Humanitaire et développement durable : Passé, présent et futur de deux idées jumelles

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 « Comme les entreprises, les organisations humanitaires adaptent leur fonctionnement pour prendre en compte des critères de développement durable »
« Comme les entreprises, les organisations humanitaires adaptent leur fonctionnement pour prendre en compte des critères de développement durable »

« La France met en œuvre une politique de développement et de solidarité internationale qui a pour objectif général de promouvoir un développement durable dans les pays en développement, dans ses composantes économique, sociale, environnementale et culturelle. »

Ce que vous venez de lire est la première phrase du premier article de la loi de programmation sur le développement et la solidarité internationale (1) adoptée en juillet 2014. Le même article précise plus loin que l’action humanitaire s’inscrit pleinement dans cette politique. Même si elle a un faible pouvoir normatif, cette affirmation est très symbolique. Pour la France, l’action humanitaire, « qui, précise la loi, vise à secourir les populations vulnérables », n’est pas une fin en soi. Elle doit concourir à l’objectif plus vaste de développement durable. Qu’est-ce que cela peut signifier pour les humanitaires ? Plusieurs réactions, positives comme négatives, sont envisageables.

L’une d’elles est tout simplement l’indifférence. Le développement durable consiste selon la fameuse définition du rapport Brundtland à « satisfaire les besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987). Les humanitaires peuvent sans peine reprendre à leur compte cet objectif général : après tout, « secourir les populations vulnérables », n’est-ce pas « satisfaire les besoins du présent » ?

Reste la seconde partie de la définition : « sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». La subordination de l’humanitaire à l’objectif de développement durable peut être une injonction à intégrer des considérations environnementales et sociales de long terme dans les programmes et le fonctionnement des organisations. C’est l’opportunité d’améliorer la qualité de l’aide, mais n’y a-t-il pas un risque de dispersion des moyens ? Pour le dire brutalement, « une crise humanitaire n’est peut-être pas le meilleur moment pour faire des câlins aux arbres » (Kelly, 2004).

L’objectif de développement durable peut en outre signifier l’entrée de nouveaux acteurs dans le champ humanitaire : organisations de protection de l’environnement mais aussi entreprises. C’est justement au nom du développement durable que le secteur privé à but lucratif a mis au point des concepts – responsabilité sociétale, « social business », « base of pyramid » – justifiant son intervention dans des domaines autrefois réservés aux organisations caritatives.

Évidence ou contresens ? Opportunité ou menace ? Le rapprochement entre humanitaire et développement durable n’est certainement pas univoque. Cet article se propose d’en éclairer les enjeux en replaçant les deux mouvements dans leurs contextes historiques.

1970-2000 : des réponses divergentes à un même défi

Lorsque l’on ébauche une chronologie du développement durable, sa concomitance avec celle de l’humanitaire est frappante. Cette coïncidence n’est pas due au hasard : les deux mouvements se sont nourris d’un contexte historique commun. Mais confrontés aux mêmes défis, ils ont choisi des options radicalement opposées.

Le terme « sustainable development », plus tard traduit en français par « développement durable », est employé pour la première fois dans un rapport de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (1980). On peut cependant en déceler l’origine un peu plus tôt, dans les premières prises de conscience écologistes au cours des années 60 et dans la mobilisation internationale qui a suivi le naufrage du Torrey Canyon, aboutissant au Sommet de Stockholm en 1972. La notion est définitivement consacrée par la communauté internationale avec le rapport Brundtland (1987) puis la Déclaration de Rio (1992).

Le mouvement humanitaire quant à lui est antérieur, mais il connaît un renouveau au moment où naît le développement durable. Les organisations de « 3e génération » apparaissent elles aussi dans les années 70 – Médecins sans Frontières est créé fin 1971 – pour atteindre la consécration dans les années 90 lorsque l’organisation reçoit le Prix Nobel de la Paix (1999).

Apparition dans les années 70, développement dans les années 80 et consécration à la fin du siècle : ce parallélisme est trop net pour n’être qu’une coïncidence. Les deux mouvements tentent en réalité de répondre à un même problème. La fin des Trente Glorieuses, l’impossible poursuite de la croissance démontrée par le rapport du club de Rome (1972) alors même que les pays du sud restent sous-développés, la déception vis-à-vis du communisme et des mouvements revendicatifs des années 60, l’accélération des crises économiques, sociales et environnementales et la persistance des conflits rendent nécessaire l’invention de nouveaux espoirs et, peut-être de façon encore plus pressante, de nouvelles formes d’engagement. Chacun à leur manière, l’humanitaire et le développement durable tentent de relever le défi.

