Dans ce petit matin froid de décembre 1984 qui m’amenait sur la route de Bhopal avec les volontaires de l’ONG indienne « Kadi Village Industry Commission », je ne savais pas ce que j’allais trouver.
L’explosion de l’usine venait d’arriver. Au bout de la piste ce n’était que désolation, chairs et terres marquées, esprits humains et monde végétal meurtris… Le scandale du procès d’Union Carbide qui s’ensuivit des années après a démontré la toute puissance des méga-entreprises, la faiblesse des mécanismes de gouvernance de nombreux pays, les difficultés à intervenir sur ces types de catastrophes. A l’époque, j’animais à Bangkok auprès du Asian Disaster Preparedness Centre (ADPC), un séminaire sur les systèmes d’alerte précoce. Ce séminaire s’articulait sur les questions classiques des systèmes d’alerte précoce (SAP) pour les conflits et les catastrophes naturelles : ce qu’on peut prévoir, ce qu’on peut prévenir, ce sur quoi on peut agir avant (mise en place des SAP, formation aux comportements en cas d’alerte, etc.) et pendant les premières heures succédant à l’alerte.
Mais comment « traduire » ces questions face aux catastrophes technologiques, nucléaires et industrielles, pour lesquelles les seules références connues à l’époque étaient l’incident nucléaire de Three Mile Iland aux Etats Unis et le tout récent Bhopâl. Puis Chernobyl, Soveso, AZS Toulouse sont passés par là. D’un seul coup, ces risques sont devenus plus présent.
Les évaluations et les recherches sur les catastrophes que le Groupe URD conduit depuis 1998 en Amérique centrale, en Asie et en Afrique, ainsi que l’étude menée en 2009-2010 sur les « risques non intentionnels » (tout ce qui n’est pas guerre ou terrorisme) ont fait apparaître l’importance des facteurs aggravants à surajouter aux analyses des aléas classiques. Les sites sensibles sont, dans de nombreux pays, installés dans des zones à risques : au Honduras, certains emplacements industriels sont installés dans des zones très exposées aux glissements de terrain et aux inondations ; les industries chimiques sri-lankaises, en grande partie localisées dans les bandes côtières et dans les estuaires, n’ont été ratées que de peu par la vague du tsunami de décembre 2004; les sites pétrochimiques du Pakistan sont souvent très proches des zones portuaires, etc. De plus, plus un pays est pauvre ou à gouvernance faible (risques de corruption aggravés), moins les standards et normes de sécurité sont développés et appliqués. Dès lors, les dangers s’exacerbent tandis que les vulnérabilités s’accentuent.
Quand risques et fragilités entrent en synergie les uns avec les autres, la probabilité de désastres de grande ampleur augmente de façon significative. Tel est l’état du monde.
Et maintenant ?
Le désastre au Japon repose de nouveau ces questions : Comment prévenir ces catastrophes ? Où installer les sites sensibles et comment en assurer la sécurité ? Comment déclencher l’alerte ? Qui est légitime d’intervenir ? Qui en a les savoir faire ? Les catastrophes technologiques et nucléaire seraient elles une des nouvelles frontières de l’humanitaire ?
Le Japon est sans doute le pays où la conscience du risque de séisme et de tsunami est la plus poussée. Les tours de Tokyo ont ondoyé sous la force de la secousse de niveau 8,9 sur l’échelle de Richter, mais ne sont pas tombées, démontrant l’excellence des savoir-faire et l’importance des normes antisismiques. Dans les secondes précédant ou suivant le séisme, de nombreuses mesures de protection se sont déclenchées automatiquement, tandis que l’alerte était donnée par tous les moyens qu’avait un pays dans lequel la population est extrêmement « connectée ». Mais cette alerte, aussi rapide fut-elle, n’a pu empêcher le drame. Aux effets « gérés » de la secousse se sont ajoutés ceux terrifiant d’une vague énorme, dont l’énergie cinétique représente une charge équivalant à celle d’une bombe nucléaire.
La société japonaise, si forte et si cohésive, se voit confrontée après cette vague à l’un des plus grands défis depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Les Forces d’autodéfense japonaises (Japan Self-Defence Force ou JSDF, nom de l’armée japonaise depuis 1954), les volontaires de la Croix Rouge japonaise et les équipes locales de recherches et de secours ont fait un travail magnifique dès les premières heures après le séisme et le tsunami, notamment dans la zone terriblement touchée de Sendai (Préfecture de Miyagi). Si les Etats Unis avaient refusé la plus grande partie de l’aide qui leur était offerte suite à l’ouragan Katrina, le Japon a ouvert ses portes face au drame en cours.
