Dérivé du mot «humanité», qui renvoie à la nature humaine, au genre humain, et encore à la sympathie pour le malheur des hommes, le terme «humanitaire» s’applique à tout ce qui intéresse le bien-être de l’humanité. Par exemple, le Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVIIe siècle jusqu’à nos jours cite à ce sujet les «théories humanitaires de Fourier». Le terme a été admis par l’Académie française en 1878.
Le mot «humanitaire» est apparu avec le romantisme et la Restauration. Vite raillé, il a retrouvé une légitimité grâce à la Croix-Rouge, mais n’était pas employé au moment de la création de celle-ci par des philanthropes européens. Ayant donc acquis ses lettres de noblesse avec le secours aux victimes de la guerre, le mot «humanitaire» a connu une immense expansion de son emploi à la suite de la création du mouvement sans-frontiériste. En même temps, il a vu son champ de compétences revenir à ses toutes premières préoccupations et s’intéresser à nouveau à l’aide charitable en temps de paix. Seulement, sans délaisser les pauvres vivant dans nos sociétés occidentales, il privilégiait les déshérités des pays du Sud. Il tend aujourd’hui à être, soit raillé, soit concurrencé par le mot «humanitarisme».
Un mot qui apparaît en même temps que la promotion de l’idée du progrès social au sein de l’Etat : de la charité à l’humanitaire
«Chaque siècle a sa marotte ; le nôtre, qui ne plaisante pas, a la marotte humanitaire», a d’ailleurs écrit Sainte-Beuve. Le mot «humanitaire» est né à l’époque du romantisme, qui sur le plan politique, correspond en France au régime de la monarchie censitaire. L’Ancien Régime, avec ses privilèges et ses corps, a disparu. La Révolution de 1789 est digérée, Napoléon a remis le pays en ordre de marche. La période romantique est donc celle du libéralisme favorable à une élite bourgeoise apparue avec la chute de la Bastille et ses suites. S’est ouverte avec la Restauration une période de calme et de prospérité.
Mais les Romantiques vont se révolter car de plus âgés qu’eux ont le pouvoir et ne comptent pas le partager. C’est ainsi qu’ils vont contribuer aux deux révolutions de 1830 et de 1848. Par ailleurs, dans le domaine des arts, le romantisme est une réaction contre le classicisme. C’est l’exaltation des sentiments, de l’émotion, du rêve. Venu d’Allemagne, le romantisme est d’inspiration chrétienne et enthousiaste.
De plus, le romantique se veut un homme libre, choisissant d’exister par lui-même comme il est, et non en se cachant derrière des règles inscrites dans le marbre, ainsi que le faisaient les classiques. D’ailleurs, pour Zola, le mot «humanitaire» renvoie avant tout au rêve et au flou. Quant à Lamartine, Charles de Rémusat a dit de son éloquence qu’elle était un «lyrisme démocratique», en raison de son passé de poète ou de sa «vocation humanitaire», remarque Dominique Dupart.
En 1833, dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand, le politique libéral — convaincu que la société va irrémédiablement vers la démocratie et membre du parti des «ultras» grâce auxquels le parlementarisme s’est mis en place —, utilise le mot «humanitaire» dans le sens qui vise le bien de l’humanité. «Je raisonne ici, je le sais, en homme dont la vue bornée n’embrasse pas le vaste horizon humanitaire, en homme rétrograde, attaché à une morale qui fait rire ; morale caduque du temps jadis, bonne tout au plus pour des esprits sans lumière,…», écrit-il dans ses Mémoires d’outre-tombe.
La même année, Honoré de Balzac emploie lui aussi le mot dans Un médecin de campagne. Le héros de son roman, le docteur Benassis arrive dans un pauvre village des Alpes avec la ferme intention d’améliorer le niveau de vie général de ses habitants. Pour cela, il conçoit l’idée d’y appliquer le principe d’une économie libérale tournée non vers le profit individuel, mais vers le progrès de tous. «L’avenir, c’est l’homme social», écrit d’ailleurs Balzac. Ainsi, en 1833, le contemplateur, mais peut-être aussi le contempteur, de la bourgeoisie de son époque, n’ironise pas sur ce mot.
