Dans six pays d’Afrique Centrale, ont été organisées, au cours de la dernière décennie, des élections «pas comme les autres»(1). En effet, ces scrutins se sont déroulés dans des pays ayant traversé, au cours des années précédentes, un conflit armé, suivi d’un processus de paix, de transition, de réconciliation ou de dialogue. En 2003 au Rwanda, en 2005 au Burundi et en République Centrafricaine, en 2006 en République démocratique du Congo, en 2002 en République du Congo et, dans un contexte légèrement différent, en 2001 et 2006 au Tchad, des scrutins se sont déroulés dans un contexte particulier : après une période troublée, les élections étaient vues comme l’étape ultime d’un processus de stabilisation, censées marquer le retour à un pouvoir «légitime», démocratiquement consensuel, issu des urnes.
Si ces élections ne sont pas comme les autres, c’est qu’elles sont considérées comme une étape obligée sans laquelle le passage de la guerre à la paix n’est pas possible, un ingrédient nécessaire au cheminement vers la stabilité(2). En dépit de la spécificité de chaque contexte, ces scrutins présentent donc quelques similitudes. La première réside dans l’importance accordée par la communauté internationale à des processus électoraux hautement symboliques, mais qui se déroulent dans des pays où le dialogue démocratique, la sécurité des individus et, souvent, la gouvernance présentent des carences importantes.
La plupart de ces élections ont fait l’objet d’un investissement important des partenaires étrangers (essentiellement l’Union européenne), non pas qu’elles constituent une panacée (la consultation populaire ne pouvant, par son simple principe, apporter des solutions aux problèmes qui ont fait éclater les conflits ou qui en ont découlé), mais sans doute parce qu’elles constituent une échéance technique, ponctuelle, programmable, mesurable et donc plus facile à atteindre que des défis à plus long terme tels que la bonne gouvernance ou la sécurité(3).
Soulevant des espoirs importants dans le chef de populations fatiguées et meurtries par les conflits, en attente de sécurité, de stabilité, de développement et de bien-être, ces élections se sont toutefois déroulées dans un contexte où persistait l’insécurité, dans certaines portions du territoire ou aux frontières. Dans une situation de grande tension, où des partis politiques en lice se sont constitués sur la base d’anciens mouvements armés, le risque d’une recrudescence du conflit n’était, dans aucun des cas, à écarter, la concurrence électorale n’étant souvent qu’une transposition dans des formes démocratiques de la confrontation armée.
Enfin, autre point commun de ces échéances : le défi logistique que posait l’organisation de scrutins dans des pays souvent vastes, où (hormis au Burundi et au Rwanda) la densité de la population est faible, où les données des recensements sont inexistantes ou peu fiables, où les voies de transport praticables sont limitées, où l’alimentation électrique est loin d’être présente sur l’ensemble du territoire.
Non seulement les guerres ont entraîné une stagnation du développement, mais elles ont provoqué souvent des détériorations importantes des infrastructures, ainsi que de vastes mouvements de population, rendant la tâche de ceux qui organisent les élections plus complexe encore que dans d’autre pays en développement.
Parmi les défis posés par l’organisation de ces scrutins, il en est un particulièrement crucial à la fois pour la stabilité du processus, mais aussi pour la garantie du caractère libre et démocratique des élections : la contribution des médias d’information. En effet, il est évident qu’il ne peut y avoir d’élection démocratique sans une presse libre, capable d’amener à la connaissance du citoyen les renseignements nécessaires sur les partis et les candidats, mais aussi sur le déroulement pratique du scrutin, afin que la population puisse procéder à un choix valide et éclairé.
Pour que le caractère pluraliste des élections soit réel, il faut en outre que les médias publics (et même privés) reflètent une certaine diversité et fassent preuve d’un degré réel d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques. Enfin, pour que les scrutins soient équitables, il est d’usage que l’autorité publique puisse intervenir dans le champ des médias par le biais d’une régulation qui garantisse le caractère responsable et équilibré de la participation des médias à la diffusion des projets politiques en compétition.
Chemin de la paix…
Dans le contexte des élections «post-conflit», à la fois délicates et déterminantes pour la paix et la sécurité, l’intervention des médias constitue une préoccupation tout à fait centrale : elle est une condition essentielle au bon déroulement du processus, mais aussi la source d’où peuvent partir et s’amplifier les dérapages, voire le basculement dans la violence. C’est précisément cette participation des médias à l’ensemble du processus électoral dans ces six pays d’Afrique Centrale que le livre Elections et médias en Afrique Centrale. Voie des urnes, voix de la paix ? se propose de décrire et d’analyser.
Issu d’une recherche de terrain menée grâce à l’appui de l’Institut Panos Paris, une ONG internationale qui soutient le pluralisme des médias, particulièrement en Afrique centrale, l’ouvrage s’intéresse à cette rencontre entre les «voix» que font entendre les journalistes sur leurs ondes et dans leur page et celles que les citoyens vont exprimer en glissant leur bulletin dans l’urne ; dans un contexte où les unes comme les autres déterminent l’avancement sur le chemin de la paix.
