Enfants soldats : lutter contre les idées reçues

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Les récentes condamnations de Thomas Lubanga par la Cour pénale internationale (CPI) et de Charles Taylor par le Tribunal spécial pour la Sierra Léone (TSL) sont l’occasion de revenir sur le phénomène des enfants-soldats et quelques idées reçues… Tout d’abord, ce n’est pas un phénomène ancien.

Il est apparu, pour l’essentiel, à la fin du 20ème siècle. Si des enfants ont pu combattre au cours de l’histoire, il s’agissait toujours d’une participation marginale et occasionnelle. Depuis des millénaires, le recours aux enfants soldats est considéré comme une hérésie. Les structures des sociétés traditionnelles, les codes moraux et les lois religieuses l’ont toujours interdit. La norme généralement admise est qu’il n’y a pas de place pour les enfants sur le champ de bataille. Et sur un plan pratique, dans la mesure où l’exercice de la guerre nécessitait jusqu’à récemment une grande force et une bonne résistance physique, les enfants étaient considérés comme inaptes au combat. Leur présence sur le champ de bataille était perçue beaucoup plus comme un handicap que comme un avantage stratégique. Les barrières sociétales, morales et religieuses ont été affaiblies au 20ème siècle, à mesure que la mondialisation et le développement inégal (famines, maladies, pauvreté, exode rural) déstructuraient les familles et les communautés traditionnelles (sans qu’une structure étatique forte ne prenne le relais) et créaient une masse d’enfants pauvres et isolés sans perspective d’avenir. Par ailleurs, cette inhabilité de l’enfant au combat a disparu avec la prolifération d’armes automatiques de petit calibre, peu chères, facilement maniables comme la Kalachnikov, d’une redoutable efficacité meurtrière. Le phénomène a alors pris une ampleur générale inégalée dans les années 80-90.

 Ce n’est pas un phénomène typiquement africain

Il s’agit bien d’un phénomène mondial, qui affecte tous les continents. Si les conflits armés en Afrique[1] concentrent l’attention sur ce phénomène, les guerres en Asie[2], en Europe[3] et en Amérique latine[4] ont été ou sont concernés aussi. Il est vrai que c’est sans doute durant la guerre civile au Sierra Léone entre 1991 et 2002 que les enfants soldats ont été massivement recrutés et utilisés. Une situation qui s’est déjà produite durant les deux guerres civiles au Libéria entre 1989 et 1996 puis entre 1999 à 2003[5], où plus de 20 000 enfants de moins de 15 ans ont combattu. L’Armée pour la Résistance du Seigneur (LRA) de Joseph Kony constitue un autre exemple d’usage des enfants soldats en Afrique. C’est ce qui lui a d’ailleurs permis de reconstituer son mouvement affaibli en 2002-2003[6]. De même, la République Démocratique du Congo a été le théâtre de multiples conflits armés depuis 1996 au cours desquels l’usage d’enfants soldats a été une pratique courante[7]. Au Soudan, durant la guerre entre le Nord et le Sud entre 1983 et 2005, ce sont près de 100 000 enfants soldats qui ont été employés. S’est ainsi forgé dans l’imaginaire collectif l’image d’un enfant soldat noir et africain. Il n’en demeure pas moins que des groupes armés non-africains (FARC et paramilitaires en Colombie, LTTE en Sri Lanka) ont aussi fait eu quasi-systématiquement recours aux enfants dans leurs combats. A lui seul, le Myanmar concentrerait actuellement, tant dans les groupes armés que dans les forces gouvernementales, près du quart des enfants soldats dans le monde.

 Ce n’est pas un phénomène marginal

Il y aurait environ 300 000 enfants soldats dans le monde. Ce chiffre approximatif est sans doute en baisse, depuis la fin de certains conflits en Afrique (Sierra Leone, Libéria notamment). Il donne toutefois une idée de la proportion du phénomène. Le phénomène des enfants soldats est bien plus répandu que ce que l’on pense généralement. Dans les trois-quarts des conflits armés qui ont secoué la planète ces 30 dernières années, il y a eu un nombre significatif d’enfants ayant été enrôlés pour participer aux hostilités. Les enfants soldats ont constitué environ 10% des effectifs des combattants.