Trois ans plus tard, l’on note une évolution dans la perception du mot «humanitaire» et dans ce qu’il recouvre. En 1836, Alfred de Musset note, un peu critique, l’importance qu’a pris le mot «humanitaire» dans la société en raison notamment de son appropriation par les journalistes qui ont le pouvoir de créer une sorte d’opinion publique, même si elle n’en est encore qu’à ses balbutiements.
Deux ans plus tard, en 1838, il emploie le mot «humanitaire» dans son poème «Dupont et Durand». Le poète, qui se moque de ses deux héros, décrit Dupont errant dans les rues de Paris, seul, pauvre, sans toit fixe et «ruminant de Fourier le rêve humanitaire». En 1837 et 1838, dans les deuxième et troisième «Lettres de Dupuis et Cotonet», Musset ironise encore sur le terme «humanitaire», qui renvoie à celui qui croit à la perfectibilité de l’être humain.
Et pour se moquer, il construit le mot «humanitairie». Il attaque Fourier l’adversaire du libéralisme et de la civilisation urbaine, sur son utopie du Phalanstère. Musset — comme d’autres à son époque— n’approuve pas l’idée qu’il puisse exister une égalité entre les hommes. Aussi, craint-il l’asservissement futur par la «gamelle humanitaire».
Sous ces différents aspects, le terme «humanitaire» renvoie également à ceux de «progressif» et de «socialiste». D’ailleurs, dans les années 1830-1840, les socialistes chrétiens s’inspirent du christianisme pour faire accepter une interprétation — dégagée de toute quête d’ordre religieux — d’une morale sociale, révolutionnaire et égalitaire. Sans doute, les «Humanitaires» du XXe siècle s’en souviendront-ils.
Un mot qui prend son essor avec le secours des victimes de la guerre à travers le monde : de la philanthropie à l’humanitaire
La photographie et le développement de la presse ont contribué à cette évolution du mot «humanitaire» en faisant connaître notamment l’action de Florence Nightingale en Crimée, qui eut un immense retentissement. En 1863, lorsque Gustave Moynier — membre fondateur, avec Henry Dunant, du tout nouveau Comité de Genève — écrit à différents philanthropes de sa connaissance pour les convier à participer à une conférence où sera débattue de la création de société de secours, il intitule sa circulaire «Correspondance internationale de bienfaisance».
En 1862, Moynier était en effet encore président d’une grande société de bienfaisance, la Société d’Utilité publique de Genève. Et à ce titre, il a participé à plusieurs congrès internationaux de bienfaisance dont les objectifs étaient d’aider à soulager la misère des ouvriers et autres déshérités.
La bienfaisance est un mot que l’on trouve dans un glossaire du XIVe siècle, mais qui n’est employé qu’au début du XVIIIe siècle. L’Abbé de Saint-Pierre écrit en effet en 1725 que «l’esprit de la vraie Religion et le but principal de l’Evangile, c’est la bienfaisance, c’est-à-dire, la pratique de la charité envers le prochain».
La bienfaisance est l’action de faire du bien aux autres et aux pauvres en particulier. Cela est donc à rapprocher des préoccupations du médecin de campagne de Balzac. D’ailleurs, les protagonistes ont un profil semblable. Ils agissent sans l’aide de l’Etat, de leur propre initiative. Et ils ont tous la conviction de remplir un devoir chrétien. Gustave Moynier est un libéral protestant, partisan du «progrès graduel». Dans ses Mémoires, Henry Dunant raconte qu’en 1849, il allait visiter les pauvres et les infirmes de la Société d’Aumônes de Genève à laquelle il appartenait. Puis, en 1853, il créait les Unions chrétiennes de Jeunes Gens à propos desquelles il écrit avoir souhaité qu’elles fussent internationales et interconfessionnelles. Etait déjà en germe la notion de neutralité, très liée au mot «humanitaire».
