Israël est-il en train de devenir une théocratie ?

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Le sionisme des origines, celui qui a permis l’édification de l’Etat d’Israël, était au départ un mouvement socialisant et laïc. Jamais Theodor Herzl, le père de la nation, n’avait imaginé confier les affaires du futur Etat des Juifs en Palestine, comme rêvé dans son roman d’anticipation Altneuland[1], aux religieux.

En réalité, d’aucuns pensent qu’Israël ait été un jour socialiste mais la globalisation mondiale, l’accélération de l’ultralibéralisation de l’économie israélienne, l’individualisation de la société, et la normalisation d’une société identique à toutes celles du monde occidental prouve que le pays a naturellement abandonné une partie de ses fondements idéologiques. Pourrait-il en être de même un jour avec la thématique religieuse ? Doit-on craindre une « mollahisation » des esprits et une théocratisation de la scène politique et sociale israélienne ?

 Les derniers évènements liés aux ultra-orthodoxes

Les récents évènements autour des ultra-orthodoxes prouvent qu’Israël est en perpétuel tiraillement avec les différentes composantes de sa société qui peuvent avoir parfois bien du mal à cohabiter. Le week-end du nouvel an fut tendu à Jérusalem et la manifestation d’ultra-orthodoxes déguisés en prisonniers des camps de concentration portant l’étoile jaune a suscité l’émoi de tout un pays. Ces derniers protestaient contre les médias et les laïcs en scandant à maintes reprises les propos suivants : « Les sionistes ne sont pas des juifs, les juifs ne sont pas sionistes, et les sionistes sont racistes ». Entendons que les ultra-orthodoxes stigmatisés depuis le début de la crise sociale à l’été dernier se sont repliés sur leurs traditions religieuses et discriminatoires à l’égard de tous les autres Israéliens. Vivant en marge de la société, la communauté des « haredim », littéralement « ceux qui craignent dieu », ont fait entendre parler d’eux à plusieurs reprises : Yocheved Horowitz, Tanya Rosenblit et Na’ama Margolese sont devenus trois grands symboles de victimes de l’oppression théocratique des ultra-orthodoxes à l’égard des femmes. La première contestait le fait de devoir aller à l’arrière d’un bus comme il est de coutume dans les lignes « kasher » afin de laisser la place aux hommes à l’avant du véhicule. La seconde fut stigmatisée pour les mêmes raisons et la troisième, la petite Na’ama, 8 ans, a fait le tour des télés du pays en témoignant en pleurs des attaques verbales et des crachats qu’elle a reçu à Beit Shemesh en s’habillant de manière « trop légère » pour les haredim.

Un avènement du « religieux » par pallier

Aujourd’hui, il y a plusieurs sortes de religieux en Israël et ce aux objectifs divergents : les juifs ultra orthodoxes comprenant de nombreux courants (parmi eux les « Sicaires », secte responsable des dernières provocations à Méa Sharim à Jérusalem avec la manifestation des figurants de prisonniers des camps) et qui représentent 20% de la population et qui pourraient s’élever à plus de 30% en 2048 ; et les juifs nationalistes religieux, principaux artisans de la colonisation dans les Territoires pour la reconstitution et l’annexion de la Judée-Samarie au futur Etat palestinien qui protestaient par exemple en 2005 contre le retrait d’Israël de Gaza, torah à la main.

Il faut bien comprendre que le phénomène de théocratisation des esprits n’est pas tout à fait nouveau en Israël. A la création de l’Etat en 1948, les plus fervents opposants à l’établissement d’un foyer juif en Palestine furent justement les juifs religieux rigoristes, fermement opposés aux sionistes laïcs. Pour eux, la matérialisation d’Israël ne pouvait survenir qu’à l’arrivée du messie.  En achetant leur adhésion par de nombreuses allocations sociales, les gouvernements se mettaient de leur côté une ressource clé pour la logique de peuplement du pays et garantissait la majorité juive; ensuite, les politiques leur ont accordé le droit de ne pas servir dans l’armée et d’être exempté du service militaire (36 mois pour les garçons, 21 mois pour les filles).

A ce prix là, les ultra-orthodoxes sont devenus en quelques décennies la principale caution morale du pays et surtout le principal socle religieux et identitaire dans la sauvegarde de l’identité juive. Aujourd’hui, les tensions renaissent entre religieux et laïcs car la plus grosse crise sociale qu’ait traversé le pays et les plus grosses manifestations conséquentes jamais survenues jusque là dans le pays désignaient deux boucs émissaires à la crise économique et à la faillite de l’Etat providence : les ultra orthodoxes qui ne concourent pas à l’activité du pays et deviennent un fardeau, et les colons nationalistes qui coûtent cher avec l’occupation des Territoires (qu’ils appellent toujours Judée-Samarie). Ces derniers ont pris une place croissante dans la vie politique israélienne avec la guerre expansive des Six jours et les conquêtes de nouveaux territoires. La terre sacralisée redonne alors toute sa place à la mythologie juive du Grand Israël.

 Une assise de plus en plus confortable des partis religieux
dans le paysage politique israélien

La question est aujourd’hui plus politique que jamais. Preuve en est le poids que le religieux a pris depuis l’arrivée historique de la droite en 1977 et la constitution du Bloc de la Foi, le « Gush Emounim », qui accorda une existence politique officielle inédite aux colons défendant le Grand Israël, après la défaite historique de la gauche socialiste et laïque. Preuve en est encore le mode de scrutin en Israël et l’enracinement de la société à droite toute depuis dix ans, comme le retour du religieux et du nationalisme, avec le gouvernement de Benjamin Netanyahou et d’Avidgor Lieberman qui ne tiendraient sans le concours des partis religieux. Aujourd’hui, toute coalition impossible semble sans l’appui des religieux et donc les trois partis que sont le Shass, l’Agoudat Israel et le Degel Hatorah.

Preuve en est surtout aussi, avec l’explosion de l’influence du Shass, parti d’ultra orthodoxes séfarades longtemps méprisés comme les Orientaux en général (venant des pays arabes, donc considérés comme des « Arabes » et pas de vrais Juifs). Il suffirait simplement de mentionner le rôle du rabbin Ovadia Youssef, seul à même de décider du sort de Salah Hammouri, emprisonné 7 ans dans les geôles israéliennes pour atteinte à la sûreté de l’Etat, et accusé de fomenter un projet d’assassinat de Yossef lui-même. Preuve en est toujours les 25 000 Juifs religieux en Iran, protégés par l’Etat, qui ne cautionnent pas l’Etat d’Israël.

Israël demeure une démocratie, malgré les atteintes claires aux libertés fondamentales sous le gouvernement de Netanyahou, malgré le poids des ultra-orthodoxes dans le tournant rigoriste et moral dans la pérennisation de l’identité juive face aux tournements et l’avenir de l’idéologie sioniste.

La contestation populaire de la place qu’essaient de jouer de plus en plus nationalistes et fanatiques religieux de tous bords à des fins politiciennes est la preuve que l’identité israélienne et juive et la démocratie « laïque » (malgré les mariages religieux et la loi du retour) est en perpétuelle réflexion et construction et défie tous ceux qui pensaient encore il y a peu que l’inertie de la société israélienne était totale et qu’elle allait à vitesse grand V dans le mur.

[1] Editions Babel, Tel Aviv, 2004.

Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).