internes et non pas internationaux.

En définitive, c’est la sécurité internationale dans son ensemble qui peut être affectée par ces déplacements de population dans les années à venir [9]. De plus en plus d’études scientifiques s’intéressent aux risques de conflits entre États ou communautés qui peuvent émerger suite à l’arrivée de déplacés climatiques dans certaines zones. Les régions de destination, généralement peu éloignées du lieu d’origine, sont elles-mêmes souvent vulnérables aux effets du changement climatique, et l’augmentation de la pression démographique suite à l’arrivée de migrants climatiques peut contribuer à une lutte croissante pour l’appropriation des ressources disponibles, ainsi qu’au déclenchement de rivalités ethniques ou culturelles. Cependant, l’état actuel de la recherche sur les liens entre changement climatique, migration et sécurité, encore peu développé et nécessitant davantage d’études empiriques, appelle encore à la prudence quant à la véracité de ce lien de causalité.


[1] Ce centre de recherche est rattaché à l’University of Liberal Arts Bangladesh (ULAB), une université privée à Dhaka. Pour en savoir plus sur CSD : http://www.ulab.edu.bd/CSD/center-for-sustainable-development/
[2] Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC).
[3] Sans trop s’étendre sur ce point, il est nécessaire de préciser que l’on opère une distinction entre les « migrants climatiques » qui sont les personnes déplacées uniquement suite à un effet du changement climatique (élévation du niveau de la mer, désertification, catastrophes climatiques etc) et les « migrants environnementaux » qui représentent une catégorie plus large englobant également les déplacés suite à des dégradations environnements non causées par le changement climatique (tremblement de terre, éruption volcanique, catastrophe industrielle etc).
[4] Organisation Internationale pour les Migrations
[5] OIM, Document de travail : Migrations et Environnement, 94e session, MC/INF/288, 1er novembre 2007. P3.
[6] Avec 1023 habitants au km², le Bangladesh est le pays le plus densément peuplé au monde. En guise d’élément de comparaison, le Bangladesh compte environ 160 millions d’habitants sur un territoire équivalent au quart de celui de la France, qui compte quant à elle 65 millions d’habitants.
[7] MYERS, Norman, “Environmental refugees: a growing phenomenon of the 21st century”. Philosophical Transactions: Biological Sciences, 2001, Vol. 357 No.1420/2001, p.609-613. ISSN 0962-8436
[8] Ces négociations ont lieu dans le cadre de la Convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), adoptée à Rio de Janeiro en 1992 et rassemblent les Etats membres chaque année au moment de la Conférence des Parties (COP). Lors de la 16e COP à Cancun en décembre 2010, les Etats ont effectué un premier pas vers la reconnaissance des migrations climatiques en ajoutant le paragraphe 14(f) aux Accords de Cancun. Ce paragraphe « Invite toutes les Parties à renforcer, au titre du Cadre de l’adaptation de Cancún, l’action engagée pour l’adaptation, compte tenu de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives, ainsi que de la spécificité de leurs priorités nationales et régionales de développement, de leurs objectifs et de leur situation, en s’acquittant notamment des tâches suivantes: … f) Adoption de mesures propres à favoriser la compréhension, la coordination et la coopération concernant les déplacements, les migrations et la réinstallation planifiée par suite des changements climatiques, selon les besoins, aux niveaux national, régional et international ».
[9] Le Conseil de sécurité des Nations-Unies qui « à la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales », a d’ailleurs abordé pour la première fois la question du changement climatique en 2007.  Il a déclaré que les migrations climatiques pouvaient dans le futur contribuer au déclenchement de conflits dans le monde.

 

Alice Corbet

Alice Corbet

Alice Corbet est anthropologue, membre du Comité de rédaction de Grotius.fr.