Les objectifs poursuivis dans les deux cas sont donc largement compatibles, mais les voies choisies pour les atteindre divergent nettement.

En effet, le développement durable ne vise pas le traitement d’une souffrance ou d’une inégalité en particulier mais recherche une amélioration globale de la condition humaine. Pour y parvenir, il se fait résolument réformiste (Dezalay, 2007), cherchant à imprégner et à infléchir progressivement la politique, la société et l’économie, y compris au risque de la compromission.

L’humanitaire à l’inverse choisit une forme d’action moralement irréprochable mais déracinée. Son engagement est purement individuel : il veut porter secours à autant de personnes qu’il peut le faire lui-même, mais il ne prétend pas modifier le comportement de ceux qui ne partagent pas son engagement. Selon la formule de Rony Brauman, le seul message politique de l’humanitaire est que « l’homme n’est pas fait pour souffrir » (Brauman, 2006). Il se tient également en marge de l’économie et de la société : basé sur le don, il est par nature antisocial (idem, p.215) ; cantonné à l’urgence, il se revendique toujours de passage.

Depuis 2000 : une rencontre inévitable

La volonté du développement durable de pénétrer l’ensemble de la société rend sa rencontre avec l’humanitaire inévitable. Mais cette évolution n’est pas seulement subie : elle recoupe des préoccupations apparues au sein même des ONG.

Le développement durable se veut universel (Sauvé, 2007) et, en 30 ans, il est effectivement parvenu à s’imposer comme un concept incontournable y compris dans l’action humanitaire.

Adopté par la communauté internationale lors de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (1992), il voisine dès l’origine avec la solidarité internationale. Il est rapidement intégré par les bailleurs de fonds internationaux, puis par les politiques et les réglementations nationales. Sous la pression de la Banque Mondiale, de nombreux pays adoptent des législations imposant des études d’impact. Les bailleurs canadiens et suédois prennent en compte des critères de développement durable dans l’évaluation des projets financés dès la fin des années 90. En France, l’Agence Française de Développement adhère au Global Compact en 2004, une clause de responsabilité sociale et environnementale est ajoutée aux contrats de financement des ONG en 2011…

C’est ensuite au tour des organismes à but lucratif, restés majoritairement en marge du mouvement, de s’en saisir à partir du Sommet de la Terre de Johannesburg (2002). Dans le même temps, les particuliers aussi s’approprient le concept qui commence à modeler leurs habitudes : 85 % des Français déclarent agir personnellement et concrètement pour le développement durable (BVA, 2012).

Petit à petit, ce sont donc toutes les parties prenantes des organisations humanitaires qui adoptent le développement durable. De plus, elles identifient fréquemment leurs relations avec les ONG comme faisant partie de cet engagement. À la réglementation, qui ne fait pas toujours d’exception pour les organisations sans but lucratif (la loi Grenelle II, par exemple, contient des obligations pour les ONG), s’ajoute donc un important « droit mou » : code de conduite (par exemple le point 9 de la Charte Sphere), normes (ISO 26000, People in Aid, etc.), bonnes pratiques, pression des parties prenantes et en premier lieu des salariés eux-mêmes…

Les questions sur la durabilité de l’action humanitaire viennent en effet autant de l’intérieur que de l’extérieur des organisations. Nombreux sont ceux qui avec le recul peuvent partager le constat de Rony Brauman, « choqué par les moyens importants mis en œuvre » dans certaines interventions, alors « que les modes de forage, de transport ou d’approvisionnement utilisés auraient pu être davantage économes, plus sobres sur le plan environnemental, et ce sans aucune conséquence du point de vue du service apporté aux populations » (2014).

Les humanitaires n’ont pas attendu qu’on leur impose pour réaliser que l’urgence ne justifie ni le gaspillage ni le court-termisme : même si les urgences ne durent que quelques mois, la présence des organisations se compte souvent en décennies (2) et les programmes influencent les conditions de vie bien après la fin des activités (3). C’est pourquoi, dès les années 90, Action contre la Faim mettait en place des programmes intégrés visant à « sauver les vies menacées et protéger les vies sauvées » (Ryfman, 1999). Peu après, André Briend demandait à Médecins sans Frontières de juger l’efficacité de son action non seulement au nombre de vies sauvées mais aussi à la « qualité de la survie » (2000).

En devenant progressivement incontournable, le développement durable met simplement en évidence cette responsabilité des organisations. Ce faisant, il oblige les humanitaires, a minima, à se mettre en conformité avec ces nouvelles exigences et à tenter de minimiser les risques liés à des pratiques forcément imparfaites, notamment les risques d’image.