La philanthropie est l’amour des hommes fondé sur le sentiment de fraternité. Le terme renvoie à l’expression de «charité chrétienne» qui est «la philanthropie animée par l’amour de Dieu». Or, pour le christianisme, le pauvre est l’élu de Dieu, il appartient au Royaume de Dieu. En revanche, le riche est maudit. Il doit se racheter en ce bas monde pour espérer avoir, lui aussi, accès au Royaume de Dieu. La charité a toujours été intimement liée à l’Eglise. C’est d’ailleurs l’une des trois vertus théologales après la foi et l’espérance.
Néanmoins, au XVIe siècle, du fait de l’affirmation toujours croissante de l’Etat et du schisme que connaît l’Eglise, la pratique de la charité tend à se laïciser. Des institutions de charité créées par l’Etat, ou des bourgeois, côtoient celles de l’Eglise. La charité se fait moins dans la perspective de s’assurer une place de choix au ciel, que dans celle de son bonheur immédiat sur la terre. Les mots de «bienfaisance» et plus tard de «philanthropie» tendent à remplacer celui de «charité». Ce n’est plus avant tout pour l’amour de Dieu que l’on porte secours aux démunis, mais pour l’amour des hommes ou du genre humain.
Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières, qui ont contribué par leurs écrits à la déchristianisation de la société, privilégiaient la nécessaire recherche de la raison au détriment de celle de Dieu. Aussi, prônaient-ils la suppression des hiérarchies de la société d’Ancien Régime et exaltaient l’idée de l’égalité des hommes entre eux et de leur appartenance à une même communauté universelle.
Le christianisme ayant aboli toutes les barrières raciales ou sociales, les philanthropes de la deuxième moitié du XIXe siècle ont pu vouloir débarrasser leur mission des atours de la religion, pour épouser une certaine forme de laïcité, et ainsi gommer toute référence religieuse à leurs démarches. C’est ce qu’ont réalisé les «premiers Humanitaires» que sont les cinq fondateurs du futur Comité international de la Croix-Rouge (CICR).
En 1870-1871, lors de la guerre franco-allemande, les Sociétés de secours dont la Charte a été adoptée en 1863 à Genève, ont produit un très grand élan de solidarité qui reste dans les mémoires. Or, le principe fondamental qui se cache derrière le mot «humanitaire» est celui de la solidarité. L’on note à ce sujet que, selon la 8ème édition du Dictionnaire de l’Académie française (1932-1935), les doctrines humanitaires visent à aider les personnes défavorisées au nom de la «solidarité humaine».
Avec la Croix-Rouge, l’«humanitaire» s’accole au mot «droit». Au CICR, il semble que c’est Jean Pictet, vice-président d’honneur de l’Institution, qui ait forgé l’expression de «droit humanitaire». Le promoteur du «droit de Genève», appelé donc plus tard «droit humanitaire», est devenu en 1977 le «droit international humanitaire» pour englober le droit de l’organisation des secours aux victimes des guerres et le droit de la guerre, né à La Haye, pour limiter les méthodes et moyens de guerre.
A cette extension liée au droit, s’ajoute ce que l’on appelle aujourd’hui «l’action humanitaire» qui, au départ intéressait uniquement les situations de guerre. En effet, dans son Souvenir de Solférino, paru en 1862, Henry Dunant liait l’organisation de l’aide aux militaires blessés aux sociétés de secours à créer. L’extension du champ de compétences de l’action humanitaire a eu lieu en 1919 avec la création, à Paris, de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge pour l’organisation de secours en temps de paix. Et depuis, l’action humanitaire s’est considérablement développée, notamment avec le sans-frontiérisme.
L’idée du développement économique et social est rattachée à la civilisation occidentale et au christianisme. Aussi, l’action humanitaire, apparue — sous cette appellation — dans la deuxième moitié du XXe siècle, est-elle très liée à la recherche du développement. Les philanthropes du XIXe siècle voulaient aider les pauvres vivant à côté d’eux, dans le même pays. Aujourd’hui, les «Humanitaires» cherchent certes à secourir les déshérités de nos sociétés occidentales, mais aussi et surtout les pauvres des pays du Sud, dont le continent africain est l’emblème.