Ce n’est pas un phénomène ponctuel ou conjoncturel

On peut être amené à croire que les enfants soldats seront de moins en moins nombreux à mesure que nous prenons conscience de l’ampleur du drame. En réalité, sans une action nationale et internationale forte et coordonnée, il y a peu de chance que le phénomène soit éradiqué. La facilité avec laquelle il est possible de recruter et de former un enfant soldat pour en faire un combattant existe encore aujourd’hui : faible coût (les enfants ne sont pas payés, à la différence des adultes qui, souvent, exigent de l’être) et rapidité de la formation. De plus, tous les facteurs ayant contribué à l’émergence du phénomène sont encore réunis : nombre d’enfants pauvres et en marge de leur famille, de leur communauté, de leur école, quantité d’armes de petit calibre en circulation, faiblesse des institutions étatiques. En outre, la présence actuelle des enfants dans un groupe armé alimente le phénomène puisqu’ils sont souvent chargés de recruter à leur tour de nouveaux enfants, de surveiller et de punir ceux qui viennent d’être recrutés et qui se montent récalcitrants. Enfin, l’avantage militaire que peut procurer l’usage des enfants soldats n’a pas disparu. Seule l’opposition très forte (morale et juridique) de la société permettra d’enrayer le phénomène et de dissuader les responsables militaires d’y recourir. Mais cet opprobre ne peut avoir de portée concrète que si sa violation est sanctionnée. Il faut que les dirigeants politiques et militaires soient dissuadés par la certitude qu’ils seront sanctionnés s’ils utilisent des enfants soldats. C’est en ce sens que la décision Lubanga constitue une avancée positive.

Les enfants soldats ne sont pas tous des garçons

La vision traditionnelle de l’enfant soldat est celle d’un garçon portant en bandoulière une arme légère. Pourtant, les filles ne sont pas épargnées. Elles représentaient 40% des 30 000 enfants recrutés durant les conflits armés au Liberia et en Sierra Leone. Cette proportion serait identique en RDC ou en Ouganda. Leurs fonctions sont les mêmes que celles des garçons. Elles participent aussi aux combats : beaucoup d’entre elles portent les armes et vont au front[8]. Elles servent aussi d’esclaves sexuelles.

Les enfants soldats ne sont pas tous de grands adolescents et ne sont pas toujours armés

Il n’est pas rare d’entendre relativiser le phénomène au motif que les enfants concernés seraient surtout des adolescents âgés de 16 ou 17 ans, approchant de l’âge adulte. En réalité, de nombreux enfants soldats ont entre 10 et 15 ans et dans certains conflits armés, des enfants âgés de 6 à 10 ans ont combattu. Un enfant soldat est généralement défini (tant en droit que dans la pratique) comme toute personne de moins de 18 ans qui est engagée dans les combats ou dans le soutien actif d’une armée ou d’un groupe armé. L’âge de 18 ans est considéré, selon les standards défini par l’UNICEF, comme celui de la maturité et est reconnu comme tel dans de nombreux textes nationaux et internationaux. Toutefois, le statut de la CPI (article 8§2b, XXVI pour les conflits armés internationaux et article 8§2e, VII pour les conflits armés internes) ne considère l’utilisation d’un enfant soldat comme un crime de guerre que s’il est âgé de moins de 15 ans.

Par ailleurs, les croyances collectives ont forgé l’image de l’enfant soldat portant à la main une arme de petit calibre, en général une Kalachnikov. La réalité du phénomène est plus complexe, car il existe aussi d’autres formes d’usage de l’enfant soldat. Il peut être recruté pour remplir d’autres fonctions, comme celles de porteur, de messager, de cuisinier, de garde du corps ou encore d’espion.

Les enfants soldats ne sont pas de piètres combattants

Il n’est pas rare d’entendre dire que les enfants soldats ne représentent pas un vrai danger militaire. Bien souvent, pourtant, les enfants soldats se révèlent être de redoutables combattants, comme l’ont montré les confrontations avec des armées occidentales bien équipées et entraînées, que ce soit avec l’armée américaine en Somalie, au Libéria, en Irak et en Afghanistan, l’armée britannique au Sierra Leone et en Irak ou l’armée française en République Démocratique du Congo (Ituri). Ayant moins peur de la mort et moins conscience du danger que les adultes, ils sont souvent plus téméraires. Plus manipulables, on peut plus facilement leur extirper tout sens moral et en faire des combattants sans foi ni loi, ne respectant aucune des règles de la guerre. En parvenant à les conditionner pour qu’ils commettent des atrocités, on crée une peur beaucoup plus forte chez l’ennemi. Par ailleurs, lorsqu’il combat, un enfant est souvent plus efficace, parce que l’ennemi adulte hésite souvent à l’éliminer. Ce sont donc de redoutables combattants très prisés des leaders des groupes armés.