Plutôt que de se pencher successivement sur la situation des six pays, l’ouvrage se construit autour du déroulement chronologique du cycle électoral : la période pré-électorale, le moment particulier de la campagne légalement cadrée, le jour du scrutin, le délai (parfois très long dans le contexte africain) d’attente entre le vote et la publication des résultats (provisoires ou définitifs), la gestion du contentieux électoral et la mise en place des nouveaux élus. Chaque moment requiert une participation différente des médias et des journalistes ; mais chaque moment est aussi porteur de risques et de difficultés spécifiques qui entravent le travail des professionnels de l’information.
Si le paysage médiatique de chaque pays a ses particularités, certaines constantes paraissent influencer la manière dont les médias couvrent les échéances électorales. Ainsi, la plupart des rédactions présentent des carences importantes en ce qui concerne les ressources humaines (insuffisantes et mal formées), matérielles et financières. Ces carences peuvent de venir de véritables obstacles à une couverture équilibrée des scrutins.
Médias et pouvoir
L’environnement économique est souvent défavorable au développement des médias, les conflits ayant endommagé les outils de production, fait fuir les entrepreneurs (potentiels annonceurs) et paupérisé le public. En outre, de nombreux médias ont des accointances fortes avec des candidats ou des partis politiques, qui ne favorisent pas une couverture équitable. Le problème est particulièrement aigu au sein des médias «publics», qui se révèlent souvent être au service exclusif du parti au pouvoir. Ce n’est guère étonnant dans des pays sortant d’un conflit au cours duquel les médias d’Etat ont quitté le champ de l’information pour occuper celui de la propagande et où toute voix divergente était assimilée à un acte de rébellion.
Un autre trait commun réside dans la fréquence des atteintes à la liberté de la presse, dans un contexte général d’impunité, ce qui génère la prudence et l’autocensure dans bien des rédactions. Enfin, il faut souligner que les citoyens de ces pays n’ont pas tous un accès équitable à l’information et qu’il existe une disparité forte entre la capitale et les villes de province ou les campagnes. Les communautés rurales n’ont souvent pas d’autre source d’information que les radios locales, elles-mêmes sous-informées, parfois complétées par le signal de la radio nationale provenant de la capitale.
Presse écrite et télévision n’atteignent pas l’énorme majorité des citoyens vivant dans les campagnes. Dans certains pays (RCA, RDC, Congo Brazzaville, Tchad), il existe même des «zones d’ombre» importantes où aucun média ne pénètre. Comment, dans ce contexte, amener le citoyen à voter en toute connaissance de cause ?
Partant des missions traditionnellement dévolues aux médias et aux journalistes en période électorale (et figurant dans tous les manuels et supports de formation), cette recherche a cherché à les confronter systématiquement aux réalités du terrain médiatique d’Afrique Centrale, mettant en avant non seulement les difficultés particulières rencontrées par les journalistes, mais aussi les solutions imaginatives déployées pour tâcher de les contourner.
Car les médias d’Afrique Centrale disposent aussi d’atouts qui les rendent aujourd’hui plus performants qu’ils ne l’ont jamais été auparavant. La libéralisation du secteur des médias, après des décennies de monopole étatique sur l’information, a généré la possibilité d’un véritable pluralisme. Les évolutions technologiques, et particulièrement la généralisation du téléphone portable, facilitent le travail de collecte de l’information et favorisent une expression plus libre et plus directe des citoyens.
Enfin, l’appui parfois important des bailleurs de fonds au secteur des médias, dans la perspective de la consolidation de la démocratie dans ces pays, a permis de désenclaver les journalistes de la région, de renforcer leur indépendance vis-à-vis des acteurs politiques locaux et d’encourager leur professionnalisme, même si il a aussi entraîné de nouvelles formes de dépendance (explorées dans l’article ci-joint).
Le livre se fonde sur les expériences et les témoignages de dizaines de journalistes de ces six pays, ainsi que sur les contenus des médias qu’ils animent. A travers la description des pressions politiques, des problèmes matériels et techniques, des contraintes contextuelles, mais aussi de la solidarité des journalistes, de leur courage et leur inventivité, il se veut un portrait du secteur médiatique de l’Afrique centrale, ainsi qu’un outil de réflexion autant pour les journalistes eux-mêmes que pour ceux (chercheurs, formateurs, ONG, bailleurs de fonds) qui se soucient de mieux les comprendre.
(1) Patrick Quantin, «Entre déconnexion et réduction : l’étude des élections et des partis», op.cit., p.181.
(2) Thimothy D. Sisk & Andrew Reynolds (ed.), Elections and Conflict Management in Africa, Washington, United States Institute of Peace Press, 1998, p.145.
(3) Gauthier de Villers, République démocratique du Congo. De la guerre aux élections. L’ascension de Joseph Kabila et la naissance de la Troisième République, Cahiers africains n°75, L’Harmattan-Musée Royal de l’Afrique Centrale, 2009, p.366