La mauvaise conscience de l’Occidental peut être rapprochée de celle d’une partie de la riche bourgeoisie du XIXe siècle. Ainsi, avec le passage de la charité à la bienfaisance, puis de la philanthropie à l’humanitaire, le fait de porter secours à l’autre, peut toujours être perçu comme une forme d’action politique. D’où les virulentes critiques contre la neutralité du CICR et de la Croix-Rouge des années 1970, à une époque où d’ailleurs, certains Etats commençaient à utiliser l’action de la Croix-Rouge pour éviter d’avoir à adopter officiellement une ligne politique claire. En 1967, le Général de Gaulle a en effet demandé à la Croix-Rouge française d’envoyer des médecins au Biafra pour bien montrer aux Biafrais que Paris ne les abandonnait pas, sans pour autant heurter de front les autorités de Lagos.
1967 est une année charnière pour le droit et l’action humanitaires. C’est en 1967 que Bernard Kouchner et ses amis, présents au Biafra, imitent les Eglises protestantes et catholiques — réunies au sein d’une association ad hoc, le Joint Church Aid — en passant outre la souveraineté du Nigeria pour acheminer d’emblée des secours par les airs et de nuit. Ils ont ainsi jeté les bases d’un futur mouvement sans-frontiériste et inventé l’ingérence humanitaire. Ils ont par là-même mis en cause l’efficacité du droit humanitaire, ainsi que toute l’action du CICR fondée sur l’application d’une stricte neutralité face aux belligérants, afin de conserver des relations avec toutes les Parties et de pouvoir ainsi protéger l’ensemble des victimes d’un conflit.
C’est en raison d’une politique de communication très agressive des associations sans-frontiéristes, que le mot «humanitaire» s’est imposé à l’opinion publique d’autant plus facilement que c’est au moment de la création de Médecins sans frontières (MSF) que les Européens ont désormais tous accès à la télévision. C’est en 1971 qu’est créée MSF. L’association connaît un schisme en 1980 d’où sort Médecins du monde. Etait alors en cause l’organisation du bateau-hôpital Île de lumière pour secourir les boats people fuyant le Vietnam, et la part que devaient y jouer les media. Affrété par Bernard Kouchner, le navire devint d’autant plus un nouvel étendard de l’«humanitaire» qu’il était chargé de médecins, mais aussi de nombreux journalistes. Depuis, l’utilisation des media par les sans-frontiéristes est quasi-systématique. C’est pour eux une sorte de «marque de fabrique». Et cela a contribué de manière très considérable à la vulgarisation du mot «humanitaire».
Le sans-frontiérisme est né en même temps que la médecine d’urgence. En France, elle est représentée par le SAMU. Dans le monde, et partant de France puis d’Occident, elle est représentée par les sans-frontiéristes. Dès lors, ceux-ci développent l’«humanitaire» en élargissant son champ d’action. Il ne s’agit plus seulement d’aider les blessés des conflits armés comme le fait le CICR ; il s’agit de secourir aussi, les victimes de catastrophes naturelles ou de la pauvreté endémique régnant dans certains pays. Le Nord se place au chevet du Sud.
Les «Humanitaires» de cette génération sont d’ailleurs des adeptes de l’idéologie tiers-mondiste. En même temps, l’ambition «humanitaire» paraît plus universelle que l’ambition philanthropique classique des hommes du XIXe. Ceci étant, les moyens de communication — soit les modes de transport et les media — expliquent cette évolution. De plus, l’amélioration réelle de la vie de l’ouvrier occidental, parvenu bien souvent au rang de «bourgeois moyen» a aussi contribué à ce mouvement. L’«humanitaire» a suivi l’évolution de la société et du monde, lequel est perçu comme une sorte de «village planétaire».