Le recrutement d’enfants soldats n’est pas le fruit du hasard

Du point de vue des groupes armés, le fait de recruter des enfants est très rentable. Cela coûte peu cher. C’est une manière commode d’avoir à leur disposition une masse de soldats malléables, donc mieux contrôlables. Sur le plan psychologique, il est facile de soumettre les enfants à un lavage de cerveau et d’obtenir leur obéissance en utilisant la terreur. Ils sont plus impressionnables, endoctrinables et plus obéissants que les adultes. De ce fait, ils exécutent mieux les ordres et ne remettent jamais en question ni la stratégie militaire suivie, ni les objectifs visés par l’action militaire. Ils sont aussi souvent des combattants efficaces. Ainsi, au total, les enfants soldats constituent une sorte de prolétariat militaire, corvéable à merci, qui se révèle efficace sur le terrain.

Le phénomène ne concerne pas que les acteurs non-étatiques

Si les groupes armés non-étatiques sont les plus grands utilisateurs d’enfants soldats (60% de ces groupes armés en utilisent), les armées des Etats ou les groupes paramilitaires utilisés par ces Etats en font aussi usage : Ouganda, Rwanda, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Iran, Colombie, Paraguay, Myanmar etc. Par ailleurs, bien souvent, les Etats (y compris certains qui ne sont pas en guerre) organisent de manière officielle le recrutement et la formation d’enfants soldats par le biais d’écoles militaires, de mouvements de jeunesse, de structures d’accueil destinés aux orphelins ou aux enfants des rues, de clubs sportifs, etc.

Ce n’est pas un phénomène dont le caractère illégal est mal connu

Contrairement à une idée reçue, les dirigeantspolitiques et militaires des groupes armés et des armées gouvernementales qui recourent aux enfants soldats savent que cela est illégal. Lorsqu’ils sont interrogés, ils indiquent connaître l’interdit moral et juridique relatif à cette pratique et savent même que c’est un crime de guerre. Cela résulte du travail de sensibilisation fait par les ONG, les organisations internationales et les pouvoirs publics depuis des années. Il tient aussi au fait que la plupart du temps, ce n’est pas seulement le droit international qui interdit les enfants soldats mais aussi le droit national. En revanche, ces mêmes leaders perçoivent que le risque de se faire sanctionner ou d’être traduit en justice est inférieur au bénéfice qu’ils peuvent en escompter. Ainsi, le défi actuel n’est pas d’interdire le recours aux enfants soldats ou faire connaître cette interdiction mais de l’appliquer et de la faire respecter. L’effort principal doit maintenant porter sur le caractère effectif de la norme, ce qui passe par le prononcé de sanctions, y compris pénales. Il s’agit donc de mettre fin à cette impunité. L’idée ne serait pas tant de se focaliser sur les crimes commis par les enfants soldats que de donner la priorité à la répression de leurs chefs, pour créer une « dissuasion » judiciaire. Celle-ci peut se révéler très efficace, parce que ce sont généralement les supérieurs hiérarchiques qui décident et mettent en œuvre le recrutement et l’emploi d’enfant soldats. Il est, par conséquent, essentiel d’envoyer un signal fort aux auteurs de tels crimes, afin qu’ils comprennent que l’impunité n’existe plus.

Face à un tel phénomène, la communauté internationale ne reste pas inactive

De nombreuses ONG (dont certains se sont regroupées dans la Coalition internationale pour mettre fin à l’utilisation d’enfants soldats), tout comme des organisations internationales (UNICEF, CICR etc), jouent un rôle actif dans la démobilisation des enfants soldats. Elles mobilisent tant les acteurs de terrain que l’opinion publique. Et désormais les juridictions internationales poursuivent le crime de guerre que constituent le recrutement et l’usage d’enfants soldats. Il s’agit d’une infraction commise fréquemment dans les conflits armés, tant le phénomène est répandu et général. Or cette infraction, contrairement à d’autres, est relativement facile à prouver. Il suffit de démontrer la présence d’enfants soldats dans les rangs du leader en question et de prouver qu’il ne pouvait ignorer cette présence. De surcroît, c’est une infraction dont la répression fait l’objet d’un consensus, notamment dans les pays développés, principaux donateurs des juridictions internationales. Thomas Lubanga[9] vient d’être condamné par la CPI pour des faits commis en Ituri[10]. Il n’est pas le seul à être poursuivi pour cette infraction devant la CPI : c’est le cas également de Germain Katanga, Mathieu Ngudjolo Chui, Bosco Ntaganda ou de trois chefs de la LRA. Le TSL a également condamné Charles Taylor pour cette infraction et a engagé des poursuites sur ce fondement contre d’autres accusés.