De son côté, la solidarité des Etats s’est mobilisée. Plusieurs centaines de spécialistes venant du monde entier, plus de 6000 militaires américains, quelques équipes cynophiles ont été déployés. Mais le déclenchement de la mécanique UNDAC et le déploiement des équipes USAR (Urban Search and Rescue) mettent toujours du temps même si les procédures et les protocoles ad-hoc (INSARAG) se sont améliorés et permettent un envoi sur zone toujours plus rapide. Mais que peuvent faire des équipes qui arrivent 4-5 jours après un tel désastre, à part quelques exceptionnels sauvetages ponctuels et finir de ramasser les corps ? C’est bien sur les capacités locales qu’ont reposé la grande majorité des opérations de secours. Le gouvernement a par ailleurs mis d’importantes contraintes pour l’intervention des ONG internationales : il entend bien contrôler tous les dons internationaux afin d’améliorer la coordination des secours et limite la recherche des survivants aux secouristes professionnels.
L’accès aux ONG internationales est pour l’instant bloqué et seules celles qui avaient déjà des relations avec des réseaux japonais, voire une antenne sur place ont pu s’impliquer dans les opérations de secours. Le Gouvernement a recommandé aux ONG étrangères de n’intervenir que lorsque la situation sera stabilisée, y compris le risque nucléaire. Certaines ONG ont d’ailleurs indiqué qu’elles avaient préféré ne pas envoyer d’équipe du fait de ce risque très spécifique, arguant par ailleurs de l’excellence des capacités japonaises déployées.
C’est en effet la phase qui vient qui semble pour l’instant le plus problématique : En même temps que se mettait en place la phase « SAR », il a fallu accueillir et prendre en charge un demi-million de sans abris et cette situation risque de devoir durer des mois. Le gouvernement japonais n’est pas pauvre et a mis en place une logistique impressionnante d’accueil. Dans d’autres pays, les ONG se seraient déployées de façon massive. Ici, rien de tel, mais les signes de soutien sont venus du G8 et du secteur privé.
Dans les contextes de catastrophes en pays riche, la solidarité est plus le fait des Etats et des entreprises que des ONG internationales. La « corporate solidarity » a conduit les grands groupes comme TNI, Shiseido, Sony, ATT, the Kyocera Group, etc., à des gestes très importants. Le paradoxe de cette crise est que beaucoup d’ONG ont ouvert des bureaux au Japon pour y mener des activités de collecte de fonds…
La neige tombe sur la zone sinistrée et les reportages nous montrent ces silhouettes emmitouflées qui errent dans les ruines. Dans d’autres contextes, les plans de T- Shelters et de reconstruction de l’habitat seraient déjà en train de se mettre en place. Pour le Japon, rien de tel. La richesse de la troisième puissance économique mondiale (qui vient tout juste de perdre le deuxième rang) fait que le Pays du Soleil Levant n’est pas un terrain d’action des ONG.
La sophistication des technologies à mettre en œuvre, la complexité des enjeux urbains à prendre en compte et l’évidence du rôle prééminent de l’ Etat et des institutions municipales auraient aussi pu contribuer à mettent « hors jeu » les ONG. Celles-ci se sont trouvées confrontées à des problèmes similaires en Haïti, mais la faiblesse du petit Etat caribéen et la pauvreté prévalente ont contribué à laisser le champ libre aux humanitaires.
Mais au Japon, le pire était peut-être encore à venir avec la crise nucléaire en cours. Le Japon est sans doute aussi l’un des pays pour lesquels la relation au nucléaire est la plus douloureuse : Hiroshima et Nagasaki forment un arrière fond permanent dans toutes les réflexions politiques et de la société civile sur ce sujet. La catastrophe nucléaire suite à la dégradation des réacteurs de la centrale de Fukishama après le séisme et à l’explosion des réacteurs 3 et 4 se déroule donc dans un des pays les mieux préparés du monde.
Des ONG médicales « hors jeu »…
Dans ce contexte, les acteurs classiques de l’aide sont largement hors-jeu. De façon générale, la complexité de la gestion d’une crise nucléaire, avec ces paramètres d’évacuation des populations, de triage à grande échelle des blessés et irradiés, la sophistication des équipements nécessaires pour intervenir font que seuls des acteurs très spécialisés peuvent intervenir. Les spécialistes des interventions en cas d’incidents nucléaires sont en nombre limité, appartenant à quelques corps militaires préparés aux accidents NBC (Nucléaire, Bactériologique, Chimique) et de Protection civile ou de sécurité civile équipés et entraînés pour cela.
Les erreurs dans la gestion de ces catastrophes peuvent en effet se payer en milliers de morts et en souffrances terribles pour les irradiés. Les choix en termes d’isolement, de triage ou de mise en zone de populations entières en quarantaine sont souvent des choix douloureux et drastiques. Amateurs, âmes sensibles et « do gooder » s’abstenir.