Sans abandonner le principe de neutralité — maître mot du CICR — les sans-frontiéristes en ont modifié le sens. Ils présentent la neutralité à laquelle ils se réfèrent, comme globale et non juridique. Contrairement au CICR, en temps de guerre, ils ne cherchent pas à être présents dans les deux camps belligérants. Ils se placent auprès des victimes d’un oppresseur, tout au moins qualifié comme tel par eux. Mais être neutre, au sens du CICR est une attitude extrêmement difficile à tenir dans un monde en pleine guerre froide où deux blocs idéologiques s’affrontent.
Dès lors, l’Institution genevoise a d’ailleurs beaucoup de mal à faire accepter sa neutralité par l’URSS et les Etats dépendant de son orbite. Implanté en Suisse, le CICR est perçu par Moscou comme pro-occidental. Dans le même temps, les «French Doctors», quant à eux, se sont assurés une réputation mondiale en entrant en 1980 en Afghanistan.
Avec la chute du mur de Berlin, l’action humanitaire sert de nouvel axe de référence pour certaines personnes en mal de repère idéologique. L’«humanitaire» est devenu une sorte de «religion».
Depuis la fin des années 1980, l’aide au développement renvoie avant tout à la mise en œuvre de programmes économiques et financiers. L’aide humanitaire, quant à elle, fait songer davantage à la morale et à la solidarité entre les hommes. Par ce biais, l’aide humanitaire a combiné l’inspiration chrétienne et celle de la philosophie des Lumières. Ainsi, peut-elle rassembler tout le monde.
Le mot «humanitaire» renvoie à l’aide octroyée partout dans le monde pour répondre à une «catastrophe humanitaire» d’origine naturelle ou humaine. Et le mot «humanitaire», accolé à celui de «crise» est de plus en plus employé à la place du mot «guerre» remplacé déjà par l’expression de «conflit armé». Ainsi, l’on tend à gommer les réalités par l’emploi trop généralisé du mot «humanitaire» et à intéresser l‘ensemble de la communauté internationale à un événement qui se produit au sein du «village planétaire».
En même temps, l’on fait volontiers appel à une «morale humanitaire» renvoyant à l’universalité des droits de l’homme. Et cette «morale humanitaire constitue le moteur de l’aide humanitaire». Le mot «humanitaire» tend en effet à investir aujourd’hui le domaine des droits de l’homme. Il existe en outre des relations entre le droit humanitaire et les droits de l’homme. D’ailleurs, l’ONU s’est intéressée en 1968 au droit humanitaire pour encourager son développement à l’occasion de la Conférence sur les Droits de l’homme de Téhéran. Et depuis 1990, le CICR a un statut d’observateur permanent auprès de l’Assemblée générale de l’ONU. Depuis, les Résolutions du Conseil de Sécurité font volontiers référence au droit humanitaire.
Le concept «d’ingérence humanitaire» et la notion d’«humanitaire d’Etat» qui en est une des conséquences sont très liés à l’entrée de l’«humanitaire» dans la sphère de l’ONU. La doctrine classique se méfie dans le principe de l’intervention d’un Etat dans les affaires d’un autre. Mais, sous couvert de grands principes, elle se justifie assez aisément. D’où l’invention au milieu des années 1980, d’un concept généreux certes, mais dangereux, celui de l’«ingérence humanitaire» sous la forme d’un «droit» ou d’un «devoir». Il est lié à l’«humanitaire d’Etat» et ne peut donc qu’être éloigné de la neutralité et proche du politique.
Par ailleurs, ce principe contrarie profondément celui de non-intervention inscrit dans la Charte des Nations Unis. Il est à rapprocher de la théorie de l’intervention d’humanité du XIXe siècle en faveur de civils étrangers menacés dans leur existence par l’Etat hôte. Le pays des ressortissants pouvait pour leur venir aide en appliquant cette théorie. Le droit d’ingérence humanitaire proposait, quant à lui, d’intervenir dans un Etat pour sauver ses propres ressortissants. En cela, ce concept rejoignait l’idéologie des droits de l’homme. Depuis le début des années 2000, l’on parle plus volontiers de la «responsabilité de protéger».