Demain ? Aux humanitaires de se réapproprier
le développement durable et d’y imprimer leur marque

Rien n’impose cependant de s’en tenir à cette stratégie défensive. Intégrer les principes du développement durable dans le fonctionnement d’une organisation humanitaire peut aussi être le moyen de rendre son action plus efficace et de créer des co-bénéfices pour les pays d’intervention. Jean-François Mattei résume bien cette aspiration en appelant à « une durabilité qui se mesure à l’aune de critères de capacités de choix restaurées, d’autonomie retrouvée, de projets et d’espoirs (r)éveillés » (2005).

Au-delà de la maîtrise de leurs propres impacts, les organisations humanitaires ont aussi la possibilité de réinvestir les forums dédiés au développement durable qu’elles ont, pour la plupart, désertés au profit de « mouvements sociaux » souvent moins expérimentés (Troubé, 2010). Cette réappropriation est d’autant plus souhaitable qu’elle correspond aux attentes d’une opinion lassée des débats idéologiques, qui réclame désormais de réels changements de pratiques (Tubiana, 2014).

En définitive, les organisations humanitaires ont face à elles deux alternatives.

Jouant de leur bonne image, elles peuvent retarder le moment où elles devront adapter leurs pratiques et même, lorsque ce sera devenu inévitable, ne répondre qu’a minima aux demandes de leurs parties prenantes, au risque d’être marginalisées par la concurrence de nouveaux acteurs plus conformes aux attentes de leurs bailleurs, de leurs donateurs et de leurs salariés.

Elles peuvent au contraire se saisir du sujet, s’efforçant d’améliorer leurs propres performances par une démarche volontariste de responsabilité sociale et environnementale. Elles auront alors l’opportunité de devenir pleinement actrices du développement durable et de s’appuyer sur ce statut et sur leur expérience du terrain pour influencer les politiques internationales.

En tout état de cause, la loi sur le développement citée en introduction rappelle qu’il n’existe pas de particularisme humanitaire permettant aux ONG d’échapper à l’influence croissante du développement durable.

(1) Loi de programmation sur le développement et la solidarité internationale
(2) Un quart des missions d’Action contre la Faim ont plus de 20 ans.

(3) Ainsi, par exemple, la durée moyenne de séjour dans un camp de réfugiés était de 17 ans en 2003 (UNHCR, 2004). Les décisions prises lors de l’ouverture du camp et notamment l’intégration de facteurs environnementaux (accès à l’eau, au bois ou à d’autres ressources naturelles, intégration de la gestion des déchets…) déterminent donc les conditions de vie à long terme.

 

Liens utiles : 

Bibliographie

  • Brauman, R. (2006), Penser dans l’urgence.
  • Briend, A. (2000), Quelle intervention en situation de pénurie ? Dans R. B. (dir.), Utopies Sanitaires. Médecins sans frontière.
  • BVA (2012, mars 1), Développement Durable : quelles sont les attentes du consommateur-citoyen ?
  • Commission mondiale sur l’environnement et le développement (1987), Notre avenir à tous.
  • Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement (1992, juin 3-14), Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement. Rio de Janeiro, Brésil.
  • Dezalay, Y. (2007), De la défense de l’environnement au développement durable. Actes de la recherche en sciences sociales, 144.
  • Kelly, C. (2004, Juillet), Including the environment in humanitarian assistance. Humanitarian Exchange Magazine.
  • Mattei, J.-F. (2005, décembre), L’humanitaire d’urgence, et après ? Economie & Humanisme, 84-87.
  • Rony Brauman, B. R. (2014), Le Politique, chaînon manquant entre humanitaires et environnementalistes ? Humanitaire, 38, pp. 32-43.
  • Ryfman, P. (1999), La question humanitaire. Ellipses.
  • Sauvé, L. (2007), L’équivoque du développement durable. Chemin de Traverse(4), 31-47.
  • Troubé, C. (2010), L’humanitaire, un business comme les autres ?
  • Tubiana, L. (2014, mars 31), La notion de développement durable nous a endormis, Libération.
  • UICN (1980), World conservation strategy.
  • UNHCR (2004), Protracted Refugee Situations. Executive Committee of the High Commissioner’s Programme Standing Committee, 30th meeting.

Thibault Laconde

Thibault Laconde

Thibault Laconde est ingénieur et juriste, il est actuellement chargé de mission responsabilité sociale et environnementale chez Action contre la Faim.