La multiplication des catastrophes naturelles de grande ampleur a conduit à une montée en puissance des mécanismes de protection civile/sécurité civile, qui peuvent déployer sur le terrain des équipes spécialisées (pompiers, etc.), des capacités et des outils que les acteurs humanitaires classiques n’ont généralement pas (équipes USAR, hôpitaux d’urgence type ESCRIME, grosses stations de traitement de l’eau, importants moyens logistiques). Mais le différentiel entre ces moyens des Etats et ceux des ONG se réduit avec le développement d’outils types Emergency Response Unit (ERU) de la Croix Rouge, la mise au point d’hôpitaux de campagne sophistiqués comme l’extraordinaire hôpital gonflable de MSF et par l’apparition d’ONG qui se spécialisent dans la recherche/déblaiement/secours (COSI, Pompiers Sans Frontière). Certaines ONG commencent même à pouvoir mobiliser leurs propres moyens aériens (avions, hélicoptères).
La question des avantages comparatifs et de l’efficience des différents types de mécanismes commence à se poser. Ces grandes catastrophes naturelles soulèvent en tout cas de nombreuses questions sur les savoir faire des humanitaires, leurs limites et les complémentarités à développer avec d’autres acteurs pour assurer une meilleure répartition des rôles dans la clarté et sans créer ces fameux effets négatifs liés au mélange des genres.
Une des autres « frontières » observées ces dernières années pour les humanitaires classiques est liée à l’apparition des nouvelles pandémies. Certes, il ne s’agit pas de mettre en question les extraordinaires capacités de réponses que des ONG comme MSF sont capables de mettre en place dans le cas de crises comme celle du choléra en Haïti ou face aux épidémies de méningites ou de rougeoles au Niger, ni les réponses déployées pour la gestion du Kala-azar au Soudan, etc. Mais déjà, face au virus Ebola, à celui de la fièvre de Marbourg et à quelques autres arbovirus extrêmement dangereux, la plupart des ONG médicales sont « hors jeu ». L’OMS, le CDC d’Atlanta et le tout jeune European Centre for Disease Control (ECDC) restent là les « autorités » pour l’intervention.
Mais c’est au niveau des nouvelles pandémies, notamment toutes celles à transmission rapide et accélérée par les modifications des modes de production (pandémie aviaire H5N1) ou à l’intensification des flux de population permise par les systèmes de transports publiques et aériens (H1N1), que les avantages comparatifs des ONG s’atténuent, voire disparaissent.
La place et le rôle des humanitaires
Il faut mettre en place des mécanismes de détection et de recherche médicale très rapidement, et si possible avec de gros moyens. Il faut pouvoir édicter et mettre en place des régulations dans les lieux de contamination possible (aéroports, gares, etc.), des mécanismes d’isolement de zones entières (fermetures de l’espace aérien, barrages routiers, blocage des ports,…). On est là plus que jamais au cœur du rôle de l’Etat. L’armée américaine ne s’y est pas trompée, en déclenchant dès 2006 toute une vague d’exercices avec les armées des pays d’Afrique de l’Ouest sur les systèmes de contrôle du territoire et des populations en cas de pandémie.
Face à ces tendances de plus en plus prégnantes, les humanitaires sont renvoyés à leur image, à leurs forces, leurs faiblesses ainsi qu’à leurs limites. Où intervenir ? Avec quels avantages comparatifs ? Comment et dans quels jeux d’alliance ou quelle prise de distance ? Comment définir les limites de ce que les humanitaires peuvent ou doivent faire ?
Il faudra savoir raison garder : sans rejet systématique des nouveaux acteurs mais avec un vrai travail de fond de clarification des mandats et des modalités d’interaction, sans panique face au danger ou à l’amplitude de la crise mais sans sous-estimation des risques ; avec un vrai sens politique et du bien commun ancré dans une solide « intelligence des situations » et de leurs complexités. Les ONG et les agences onusiennes, si souvent soucieuses d’images, de médiatisation et de « recherche de fonds » se sentent parfois menacées par ces nouveaux défis, tandis que les acteurs politiques sont parfois plus anxieux face à leurs agendas électoraux, à la visibilité dans la presse et à ce que l’histoire gardera d’eux qu’à la recherche d’une solution vraiment adaptée.
Seule une éthique de la décision, soutenue par une forte dynamique d’anticipation permettra aux humanitaire de gérer et de vivre avec les « nouvelles frontières » qui s’imposent à eux. Et peut-être d’en traverser quelques unes. Si le temps des « passages de cols dans la neige à 3000 m » ou des traversées de la jungle en éléphant est dernière nous, saurons-nous être assez imaginatifs face aux désastres qui viennent ? Saurons-nous être assez créatifs face aux « nouvelles frontières » qui les accompagneront ?
François Grünewald
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