Il y a ici une inversion des données par rapport au droit d’ingérence humanitaire. Même s’il y a toujours — mais de manière implicite — la reconnaissance d’un droit d’intervention, celui-ci n’est plus accordé à des Etats pris isolément, mais à la communauté internationale. L’expression ne mentionne pas le mot «humanitaire». Il faut en effet cesser d’abuser de l’«humanitaire».
Le mot «humanitaire» est devenu, à lui seul et à bien des égards, une sorte de justification idéologique d’une action ou d’une volonté d’agir. L’exemple de l’expression «médecine humanitaire» le montre bien. L’ONU a, quant à elle, créé des «couloirs humanitaires» et des «corridors humanitaires» de protection.
L’Afrique, enjeu humanitaire, s’il en est un, reçoit de l’Occident des «ordinateurs humanitaires» reconfigurés pour être employés sur le continent.L’emploi du mot «humanitaire» traduit ici un nouveau mode de gestion des biens dans une perspective «solidaire», mot également très employé. Dans le même temps, par simplification, l’on s’est mis à employer le substantif «Humanitaire» pour signifier une personne remplissant une mission humanitaire. L’humanitaire, avec ou sans majuscule, est partout ! Le 19 juin 2008, un «Humanitaire» est d’ailleurs entré à l’Académie française, en la personne de Jean-Christophe Rufin.
Mais, sans doute cette multiplication de l’emploi du mot «humanitaire» est-elle également très significative du rétrécissement considérable de l’étendu de notre vocabulaire, lié à la volonté de se faire comprendre de tout le monde et à une grande paresse intellectuelle, à laquelle malheureusement les media audiovisuels et télévisuels nous encouragent.
De l’humanitaire à l’humanitarisme
L’humanitaire a pris une telle place dans nos sociétés que tous y font référence. A cet abus de langage associé aux dérives d’une certaine action dite «humanitaire», le mot perd de sa clarté et peut-être un peu de respectabilité. A ce titre, une des conséquences, parfois néfastes, du sans-frontiérisme est la multiplication d’actions plus ou moins bien organisées en fonction des émotions et impulsions des uns ou des autres ayant «l’ardeur des nouveaux croisés, convaincus de la justesse universelle de leurs actions charitables» explique Pierre de Senarclens. En 2007, la très triste affaire dite de «l’Arche de Zoé», l’a rappelé.
En 1837, dans Les employés, Balzac critiquait «ce stupide amour collectif qu’il faut nommer l’humanitarisme, fils de la défunte Philanthropie, et qui est à la divine Charité catholique ce que le système est à l’art, le raisonnement substitué à l’Œuvre». La même année, il évoquait l’«humanitarisme bêlant» de son époque. Balzac suivait donc l’évolution d’une partie des élites de cette première moitié du XIXe siècle qui ont pu approuver la montée en puissance de l’idée humanitaire mais ont jugé également nécessaire d’en limiter les effets.
Notons cependant, que Balzac n’emploie pas le mot «humanitaire» mais celui d’«humanitarisme», pour critiquer cette évolution. L’«humanitarisme» se définissait autrefois comme étant un «amour de l’humanité excessif et prétentieux». Aujourd’hui, on lui donne une définition plus positive en estimant qu’il est l’un «activisme pour la défense des Droits de l’homme». En 2005, Michael Schloms emploie le terme d’«humanitarisme» à la place de celui d’«humanitaire». A certains égards cependant ce mot semble réapparaître aujourd’hui comme une raillerie de l’«humanitaire», un peu comme dans la deuxième moitié des années 1830. En 1871, Flaubert dénonçait encore l’«humanitarisme».
L’emploi excessif d’un mot tend à le banaliser et à le dévaloriser et donc contribuer à sa perte. Sans doute, devrait-on remettre en vigueur la distinction classique entre le droit et l’action humanitaires, d’une part et les droits de l’homme et leur défense, d’autre part.
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Véronique Harouel-Bureloup
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