Les enfants soldats ne sont pas responsables de leur recrutement

Il est vrai que les enfants sont parfois volontaires pour s’engager. Plusieurs types de motivations existent : envie de participer à une aventure, de se battre, de se nourrir à sa faim, de s’enrichir, de se venger… Toutefois, on ne peut pas considérer que le consentement d’un enfant soit possible et valable lorsqu’il s’agit d’une décision aussi importante et grave qui est celle de s’engager dans le métier des armes avec le risque d’y perdre sa vie. Le consentement de l’enfant est, en outre, souvent vicié par la pression exercée par les personnes en armes lui proposant de les rejoindre. Enfin, ce recrutement est parfois forcé : l’enfant est sommé de s’engager sous peine de violences. Une fois recruté, il ne peut pas donner un consentement éclairé qui viendrait valider son engagement initial. Il n’a guère de choix, étant souvent la première victime des violences exercées au sein du groupe : violences sexuelles (viols, esclavage sexuel) et/ou physiques (coups et blessures, mutilations, meurtres), travail forcé et délaissement (défaut de soins en cas de blessures ou de maladies, absence de nourriture suffisante, absence de formation).

Ce n’est pas un phénomène sans conséquence sur le déroulement d’un conflit

L’emploi d’enfants soldats dans un conflit armé n’est pas seulement une violation du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme. C’est aussi souvent une infraction en générant d’autres. Plus dépourvus de sens moral que les adultes, les enfants soldats ont tendance à commettre plus d’infractions au droit des conflits armés : viols, assassinats de civils, attaques contre du personnel médical ou des objectifs protégés et pillages. Par ailleurs, la présence d’enfants soldats fait qu’un conflit armé risque d’être plus rapide et facile à se déclencher, plus violent et coûteux en vies humaines et plus difficile à arrêter. Enfin, bien sûr, dans une situation post conflit, la présence d’enfants soldats est un facteur d’instabilité (ils peuvent très rapidement reprendre les armes) contribuant à la violence, la militarisation de la société et à son appauvrissement. Ces enfants, souvent traumatisés par la guerre et désocialisés (fréquemment plus violents, en moins bonne santé, moins alphabétisés, sans véritable lien social), sont aussi un coût considérable pour l’Etat concerné, puisque la société doit les réinsérer, leur trouver un avenir familial (certaines familles les rejettent compte tenu de leur passé), personnel, éducatif, et professionnel. D’où l’importance d’un solide programme de désarmement-démobilisation-réintégration (DDR), organisé et efficace.

[1] Angola, Mozambique, Ethiopie, Soudan, Tchad, Somalie, Ouganda, Rwanda, Burundi, Congo-Brazaville, République Démocratique du Congo, République centrafricaine, Libéria, Sierra Léone, Guinée, Côte d’Ivoire etc.
[2] Liban, Palestine, Turquie, Iran, Irak, Afghanistan, Pakistan, Inde, Népal, Sri Lanka, Philippines, Cambodge, Myanmar etc.
[3] Bosnie, Kosovo.
[4] Colombie, Pérou, Equateur, Paraguay, Mexique, Guatemala, Salvador, Nicaragua etc.
[5] Charles Taylor a commencé la guerre au Libéria en 1989 avec quelques 200 enfants soldats.
[6] La LRA aurait enlevé plus de 15.000 enfants.
[7] Laurent Désiré Kabila comptait plus de 10.000 enfants soldats dans le groupe armé qui lui a permis de renverser le régime de Mobutu.
[8] Au Liberia et en Sierra Leone, des Small Girls Units, unités composées exclusivement de filles, étaient réputées pour leur violence.
[9] Lubanga était le chef de l’UPC/RP, milice qui avait une politique de recrutement particulière : chaque famille vivant dans la zone qu’il contrôlait devait donner une vache, de l’argent ou un enfant.
[10] Il est estimé qu’en Ituri, dans le district de Bunia, ce sont près de 10.000 enfants soldats qui étaient actifs entre 2002 et 2005, représentant jusqu’à 80% des effectifs des milices.

Ghislain Poissonnier

Ghislain Poissonnier

Ghislain Poissonnier, magistrat français et ancien délégué du CICR. Il est l’auteur de « Les chemins d’Hébron – Un an avec le CICR en Cisjordanie » (L’harmattan, 2010).